Les premiers plans de Smoke sauna sisterhood[1] nous montrent successivement une femme qui allaite son enfant dans un sauna tandis que résonne l’incantation chuchotée «Deviens forte, deviens puissante», une autre femme qui casse la glace d’un petit lac en hiver pour y puiser de l’eau, puis un sauna à fumée au milieu d’une forêt enneigée. Dès ces premières minutes, les thèmes et motifs essentiels du film sont posés: l’intimité que permet l’expérience du sauna, la force des femmes, et l’atmosphère de paix et d’harmonie qu’inspirent le sauna et le paysage dans lequel il s’inscrit.

Le film se déroule entièrement dans un sauna à fumée d’Estonie du Sud, ou à proximité immédiate pour quelques scènes d’extérieur. Dans ce sauna, des femmes livrent les unes aux autres leurs souvenirs, leurs traumatismes, leurs expériences de la douleur, de la maladie, de la sexualité et de la féminité: expériences souvent difficiles voire tragiques (mères violentes, regard critique de la société sur le corps des femmes, hommes lâches ou irresponsables, agresseurs sexuels…), parfois plus cocasses (quand les protagonistes s’interrogent sur la propension de certains hommes à envoyer des dick pics…), toujours émouvantes pour le spectateur, immergé dans cet espace étroit où se révèlent avec pudeur maintes souffrances intimes.

La réalisatrice Anna Hints [2] construit ainsi un espace filmique original et attachant, qu’elle travaille notamment en se servant de la lumière très particulière qui baigne le sauna et de la fumée, omniprésente mais avec des textures très variées (plus ou moins opaque, plus ou moins mobile, plus ou moins dense…), composant un leitmotiv esthétique tout au long du film. Cet espace unique constitue en quelque sorte une hétérotopie, pour reprendre le concept de Michel Foucault: un lieu hors des normes sociales ordinaires, un lieu avec ses propres règles — nudité, bienveillance, écoute attentive d’autrui… Ici l’hétérotopie repose en particulier sur le concept d’une intimité différente, privilégiée, intimité entre femmes mais aussi avec la mort et les défunts; le film associe cette intimité à l’idée de soigner les traumatismes, de réparer spirituellement les femmes du sauna, par la parole, par les gestes des femmes entre elles, et par une forme de «magie» intrinsèquement liée au sauna à fumée.

Dans un documentaire également daté de 2023, Sur l’Adamant, de Nicolas Philibert, un autre lieu hors normes (l’Adamant, péniche parisienne où se retrouvent des malades psychiatriques) accueille un processus de réparation, mais selon des modalités différentes: Nicolas Philibert propose une vision rationaliste de la réparation des âmes (présence des médecins, plans centrés sur les médicaments, décor urbain géométrique…), tandis qu’Anna Hints explore ici une tout autre dimension, nettement marquée par l’irrationnel. Les incantations, les croyances évoquées, ramènent le spectateur à un monde quasi sorcier, rural et prémoderne, qui du reste conserve dans la culture estonienne, bien plus qu’en France, une certaine prégnance.

Cela se ressent notamment dans plusieurs scènes où l’on entend la voix enregistrée d’une femme âgée qui semble nous parler d’outre-tombe, tandis que son visage est projeté sur un écran de fumée: les volutes de la fumée semblent constituer une vision de la mort et de l’au-delà, suggérés également par une musique qui se veut céleste et éthérée, du type «heavenly voices». Ces quelques séquences très stylisées, à l’esthétique tendant vers le kitsch, détonnent quelque peu par rapport au naturalisme qui domine dans le film. À cette réserve près, ne boudons pas notre plaisir: Smoke sauna sisterhood est dans l’ensemble un film passionnant, dont la sortie en France ce 20 mars est une très bonne nouvelle.

 


[1] Le titre original, en võro, langue du sud de l’Estonie, est Savvusanna sõsarad. Étrangement, le distributeur français a choisi de reprendre le titre anglais sans le traduire.

[2] Voir l’entretien avec elle sur notre site.