Anna Hints est une réalisatrice estonienne également active dans le domaine de l’art contemporain et de la musique folklorique expérimentale. Elle partage son temps entre la culture très particulière du sud de l’Estonie et l’Inde. Son premier long métrage documentaire Savvusanna sõsarad (2023, distribué en France en 2024 sous le titre Smoke Sauna Sisterhood) a été sélectionné dans une cinquantaine de festivals dans le monde entier et a bénéficié d’une sortie en salle dans plus de vingt-cinq pays. Il est consacré à la tradition estonienne du sauna à fumée et aux récits que les femmes s’y racontent. (Voir la critique du film publiée sur notre site). Nous reproduisons ici un entretien approfondi avec la réalisatrice au sujet de ce film.

 

Que représente pour vous le sauna à fumée?

Mes racines sont ancrées au Sud-Est de l’Estonie, dans les cultures spécifiques des régions de Võromaa et Setomaa, où les femmes accouchaient dans les saunas à fumée, elles y lavaient les morts, elles y amorçaient des guérisons. Ma grand-mère, originaire de la ville de Võru, était comme ma mère. Elle m’a transmis tout cet héritage, les chants, les savoirs, et le pouvoir du sauna à fumée. J’ai grandi en apprenant qu’il existe ici-bas un lieu où toutes nos émotions, toutes nos expériences peuvent être partagées, sans jugement ni honte.

Je considère le sauna à fumée comme le ventre maternel. C’est un lieu sombre, chaud et humide où l’on entre nu, tels que nous sommes nés. C’est une nudité naturelle. Dans le sauna, à chaque fois, une partie de nous meurt, tandis qu’une autre renaît, c’est un lieu de transformation. On ne lave pas uniquement son corps, mais aussi son âme. Une séance de sauna peut durer jusqu’à quatre heures ; au fur et à mesure que l’on transpire, des couches enfouies de saleté physique et émotionnelle remontent à la surface. L’obscurité joue un rôle important pour l’émergence de l’inconscient. Être nu dans un sauna revient à ôter les vêtements physiques et métaphoriques qui nous recouvrent, les identités qui nous définissent.

D’une certaine manière, le sauna nous offre la possibilité de nous réinventer. Il a le pouvoir immense de nous régénérer, de révéler des couches profondes de conscience.

 

Comment avez-vous eu l’idée d’un film où il serait le lieu unique?

L’idée m’est venue en 2015 alors que je me trouvais dans un monastère bouddhiste. Je participais à une retraite silencieuse avec ma mère, avec qui j’avais des rapports compliqués. Paradoxalement, c’est dans ce silence que j’ai pris conscience de l’importance de parler de nos expériences, et que j’ai été frappée par la puissance de la parole. Après ces 26 jours de silence, je me suis reconnectée à ma propre voix, au sens large, à mon vécu et à mes émotions. J’ai compris que faire le récit de ses expériences et se connecter à celui des autres permet de guérir. Dans l’obscurité protectrice du sauna à fumée, toutes les émotions peuvent s’exprimer, aucune expérience n’est trop dure ou embarrassante, chacune des voix a le droit de s’exprimer.

Oui, je peux affirmer que ces 26 jours de silence (sans lire ni écrire) m’ont aidée à comprendre le pouvoir de nos voix. Nous croyons souvent qu’il s’agit de la nôtre, mais est-ce réellement le cas ? À qui appartient la voix intérieure qui se trouve en nous ?

Nous sommes-nous vraiment appropriés notre corps et notre voix, osons-nous même seulement l’entendre ? Osons-nous entendre d’autres voix ?

J’ai mélangé mon expérience du monastère avec celle, plus ancestrale, du sauna à fumée, éprouvé comme un espace de sécurité et de guérison, capable de redonner sa puissance à notre voix. J’ai voulu tenter d’offrir cette expérience et cette invitation au public de mon film. J’ai alors espérer recréer l’expérience du sauna pour le public, en pensant à la salle comme lieu privilégié pour regarder le film et avoir la sensation de participer à la sororité qui règne dans l’obscurité protectrice du sauna.

 

À quand remonte votre première fois dans un sauna à fumée ? Qu’avez-vous ressenti ?

J’avais onze ans. Mon grand-père venait de mourir et son corps se trouvait encore dans notre ferme. La veille de l’enterrement, nous sommes allées au sauna à fumée avec ma grand-mère, ma tante et ma nièce. C’est là que ma grand-mère nous a dit, pour la première et la dernière fois, que mon grand-père l’avait trompée. Elle a pu extérioriser sa douleur et sa colère, elle a fait la paix avec son mari et, le lendemain, elle a pu assister paisiblement à l’enterrement. Ce jour-là, j’ai compris qu’avec le soutien des personnes qui nous entourent, toute émotion peut être exprimée et purifiée dans la pénombre sacrée et rassurante du sauna à fumée. Aucune expérience n’est trop honteuse ou triste pour être refoulée.

 

À quoi tient le pouvoir cathartique du sauna ?

Le sauna à fumée s’inscrit dans un contexte spirituel plus vaste. Il est enraciné dans une profonde connexion avec la nature, où chaque élément autour de nous est doté d’un esprit propre. La perception du temps est également différente : le temps n’est pas linéaire mais cyclique, profondément lié aux cycles de la nature qui nous entourent. Pour notre peuple, le sauna à fumée est un lieu sacré, il ne s’agit pas d’un objet, mais d’un sujet en soi. Lorsque l’on s’y rend, on commence par saluer le sauna, comme un être vivant. C’est un lieu où se rencontrent la naissance et la mort, les seuils fondamentaux de l’existence. Les pierres utilisées dans le sauna sont régulièrement remplacées pour retrouver leur énergie. On les utilise alors pour des soins. Il existe des chants propres au sauna, un lexique précis. La culture estonienne est profondément liée aux mots. Lorsqu’on formule quelque chose à voix haute, on fait exister un monde. De la même manière, on peut aussi détruire un monde avec des mots. Les chants sont dotés d’un immense pouvoir, et traditionnellement, les guérisseurs étaient ceux qui avaient les mots, à qui on les avait transmis, ou qui les avaient reçus des esprits.

 

Connaissiez-vous les femmes qui apparaissent dans votre film ?

J’en connaissais certaines. Parmi elles, il y a des amies, d’autres sont entrées dans ma vie au cours des sept années qu’il a fallu pour réaliser le film. En les rencontrant, j’ai ressenti une connexion, et je leur ai proposé de participer. Plusieurs sont d’elles-mêmes venues vers moi. Je suis très intuitive et je crois à la transparence dans la réalisation d’un film. Nous avons tourné quelques séquences test. Il était très important pour moi de ne jamais chercher à convaincre qui que ce soit. La persuasion est une forme de manipulation, il était donc crucial que seules participent celles qui étaient sûres d’en avoir envie. Nous avions convenu qu’elles auraient leur mot à dire au moment du montage de leurs scènes.

Pour créer cette vulnérabilité, les cinéastes et leur méthode de travail doivent se rendre elles-mêmes vulnérables, créer un espace de sérénité et de confiance. Cela implique un risque pour la production, mais les femmes prennent des risques elles aussi et c’est aussi comme ça qu’elles m’ont fait confiance : nous avons pris des risques ensemble. Il y avait du respect et de la confiance de part et d’autre.

J’ai mis sept ans à faire ce film. Durant cette période, il y a eu différentes phases de tournage, c’était irrégulier, nous avons tourné certaines années plus que d’autres. Techniquement, le sauna à fumée doit chauffer durant six heures, dont une heure pour laisser l’espace respirer, en fermant la porte. Ensuite, lorsqu’on entre, on ne peut plus relancer le feu ni en démarrer un nouveau le jour même. Une fois à l’intérieur, la séance peut durer jusqu’à 4 heures, parfois plus. On reste dans le sauna, puis on sort à l’air libre. C’est à ce moment-là qu’on a tourné, il fallait se tenir prêt.

 

Combien de temps a duré le tournage ? Alliez-vous au sauna plusieurs fois par jour ?

On ne fait qu’une séance par jour de sauna à fumée, mais elle dure des heures. Je ne peux pas vous dire combien de fois nous sommes allés au sauna avec l’équipe durant ces sept ans ! Certaines années je louais une maison à la campagne, j’y vivais du printemps à l’automne, dans la forêt, et l’équipe venait pendant cette période.

 

Quels passages du film sont documentaires, lesquels ont été scénarisés ?

Aucun ! Tous les récits ont été racontés devant la caméra pendant les séances de sauna. Par exemple, certaines parmi elles ont eu un cancer mais n’en avaient jamais parlé. J’évitais systématiquement d’échanger avec elles avant d’entrer dans le sauna. Je voulais que le pouvoir du sauna opère, et je savais que ce ne serait pas pareil si nous avions déjà discuté. On ne sait jamais ce qui va être dit pendant le tournage. Mais par ma propre expérience, j’étais certaine que les langues se délieraient et que des récits s’échapperaient de nos corps et de nos inconscients. C’est un voyage magnifique, on entre à l’intérieur de ce ventre cosmique pour vivre la naissance des histoires au sein du sauna.

 

Avez-vous été étonnée des sujets abordés dans l’intimité du sauna ?

J’ai tristement remarqué durant le tournage que lorsqu’on va au sauna avec des femmes, toutes racontent avoir subi du harcèlement ou des agressions. Cela m’a effectivement surprise de constater que ces histoires sont banales, les femmes maltraitées par le patriarcat, c’est universel ! Et ce système est l’œuvre des hommes mais aussi des femmes. Beaucoup de mères transmettent cet état d’esprit à leur fille et les oppressent. Mais j’ai été aussi fascinée par les pouvoirs de la sororité, d’une communauté où l’on s’autorise à être vulnérable : quand l’union – voire la communion – permet la guérison. Par l’écoute, on se fait témoin des récits des autres et on valide leur expérience.

 

L’image est très intime et authentique. D’où vient le désir de ce regard ?

J’ai étudié la photographie. Je me souviens de l’un de mes premiers cours, notre prof a pris un appareil et nous a dit : si vous pensez que cet appareil capture la réalité, soit vous êtes naïfs, soit vous connaissez mal la photo. L’appareil est toujours subjectif. Choisir une place pour l’appareil dans l’espace et cadrer, c’est déjà subjectif. Notre façon de voir le monde est toujours marquée par un certain regard, que l’on soit photographe ou cinéaste. La question est donc : est-on conscient de ce regard ?

 

Comment avez-vous travaillé avec votre chef opérateur, Ants Tammik, pour obtenir ce résultat?

Pour moi, il était très important de filmer la nudité, les corps de femmes sans regard masculin, sans sexualiser ni objectiver les corps. Il faut aussi mentionner que ce regard masculin ne concerne pas uniquement les hommes. Dans mon film, on entend des femmes qui regardent leur propre corps, ou celui de leur fille, avec un regard très jugeant. C’est pour cela qu’il était important de trouver le langage visuel qui représente la sensation de la nudité dans un sauna, là où elle est naturelle, et pas sexualisée. On a fait des essais et il a fallu du temps pour trouver des solutions. Ça a été un processus intéressant, parce que nous n’avions pas forcément conscience de ce regard masculin qui peut être en nous.

Ants Tammik est un ami depuis l’université, c’est une personne très sensible, et j’adore la compréhension mutuelle que nous avons en photographie. Lorsqu’on a tourné les essais au début, le regard masculin était bien présent. On en a discuté, et on a vite réussi ensuite à s’ajuster pour l’éliminer. C’est intéressant de comprendre à quel point nous sommes influencés inconsciemment par la publicité, et son usage de corps féminins sexualisés. Ça demande un ajustement différent, comme si on changeait une focale dans notre cerveau qui débarrasse du male gaze. Une fois que j’ai eu confiance en notre langage visuel, on s’est senti en sécurité pour filmer, et on était sûr qu’on allait faire de magnifiques images.

 

Techniquement, comment fait-on pour filmer dans un sauna où il fait 80°?

C’est très difficile ! Il fait humide et sombre. Être debout dans une telle chaleur pendant des heures, filmer, percher, c’est éprouvant. Le chef opérateur Ants Tammik et le preneur de son Tanel Kadalipp ont fabriqué un système de refroidissement, mis des pochons de glace autour de la caméra, et on avait un assistant présent en permanence avec de l’eau. Je leur suis tellement reconnaissante d’avoir accepté de faire des expériences aussi poussées avec moi ! Certains chefs opérateurs m’ont affirmé que ce n’était pas possible de filmer dans un sauna à température réelle, qu’il faudrait tourner à une température plus basse. J’étais trop têtue pour reculer, je sentais qu’on ne pourrait faire ce film que dans un vrai sauna chaud – parce que c’est à ce moment qu’opère la magie. Rien n’aurait été possible sans la productrice Marianne Ostrat qui a été prête à s’embarquer dans cette aventure avec nous ! On a perdu un objectif et un écran à cause de la chaleur et de l’humidité, mais la caméra a marché à merveille.

 

Dans beaucoup de scènes, vous avez filmé le corps des femmes et pas leur visage, pourquoi?

Au début, certaines femmes ne voulaient pas que l’on voie leur visage, maintenant, plusieurs d’entre elles le regrettent, c’est à ça que j’ai pu voir que la société avait changé. Le film fonctionne bien avec si peu de visages, il souligne les corps, les corps comme paysages de mémoire, les corps auxquels on se lie, qui disent cette expérience d’être née dans un corps de femme. Je l’ai vu comme une force dès le début, car c’est aussi une réflexion sur l’expérience du sauna. C’est un espace obscur où l’on ne se focalise pas tant sur le visage – il fait tellement noir – que sur les récits et les corps qui nous entourent.

Le sauna fonctionne aussi comme un confessionnal. Ce n’est pas si important d’avoir à faire à une personne plutôt qu’une autre : sans voir de visage cela devient une expérience collective autour du féminin. J’ai laissé les visages de celles qui le souhaitaient. Je les ai laissées suivre leur instinct et cela montre où en est la société – beaucoup voulaient cacher leur visage, quand quelques- unes voulaient le montrer. Cela fait du film un document sur notre époque. Après la sortie en Estonie, des femmes qui ont participé au film ont posté des captures d’écran en précisant « c’est mon dos ». J’ai l’impression qu’être dans le film a représenté un moyen d’émancipation pour elles. Et je m’en réjouis !