C’est un fait à peine connu et qui n’est à peu près jamais rapporté dans les ouvrages d’histoire de la seconde guerre mondiale, pas même les plus complets et les plus sérieux, que l’Estonie s’est trouvée pendant cinq jours de septembre 1944, du 17 au 22, entre le départ des troupes allemandes et la seconde invasion soviétique, avoir recouvré comme par miracle son indépendance.

Durant cette courte période, en effet, le drapeau tricolore bleu-noir-blanc a été hissé sur la tour Hermann-le-long du château de Toompea, ainsi que sur quelques bâtiments officiels, mais aussi sur de nombreuses maisons particulières, tant à Tallinn que dans la province. Le blason (riigivapp) « à trois léopards passants d’azur sur fond d’or » est rétabli, ainsi que l’hymne national « Mu isamaa, mu õnn ja rõõm » du poète Jannsen. Un gouvernement présidé par le juriste Otto Tief, ancien député à l’Assemblée Nationale, ancien ministre du Travail, de l’Éducation, puis de la Justice dans l’entre-deux-guerres, a été constitué dans le plus strict respect des règles constitutionnelles. Le premier acte de ce gouvernement estonien libre issu de la Résistance a été d’exiger des forces allemandes encore présentes dans le sud et l’ouest du pays qu’elles le quittent immédiatement et sans conditions. Puis il a lancé un appel solennel au gouvernement soviétique pour qu’il reconnaisse dès à présent, et sans attendre la fin des combats, l’indépendance de la république estonienne, et par conséquent pour qu’il commande à ses troupes d’en respecter les frontières historiques au cours des opérations de guerre contre la Wehrmacht. Cet appel a été lu aussitôt à la radio, puis répété plusieurs fois. Le texte en a été également diffusé sous la forme d’un tract, autant qu’il était possible dans la situation chaotique qui régnait alors. Ordre a été donné ensuite aux militaires estoniens de tous grades et de toutes armes, à ceux qui se trouvaient dans les unités allemandes aussi bien qu’à ceux qui étaient encore en Finlande, de rentrer sans délai dans leur pays, par tous les moyens possibles, afin de constituer le noyau d’une nouvelle armée nationale capable de s’opposer à toute nouvelle invasion. Déjà des résistants, maquisards et francs-tireurs ont commencé de se regrouper en une milice. Celle-ci a été assez forte pour interdire l’accès du port de Tallinn aux éléments allemands en retraite remontant des rives de l’Emajõgi et désireux de s’y embarquer au plus vite. Plusieurs services administratifs, comme ceux du ravitaillement, de la santé publique, du logement, des communications, tentent de se réorganiser au milieu du désordre. Ce n’est pas simple : le pays a été détruit dans ses œuvres vives par les deux belligérants avec une égale ardeur. Les Russes ont bombardé les principales villes et les installations portuaires. Dans la nuit du 9 au 10 mars, alors que les chefs de la Résistance étaient réunis dans une cave, au centre ville, une attaque massive a détruit 1 320 maisons de Tallinn ainsi que le célèbre théâtre Estonia. Les Allemands, en se retirant, coupent les ponts, pillent les magasins, minent les routes, font sauter les installations industrielles. Par dizaines de milliers les réfugiés essaient de fuir la zone des combats. Devant la menace d’une nouvelle invasion soviétique, tous ceux qui le peuvent passent dans les îles de Hiiumaa et de Saaremaa, dans l’espoir de gagner la Suède toute proche et qui, en raison de sa neutralité, demeure en dehors du conflit. Il n’y a que 190 kilomètres à travers la mer Baltique jusqu’à l’archipel de Stockholm, et même seulement 160 kilomètres entre la pointe méridionale de Saaremaa et la pointe orientale de l’île de Gotland, le point du territoire suédois le plus proche de l’Estonie. Mais les Allemands prétendent s’opposer à cet exode massif. Ils détournent de force les colonnes de réfugiés et les contraignent à descendre vers la Pologne. Le spectacle qu’offre alors l’Estonie rappelle à ceux de la vieille génération la période des combats de la guerre d’indépendance de 1918-1919, au cours de laquelle les Allemands et Russes s’affrontaient déjà sur son sol à coups de canon, ne laissant partout que ruine et désolation.

Comment en est-on arrivé là ?

Il faut faire à présent un large retour en arrière et citer quelques dates capitales :

-  24 février 1918 : l’Estonie proclame son indépendance.

-  27 août 1918 : au traité de Berlin, la Russie renonce officiellement à sa souveraineté sur tout le territoire de l’Estonie.

-  2 février 1920 : au traité de Tartu, la Russie reconnaît expressément l’indépendance de l’Estonie.

-  26 janvier 1921 : le conseil suprême des Alliés reconnaît de jure la république d’Estonie.

-  23 août 1939 : par un accord secret passé à Moscou entre Ribbentrop et Molotov, l’Allemagne déclare se désintéresser des pays baltes et laisse à la Russie toute liberté de s’en emparer.

-  16 juin 1940 : coup d’État communiste et instauration d’une république populaire de style stalinien.

-  6 août 1940 : après vingt ans de vie indépendante, l’Estonie est purement et simplement annexée à l’URSS.

-  8 juillet 1941 : les armées allemandes, qui ont attaqué l’URSS le 22 juin précédent, occupent entièrement l’Estonie. Elles n’y restaurent nullement la république d’avant 1940, mais placent le pays sous leur tutelle, dans le cadre d’une nouvelle province du IIIe Reich qualifiée d’Ostland.

Pour les Estoniens, le régime nazi, qui ne tarde pas à déporter plusieurs milliers d’entre eux dans les camps de la mort pour nationalisme, n’est pas mieux que le régime communiste, qui en 1940-1941 en a déporté plusieurs autres milliers dans les camps de Sibérie. Mêmes méthodes, mêmes brutalités, même terreur.

Ils sont tombés de Charybde en Scylla.

Entre l’enclume et le marteau

L’arrivée de la Wehrmacht et la fuite des communistes dans les fourgons de l’Armée rouge n’ont pas signifié la libération espérée, malgré l’intervention efficace de groupes armés estoniens contre l’occupant soviétique. L’on est simplement passé de la domination d’un maître étranger invoquant Le capital de Marx à celle d’un autre maître étranger invoquant Mein Kampf de Hitler. Si les Allemands gagnent la guerre, c’est la disparition assurée de État estonien au profit de l’empire colonial nazi. Si les Russes l’emportent, c’est le retour du sinistre régime communiste et la disparition de l’État estonien au profit de l’empire colonial soviétique. Les deux hégémonies rivales qui dans le passé ont si longtemps imposé leur loi à la population de ce malheureux pays continuent d’en dominer complètement l’histoire et d’en forger le destin.

Nombreux sont ceux qui avaient espéré qu’en les débarrassant de la servitude communiste et des traîtres qui s’en étaient faits les instruments dociles, les Allemands consentiraient à leur rendre aussi la liberté, puisque, de toute manière, l’Estonie est beaucoup trop éloignée géographiquement de l’Allemagne pour en devenir une province et que, sur le plan ethnique, les Finnois qui la peuplent n’ont rien à voir avec les Germains. Mais c’était là compter sans la volonté frénétique de puissance qui animait Hitler et les dirigeants du IIIe Reich. C’était tenir pour rien la présence aux côtés du Führer de l’homme qui préchait ouvertement la reconquête des terres baltiques, le germano-balte Rosenberg, natif de Tallinn. Longtemps rédacteur en chef du Völkischer Beobachter, il était devenu au cours des ans le théoricien officiel du parti nazi et l’avocat déclaré du racisme. Dès que la Wehrmacht avait refoulé les Russes des pays baltes, il en avait été nommé le gauleiter, avec mission expresse de préparer l’annexion de toute la région au domaine allemand. Pas un instant il ne pouvait être question pour lui d’accorder aux peuples autochtones la moindre parcelle d’autonomie, encore moins d’indépendance. Au reste, la propagande officielle ne fait absolument rien qui pourrait être de nature à satisfaire la revendication nationale estonienne. Au contraire, par leurs actes comme par leurs paroles, les responsables nazis démontrent chaque jour un peu plus qu’ils entendent étendre les frontières du Reich jusqu’au golfe de Finlande. L’Estonie sera l’avancée extrême du vaste empire de leurs rêves. L’affaire est entendue. Il n’y a pas à y revenir.

Hjalmar Mäe (1901-1978)

Lorsque, le 20 septembre 1941, une administration estonienne est mise en place sous la responsabilité de l’ancien président d’associations de vétérans de la guerre d’indépendance, Hjalmar Mäe, il s’agit seulement pour l’occupant de se décharger sur les service locaux de tâches secondaires et bureaucratiques, nullement de rendre en quoi que ce soit aux Estoniens une partie de leurs libertés. Au demeurant, Mäe est placé sous la haute main du Generalkomissar Karl-S. Litzmann, agent docile de Rosenberg, peu désireux de s’attirer les foudres de son patron pour complaire aux demandes des autochtones. Il en sera de même pour le chef des forces de sécurité, Martin Sandberger, un reître dépourvu de scrupules comme de toute pitié.

Les Russes ne se conduisent pas autrement. À aucun moment, ils n’agitent la promesse d’un éventuel retour à l’indépendance. Même lorsque leur radio invite expressément les Estoniens à résister à l’agresseur et à saboter son effort de guerre, elle n’évoque jamais comme récompense possible la restitution de leur souveraineté. Les dirigeants estoniens en exil – à commencer par le premier d’entre eux, Johannes Vares-Barbarus, qui a présidé en juin 1940 à l’annexion de son pays à l’URSS et qui depuis l’invasion allemande préside le soviet suprême estonien replié dans la capitale soviétique proclament haut et fort qu’ils reviendront et qu’ils restaureront aussitôt purement et simplement la république socialiste, autrement dit que le rattachement à l’empire russe va de soi. Au demeurant, les autorités du Kremlin et leurs séides insistent en toutes occasions sur l’appartenance « naturelle » des Etats baltes à l’Union soviétique. Pour Staline et ses affidés, il n’y a plus d’autre alternative au départ des Allemands que le retour des Russes.

Dans ces conditions, on ne peut s’étonner de la dramatique angoisse qui habite les Estoniens. Pris entre deux impérialismes également redoutables et impitoyables, celui d’hier et celui d’aujourd’hui, ils mesurent la terrible faiblesse dont ils souffrent non point tellement du fait de leur petit nombre, mais bien plutôt en raison de leur inconfortable position géographique au point de rencontre de leurs deux ennemis. Ils constatent avec amertume que l’un comme l’autre exprime sans ambages inutiles sa volonté de les rayer de la carte.

La Charte de l’Atlantique

Dans cette obscurité, face à ce dilemme cornélien, la signature de la Charte de l’Atlantique, le 14 août 1941, vient apporter un faible rayon de lumière et d’espoir. Ce document capital a été, en effet, adopté par toutes les Nations Unies coalisées contre Hitler, y compris par la Russie. Or cette charte déclare solennellement que les États signataires « reconnaissent le droit de tous les peuples à choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils veulent vivre », ajoutant aussi que « ceux des peuples qui en ont été privés par la force se verront accorder à nouveau les droits de souveraineté et notamment celui d’avoir leurs propres lois ».

On ne saurait être plus clair, du moins si le gouvernement des puissances signataires ne gardent pas d’arrière-pensées secrètes et ne pratiquent pas l’hypocrisie. Il y a toujours moyen pour les habiles de détourner le sens des traités sous prétexte d’interprétation. Les dictateurs s’entendent particulièrement à faire dire aux engagements les plus formels ce qui arrange leur politique.

Comme aucun des alliés occidentaux n’a reconnu l’annexion des États baltes à l’URSS, considérant qu’il s’agissait là d’un acte de piraterie internationale, il est certain que, à leurs yeux, le retour de l’Estonie à l’indépendance va de soi. De son côté, la Russie des soviets n’a rien gagné à ce retour à la barbarie. Ceux qui voulaient résister à l’Allemagne sans pour autant faire le jeu des Russes pouvaient donc espérer qu’une victoire des Alliés serait suivie par une paix conforme aux dispositions démocratiques et libérales de la Charte de l’Atlantique ainsi qu’au célèbre discours de Roosevelt sur « Les quatre libertés » prononcé la même année devant le Congrès américain. Cela paraissait logique, et de toute façon il n’y avait pas d’autre choix.

La Résistance nationaliste, à la fois anti-allemande et anti-russe, saisit la balle au bond. Des exemplaires de la charte sont imprimés clandestinement, puis distribuées sous le manteau par les membres des organisations secrètes. La partie du texte qui pourrait s’appliquer à l’Estonie est soulignée et commentée. Il s’agit de convaincre la population que son sort n’est pas scellé irrémédiablement dès lors que les Nations Unies mettent au premier rang de leurs préoccupations le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et affirment leur volonté commune de s’y conformer à la fin du conflit. Les deux journaux édités par la Résistance Vaba Eesti à Tallinn et Võitlev Eesti à Tartu, se joignent naturellement à la campagne.

Avec le temps qui passe et la guerre qui s’éternise aux portes du pays (Leningrad demeurera assiégée jusqu’en janvier 1944), des maquis se constituent dans les régions de forêt, des groupes se cachent dans les villes et demeurent en liaison avec les organisations réfugiées en Suède ainsi qu’avec celles qui se trouvent en Finlande. Tout comme en 1918 quand Allemands et Russes cherchaient déjà à maintenir ou à imposer leur domination, un comité de libération nationale est créé en décembre 1943. Il est constitué de représentants des anciens partis politiques et de diverses associations patriotiques dissoutes qui se réunissent secrètement en attendant l’heure du dénouement inévitable.

Jüri Uluots (1890-1945)

À côté d’eux, il y a ce que l’on appellera « le groupe Uluots », du nom de Jüri Uluots qui fut le dernier premier ministre de l’Estonie indépendante, désigné en octobre 1939 par le président Konstantin Päts pour tenter d’apaiser le Kremlin et de lui démontrer à tout prix sa volonté de bon voisinage, mais chassé de son poste en juin 1940 par les putchistes communistes au lendemain de leur coup d’État. Ce juriste de grande réputation, membre dirigeant du parti agrarien et ami personnel du président Päts, qui a tout fait pour tenter d’éviter à son pays l’opprobe d’une annexion à l’Union soviétique, est resté très populaire. Il apparaît à bon nombre de ses compatriotes comme un recours possible, si les circonstances viennent à s’y prêter.

Auprès de lui, poursuivant le même combat, se regroupent des hommes comme le magistrat Johannes Klesment, comme le professeur Edgar Kant, recteur de l’université de Tartu, comme Nikolai Kaasik, ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères, ainsi que deux personnalités de tout premier plan dont la présence à ses côtés est pour son mouvement d’une importance considérable, le dernier président de la chambre basse du parlement (Riigivolikogu) Otto Pukk, et le dernier vice-président de la chambre haute (Riiginõukogu) Alfred Maurer. Le 6 juin 1942, ils se réunissent secrètement dans un appartement et décident de se constituer en un organe provisoire qui s’efforcera d’agir au nom du peuple estonien, empêché de s’exprimer, et de rechercher tous moyens politiques, diplomatiques et autres propres à faciliter la restauration de l’indépendance nationale. Comme l’occupant surveille, bien évidemment, leurs allées et venues, ils créent en même temps un prétendu « Comité historique » chargé de rechercher dans les archives les preuves des crimes commis par les communistes, et c’est sous le couvert de ces recherches, naturellement agréées par l’occupant, qu’ils se déplacent et se rencontrent sans éveiller les soupçons des services de sécurité allemands (Sicherheitsdienst).

La guerre des mémorandums

Uluots est un homme combatif qui fait flèche de tout bois. Dès le 29 juillet 1941, fort de sa qualité d’ancien premier ministre faisant fonction de chef de État, il a adressé au gouvernement du Reich un mémorandum diplomatique « sur l’état de l’Estonie » (Zur Lage Estlands) qu’il a prié le général von Küchler, commandant la XVIIIe armée, dont le quartier général est à Viljandi, de transmettre à Joachim von Ribbentrop. Que disait-il dans ce document ? Rien de moins que l’impérieuse nécessité de rétablir sans délai l’indépendance de l’Estonie et de permettre la création d’une armée estonienne sous commandement national, à tous égards différente de la Wehrmacht et chargée d’assurer la protection du seul territoire national. En contrepartie, il assurait que l’Estonie, restaurée dans son intégrité, saurait se montrer une alliée solide et fidèle.

Comme cela était à prévoir, compte tenu de l’idéologie et des fins expansionnistes poursuivies par les nazis, il n’y eut pas de réponse officielle. Le refus parvint à Uluots par le truchement d’un écrivain allemand d’origine germano-balte, H. F. Blunck qui fit simplement savoir que le rétablissement de la souveraineté de l’Estonie n’était pas à l’ordre du jour. On en discuterait après la guerre.

Cette fin de non-recevoir n’était pas de nature à décourager l’homme d’État estonien. Il entreprit de rédiger avec ses amis une autre note diplomatique qui proposait aux Allemands un plan ingénieux : l’Estonie ne serait pas incluse dans l’Ostland. Elle serait constituée en un haut-commissariat séparé et bénéficierait d’un statut spécial très voisin de la pleine souveraineté. La réaction de Berlin fut la même que précédemment. Il n’y eut aucune réponse officielle puisque, aux yeux des autorités hitlériennes, l’Estonie était un territoire conquis, occupé militairement, ne disposant d’aucune forme de gouvernement.

Le 14 juillet 1942, c’est au tour du colonel Louis Jakobsen, ancien attaché militaire estonien à Berlin, d’adresser un mémorandum pour réclamer la création d’une armée nationale capable d’assurer la défense du territoire. L’amiral Canaris, destinataire de ce document, ne répond pas davantage.

Oskar Angelus (1892-1979)

Le directeur de l’administration intérieure, Oskar Angelus, intervient à son tour, cette fois auprès d’Alfred Rosenberg, à l’occasion de la visite qui celui-ci fait à Tallinn, sa ville natale. Il se plaint des abus et violences de l’armée d’occupation et s’élève contre les discriminations vexatoires dont les autochtones sont l’objet. Le maître du racisme élevé à la hauteur d’une institution, l’inventeur de la théorie du Herrenvolk, refuse d’engager le dialogue. Il n’y a rien à discuter. Aux yeux de ce personnage mégalomaniaque, les Estoniens doivent disparaître, puisqu’ils ne sont que des sous-hommes.

Cela ne décourage pas non plus Angelus, qui revient à la charge en mars 1943 et réclame toujours avec force la restauration d’un État indépendant. Mieux encore, en novembre de la même année, une nouvelle note diplomatique de lui à Rosenberg suggère qu’un référendum soit organisé, sous le prétexte qu’il permettrait d’effacer celui auquel les communistes ont fait mine de procéder en juillet 1940 pour couvrir d’un semblant de légalité l’annexion de leur pays à l’Union soviétique.

C’est le moment que choisit un groupe d’officiers estoniens, à l’instigation d’Uluots, pour envoyer le 20 avril 1943 un mémorandum à Ribbentrop et réclamer, une fois de plus, la création d’une véritable armée nationale.

Sans doute est-ce cette « guerre des mémorandums » qui amène finalement le ministre allemand des Affaires étrangères à faire une proposition aux irréductibles Estoniens. Le 20 octobre 1943, le Commissaire général Litzmann convoque au palais de Kadriorg, à Tallinn, Jüri Uluots et le recteur Edgar Kant, en présence du prince zu Hohenlohe, pour leur remettre de la part de Ribbentrop une note tendant à la création d’un comité consultatif estonien, dont les compétences seraient toutefois réduites à la seule administration civile. Avec l’accord de Litzmann, Uluots réunit un certain nombre de personnalités politiques considérées comme représentatives, puis revient le 29 octobre remettre à son tour au Commissaire général un « Court rapport sur la situation politique en Estonie » (Kurzer Bericht zur politischen Lage in Estland) dans lequel il déclare l’occupation de son pays illégale et arbitraire et rappelle que rien ne pourra être fait sans le rétablissement préalable de la souveraineté nationale estonienne. Furieux, Litzmann jette la note à la corbeille. Serein, Uluots lui rétorque qu’un exemplaire vient d’en parvenir directement à Berlin.

Au fond, ce que les nazis auraient voulu, c’est que Uluots consentît à prendre en main l’administration civile, en lieu et place du Dr Hjalmar Mäe, qui ne leur convenait pas. Mais l’homme État s’y refusa toujours obstinément, affirmant que l’indépendance était la condition sine qua non à son retour aux affaires. L’attitude de son ami Otto Pukk, ne sera pas différente. Deux fois sollicité par les Allemands, il avait répondu, lui aussi, que sans rétablissement préalable de l’indépendance il ne pouvait envisager aucune espèce de négociation. Il n’entendait parler que d’égal à égal.

Nomination d’un gouvernement de libération

Il est certain que ce sont ces tractations répétées avec les Allemands qui valurent à Uluots et à ses amis d’être d’abord laissés à l’écart du mouvement de résistance qui entre temps avait pris naissance, avec la création du « Comité national de la République d’Estonie » (Eesti vabariigi rahvuskomitee), composé de douze membres permanents, et présidé par le professeur Kaarel Liidak. Les résistants qui l’avaient constitué – généralement des social-démocrates et d’anciens opposants au régime Päts – lui étaient politiquement plutôt hostiles. C’est pourquoi ils ne firent longtemps aucun effort pour l’inviter à les rejoindre. Cela s’explique aisément si l’on sait que le coordonnateur des mouvements clandestins avait été au départ Ernst Kull, ancien chef de cabinet du leader socialiste Jaan Tõnisson. Mais dans les circonstances dramatiques de l’année 1944, il fallait à tout prix faire fi des nuances politiciennes afin de rassembler tous ceux qui entendaient œuvrer à la résurrection de l’Estonie libre.

Le 23 mars, Uluots et les siens rejoignent les autres résistants, ayant admis la vanité de leurs efforts pour convaincre les nazis de se comporter en alliés. Du coup, le Comité national s’en trouve très sensiblement élargi, s’assurant ainsi une meilleure représentativité, condition d’une plus grande efficacité sur les plans politique et diplomatique. Ce geste n’est pas sans importance, loin s’en faut. Jüri Uluots a été, en effet, le principal rédacteur de la constitution du 3 septembre 1937. Il incarne de ce fait la légitimité juridique et politique, puisqu’il tient ses pouvoirs du président de la République, et que conformément aux dispositions expresses de la loi fondamentale, c’est lui qui pour le moment est censé exercer la magistrature suprême en l’absence du président Konstantin Päts, déporté brutalement par les Russes et dont on n’a depuis lors aucune nouvelle. C’est lui le chef de l’État démocratique et républicain, même si, en raison de l’occupation étrangère, il est provisoirement empêché d’exercer ses prérogatives. C’est notamment lui seul qui a pouvoir de nommer, en toute légalité, aux emplois les plus hauts de la hiérarchie administrative et judiciaire, et c’est lui seul qui peut désigner les membres du gouvernement.

Otto Tief (1889-1976)

C’est précisément ce qu’il décide de faire dans la clandestinité, en accord avec le Comité national et les différents mouvements et associations qui y sont regroupés, afin qu’il soit bien dit que la République estonienne n’est pas morte. Il s’agit d’affirmer de cette façon la continuité historique au-delà de l’invasion communiste puis de l’invasion nazie. Otto Tief, que les Résistants ont porté à la présidence du Comité à la place du professeur Liidak, le 20 avril, au lendemain de l’arrestation par la Gestapo de plusieurs de ses membres, est nommé vice-premier ministre. Il reçoit la redoutable responsabilité de diriger le gouvernement en même temps que les affaires intérieures et militaires.

La procédure peut paraître insolite, et elle l’est. Mais elle est imposée par les conditions particulières où se trouve le pays. Elle est, d’ailleurs, courante à l’époque. Un peu partout dans l’Europe occupée des instances gouvernementales tentent de se mettre en place à l’approche de la libération. C’est ce qu’ont fait, par exemple, le général de Gaulle à Alger le 3 juin 1944, ou le président tchèque Edouard Benès à Londres peu après.

Selon les règles de la démocratie parlementaire, le gouvernement Uluots/Tief se compose de personnalités issues de différents partis politiques ayant pris une part active à la Résistance ainsi que de plusieurs grands commis de État, choisis en raison de leurs compétences professionnelles et de leur autorité.

En voici la liste :

-  Premier ministre faisant provisoirement fonction de président de la république, Jüri Uluots, parti agrarien unifié.

-  Vice-premier ministre, ministre de l’Intérieur et de la Défense nationale, Otto Tief, parti agrarien unifié.

-  Ministre sans portefeuille, chargé d’assurer les liaisons avec les organisations estoniennes à l’étranger, Kaarlimäe.

-  Ministre de l’agriculture et du ravitaillement, le professeur Liidak, agronome de réputation internationale, sans parti.

-  Ministre des Affaires étrangères, avec résidence provisoire à Stockholm, August Rei, parti social-démocrate.

-  Ministre de la Justice, Johannes Klesment, parti agrarien.

-  Ministre des communications, Pikkov.

-  Ministre de l’Éducation nationale, Arnold Susi, parti centriste unifié.

-  Ministre de l’Économie et des finances, Pärtelpoeg.

-  Ministre des Affaires sociales, Sumberg.

-  Ministre du Commerce et de l’Industrie, Penno.

Le Journal officiel publié par le gouvernement Tief le 20 septembre 1944. En première page: le décret du Président de la République nommant le gouvernement.

En même temps, en vertu des pouvoirs qui lui sont reconnus comme ministre de la Défense nationale, Otto Tief nomme le colonel Maide, promu général à titre temporaire, commandant en chef des armées, en l’absence du général Johann Laidoner, déporté en Russie en 1940 et disparu depuis lors. Le colonel Maide a, dans les mois précédents, élaboré en secret un plan de mobilisation rapide, de manière à ce que, si l’occasion s’en présente, une armée nationale puisse être reconstituée. Il a travaillé dans cette optique en liaison avec Oskar Angelus, directeur des affaires intérieures dans le « gouvernement » Mäe, puisque les Allemands ont placé sous la juridiction de ce haut fonctionnaire les quelques forces de sécurité intérieure autorisées (Omakaitse). C’est l’ancien dirigeant de la centrale des coopératives de consommation, Reigo, qui est désigné pour mettre en place, le moment venu, les nouvelles forces de police et de surveillance.

Vers l’indépendance recouvrée ?

Le 23 juin 1944, alors que les nouvelles en provenance du front de Norvège confirment le succès des Alliés, et que l’Armée rouge se rapproche chaque jour un peu plus du territoire de l’Estonie, le gouvernement clandestin franchit un pas décisif. Il diffuse une « Déclaration au peuple estonien » dans le double but de se faire connaître et reconnaître, mais aussi de rassurer la population de plus en plus inquiète. Il s’agit de démontrer que la Résistance existe bel et bien et qu’elle n’est en aucune façon au service du communisme. Il y a bien eu, il est vrai, au début de l’occupation allemande, un embryon de résistance clandestine communiste, mais ses dirigeants ont été rapidement éliminés, car à la suite de l’arrestation du premier secrétaire du parti, Karl Säre, leurs noms et leurs adresses secrètes ont été découverts, entraînant de la part de la Gestapo la destruction complète du réseau. Aucun mouvement n’a ensuite été reconstitué, faute de troupes.

Tout comme le Conseil national l’avait fait en février 1918, il est de la plus extrême importance que les Estoniens prennent en main leur propre destin à l’instant même où les occupants étrangers quitteront le pays, de manière à prévenir si possible le retour en force de l’autre ennemi. Otto Tief avait été agréé par les partis et associations de la Résistance parce qu’il avait été un adversaire constant et résolu de l’hégémonie allemande, mais aussi parce qu’il avait fait preuve de la même fermeté envers l’hégémonie soviétique.

Il fallait aussi opposer un gouvernement de libération nationale, imbu des idées démocratiques, à l’administration mise en place par les Nazis dans le but d’asservir la population et d’exploiter au mieux le pays au profit de leur machine de guerre. Même Hjalmar Mäe, en dépit de sa germanophilie avérée, avait commencé à changer de cap.Le 9 février, il avaitadressé, lui ausi,un mémorandum à Himmlerpour lui fairecomprendre que le retour de l’Estonie à l’indépendance était à présent indispensable. Comme ses prédécesseurs, Himmler avait mis le mémorandum au panier, incapable d’admettre une réalité de plus en plus éclatante.

Mais, de toute façon, Mäe était d’ores et déjà, totalement déconsidéré et, en fait, hors de jeu. Ce qui comptait dorénavant, c’était le mouvement de résistance (Vastupanuliikumine) parce que, s’il existait une chance d’échapper à la ré-annexion, elle ne pouvait venir que de ce côté-là. Au reste, cette volonté affichée clairement par le gouvernement Otto Tief de réhabiliter un système politique d’inspiration démocratique et parlementaire était, pensait-on, de nature à plaire aux Alliés occidentaux et singulièrement à l’Amérique de Roosevelt. C’était prouver que l’on avait entendu et compris le message de la Charte de l’Atlantique et que l’on souhaitait s’y conformer.

Ce que les résistants estoniens ne pouvaient prévoir, ni même imaginer, c’est que, au même moment, à la conférence de Téhéran qui se tint fin novembre 1943, Roosevelt, l’avocat inlassable de la démocratie, dans un moment de lassitude et d’incompréhension, laissait en fait, sinon en droit, carte blanche à Staline pour réoccuper les pays baltes.

Pendant ce temps, à l’étranger, les représentants officiels ou officieux de l’Estonie libre, diplomates de carrière ou diplomates improvisés, journalistes, écrivains, artistes, et personnalités diverses, tentent de se faire entendre, ou plus exactement s’évertuent à faire comprendre partout où ils le peuvent que le destin de leur peuple n’est pas nécessairement d’être éternellement occupé et ré-occupé. Sitôt connue la création du Comité national, ils ont essayé d’en répandre la nouvelle afin qu’il apparaisse clairement que l’Estonie peut exister en dehors des nazis et des communistes. Après la proclamation du 23 juin, ils en diffusent le texte dans ce qu’on est convenu d’appeler « les milieux bien informés ». Ils veulent démontrer que la résistance à l’occupation allemande n’est pas moins présente en terre estonienne qu’en France ou en Pologne, par exemple.

À partir de juillet, leurs activités s’intensifient, surtout à Stockholm, où se trouvent, du fait de la neutralité suédoise, des correspondants de presse du monde entier, et où la colonie estonienne est nombreuse. Le 1er août, le manifeste du Comité est officiellement présenté à la presse étrangère au nom du gouvernement de la République estonienne encore dans la clandestinité.

August Rei (1886-1963)

Ce gouvernement a eu l’heureuse idée de nommer son ministre des Affaires étrangères, le leader socialiste August Rei, qui réside à Stockholm depuis l’agression soviétique et n’est absolument pas suspect de la moindre compromission. Il a su mettre à profit les relations qu’il a établies au cours de sa longue carrière politique dans les milieux diplomatiques et politiques étrangers. Il a aussi une expérience particulière de l’URSS, ayant été ministre plénipotentiaire à Moscou dans les années qui ont précédé le coup État communiste. Il sait donc, mieux que personne, intéresser ses interlocuteurs au sort de son pays.

Sous son impulsion, les légations et consulats d’Estonie du temps de l’indépendance ont continué de fonctionner autant que faire se pouvait dans au moins quelques-uns des pays du monde qui ne sont pas occupés par l’Allemagne et qui n’ont pas reconnu l’annexion à l’empire soviétique. En Angleterre, aux États-Unis, au Brésil, notamment, les légations sont entrées, en quelque sorte, en dissidence, et ont continué d’assurer un peu leur mission de représentation et d’information. Malgré leurs moyens dérisoires, elles ont lutté pour que soit reconnue la souveraineté estonienne et d’abord pour que l’annexion à la Russie ne soit pas plus reconnue que l’annexion au IIIe Reich. Là où il n’y a pas de légation, les consulats sont mobilisés et priés de nouer, ou renouer, le plus rapidement possible des relations avec les milieux politiques locaux.

Malheureusement, la guerre est mondiale. Les principales puissances alliées occidentales sont tellement accaparées par une multitudes de questions d’importance vitale que le destin de l’Estonie demeure toujours à l’arrière-plan de leurs préoccupations. L’été 1944 est celui de la bataille autour du mont Cassino, du plan Overlord, de l’entrée à Rome, du débarquement sur les côtes de Provence. À la date du 15 septembre, c’est-à-dire à la veille du jour où le gouvernement Otto Tief va pouvoir enfin sortir de l’ombre, les Alliés avancent en Belgique et entrent en Hollande, Nancy vient de tomber. L’armée de Lattre de Tassigny remonte le long de la Saône en direction des Vosges. En Lombardie, ils s’apprêtent à donner l’assaut à la « ligne gothique », entre Pise et Rimini. Enfin, le 17 septembre, débute la fameuse bataille d’Arnhem, aux Pays-Bas. Et il faudrait aussi parler du théâtre d’opération du Pacifique, où les Américains sont aux prises avec les Japonais dans les archipels. Par la force des choses, la voix de la résistance estonienne est quasiment inaudible dans le fracas frénétique des combats qui ravagent la planète. Quand l’Europe toute entière est à feu et à sang, que compte un petit peuple d’à peine plus d’un million d’habitants que la géographie a placé à portée des Russes et si loin des Occidentaux ?

Malgré la terreur que les nazis aux abois font règner et les mesures draconiennes qu’ils imposent à toute la population, la Résistance n’attend plus que la première occasion pour sortir de la clandestinité et tenter de tenir à distance les candidats à l’agression.

C’est fait le 17 septembre, à l’instant où l’armée allemande, débordée par les attaques de l’armée rouge, menacée d’encerclement à la suite d’une brusque avance de celle-ci en Lettonie, se voit contrainte d’ordonner l’évacuation générale et immédiate de l’Estonie. À l’aube du 17, un officier, dépêché par le général allemand commandant le front de Narva, vient en informer personnellement Jüri Uluots qui s’étonne de cette reconnaissance de dernière minute et regrette qu’elle ne soit pas intervenue trois ans plus tôt.

Dès que l’ordre de repli est donné, maquisards et partisans quittent leurs cachettes forestières, se regroupent en petites unités, comme l’a fait en France trois mois plus tôt l’Armée secrète, créée par Jean Moulin et le général Delestraint sur instruction du général de Gaulle. En même temps, les résistants des grands villes, sortis eux aussi des caves où ils se terraient, s’empressent de hisser le drapeau national aux trois couleurs, et entreprennent de boucler le port de Tallinn, tandis qu’Otto Tief et les membres de son gouvernement prennent possession des grandes administrations, ou du moins de ce qu’il en reste. La composition du gouvernement est publiée au Journal Officiel (Riigi Teataja) et les ministres prêtent serment entre les mains d’Uluots faisant fonction de président de la République, ainsi que l’exige la Constitution. Ce respect des formes, qui peut faire sourire, fait partie de la tactique délibérément mise au point par les résistants, le but étant de prouver que l’Estonie doit appartenir au camp des pays démocratiques parce qu’elle n’a pas sa place dans celui des dictatures.

À cet instant précis, en tout cas, l’Estonie est à nouveau un État indépendant.

Les hasards de la stratégie

Après que l’Armée rouge a réussi à briser l’encerclement de Léningrad, elle fait d’abord mouvement vers l’ouest. Narva est atteinte en mars, mais ordre est donné de stopper là pour le moment la marche en avant, car si Léningrad n’est plus encerclée, elle n’est pas pour autant libérée.

Le 23 juin, le jour même où le Comité national estonien lance sa proclamation, les Russes procèdent à une double attaque de part et d’autre de l’Estonie, l’une au nord dans l’isthme de Carélie contre les Finlandais, l’autre au sud en direction de la Lettonie. L’affaire carélienne est vite conclue. Mannerheim, apprécié des Alliés, succède au germanophile Ryti et obtient un armistice. Si la division Govorov reste devant Narva, le gros des armées russes du front Nord, les corps de Bagramian, Eremenko et Maslennikov, descendent vers le Sud-Ouest, selon une ligne Pskov-Ostrov-Rezekne-Daugavpils. Le but de la manœuvre est double : d’une part refouler la Wehrmacht vers la Prusse orientale et la Pologne, d’autre part l’obliger à évacuer sur le champ l’Estonie, la coupant du même coup de ses liaisons avec la Finlande, où de nombreuses troupes allemandes se trouvent encore. Comme les lacs Peipsi et de Pskov sont un obstacle important à la progression rapide de l’infanterie et plus encore de la cavalerie blindée, en direction de l’ouest, l’état-major général soviétique préfère les contourner, ce qui du même coup laisse l’Estonie libre, puisque les Allemands l’ont abandonné précipitamment. Ainsi s’explique que le 19 septembre les troupes de Maslennikov s’emparent de Valka, en Lettonie, en face de la ville estonienne du même nom (Valga), à la frontière entre les deux pays baltiques, mais ne pénètre pas pour le moment en Estonie, cependant qu’Eremenko et Bagramian se dirigent vers Riga, où la résistance allemande à leur progression est particulièrement énergique de la part du groupe d’armées nord que commande le général Schörner. En dépit d’un déploiement spectaculaire de forces offensives et d’un pilonnage d’artillerie d’une rare violence, l’Armée rouge ne pourra entrer dans Riga que le 15 octobre.

Pendant cinq jours, du 17 au 22 septembre, l’Estonie, épargnée dans sa plus grande partie par la stratégie (les Russes ont pris Narva le 26 juillet et sont à Võru depuis le 13 août, à Tartu le 27 du même mois), retient son souffle, ne s’expliquant pas pourquoi ils n’ont pas poursuivi leur progression. Le « suspense » est littéralement insoutenable. Dans le vaste dispositif militaire qui couvre depuis le début de l’été toute l’Europe du Nord, l’Estonie semble avoir été oubliée. Elle constitue un vide au milieu du tumulte assourdissant des armes et de l’affrontement gigantesque qui oppose les Russes aux Allemands. Le gouvernement Tief met cette pause miraculeuse à profit pour tenter de reconstituer une armée nationale avec les déserteurs estoniens de la Wehrmacht, avec les combattants du front de Finlande qui rentrent en masse, avec les recrues des mobilisations successives qui ont eu lieu précédemment à l’appel de Mäe puis d’Uluots, avec les réfractaires, maquisards et partisans sortis de la clandestinité. Plus de 50 000, peut-être 60 000 hommes, sont ainsi rassemblés, malheureusement très pauvrement armés et équipés. Certains de ces soldats sont déjà aguerris par les combats menés contre les Rouges, tant en Finlande qu’aux abords même de l’Estonie, le long de la Narva, dans les régions de Pskov et de Petseri. Mais la grande masse sait à peine manier un fusil et n’en a même pas toujours. C’est la bousculade, la précipitation. Chacun sent bien que le sort du pays se joue dans ces jours cruciaux et qu’il faut essayer de gagner les Russes de vitesse en les mettant devant le fait accompli d’un pays ayant recouvré ses institutions, son gouvernement, sa police et son armée, peut-être même d’un pays capable de s’opposer par la force à une nouvelle invasion.

Mais bien sûr ce n’est qu’une courte trève, ou plutôt une illusion vite dissipée. Le 22 septembre, Govorov reprend sa marche en avant et court le long de la côte du golfe de Finlande jusqu’à Tallinn. Le 3 octobre, il débarque à Hiiumaa et le 6 à Saaremaa, achevant l’occupation du territoire estonien en vingt jours seulement, alors qu’au sud Maslennikov, venu de Livonie, est allée s’emparer de Pärnu dès le 24 septembre. Quelques escarmouches ont eu lieu ici ou là, non point du reste en vertu d’ordres venant d’un quartier général qui n’a pas même eu le temps de s’organiser, mais à l’initiative de groupes de partisans menant des actions de harcèlement ou de retardement. En revanche, ces dizaines de milliers d’hommes qui se sont empressés de revêtir l’uniforme dans l’espoir de faire barrage à l’envahisseur, sont rapidement faits prisonniers et beaucoup d’entre eux périront sur les routes ou dans les camps de l’URSS au terme d’indicibles souffrances.

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’au moment où les Russes reprennent l’offensive contre un ennemi qui s’est évaporée en Estonie, l’ordre d’attaque est venu de Moscou, et non de l’état-major du front Nord. Staline veut au plus vite combler le vide, non pour se prémunir contre un très hypothétique retour en force des Allemands, comme l’écriront par la suite les historiographes officiels soviétiques, mais pour que l’entrée de l’armée rouge en Estonie puisse être présentée comme une libération. Il faut que soit camouflée l’agression délibérée. La présence des Russes sur le sol étranger ne doit pas être interprétée comme une occupation militaire. C’est un geste politique, ce n’est pas une décision militaire. Au demeurant, il s’agit de faire d’une pierre deux coups. D’un côté, l’on étrangle une nation étrangère qui tentait de renaître. De l’autre, on justifie la ré-annexion de la petite république estonienne par la prétendue nécessité de la débarrasser de la présence des nazis, alors même que ceux-ci sont déjà partis.

Le 3 octobre, les dirigeants communistes rentrent de Moscou dans les fourgons de l’armée russe pour prendre possession de l’Estonie « libérée ». Ils font irrésistiblement penser à ses gauleiters du système hitlérien dont ils s’empressent de prendre la place. Ils se comportent, du reste, exactement comme eux. Ce sont de simples proconsuls chargés d’administrer un territoire conquis, et accessoirement la population qui l’habite, pour le compte de la puissance conquérante. À leur tête, une fois de plus, Johannes Vares-Barbarus, symbole vivant de la félonie, qu’une photographie célèbre représente au milieu d’un groupe de militaires soviétiques, les félicitant vivement d’occuper son pays et les en remerciant.

Johannes Vares (2e en partant de la gauche)

Sitôt réinstallés, ils font hisser le drapeau rouge et jettent aux ordures le drapeau national. Plus pressés d’envoyer à la mort les « criminels » qui ont osé se dresser devant leur trahison que de s’opposer aux amputations de territoire qu’exige Staline dans les régions de Narva et du Setumaa, ils entreprennent la chasse aux résistants qui tentaient de restaurer la république « bourgeoise ». Uluots a pu s’échapper à temps et gagner la Suède, où il mourra l’année suivante. Liidak et Klesment ont pu atteindre Stockholm. Mais les autres membres du gouvernement de libération, à commencer par Otto Tief, n’ont pas eu cette chance. Les bateaux qui devaient les évacuer au dernier moment ne sont pas venus au lieu de rendezvous en raison d’un brouillard intense. Quelques heures plus tard, la côte face aux îles était occupée jusqu’à Virtsu. Réfugié dans une ferme près de Haapsalu, où il prend part aux travaux des champs pour mieux passer inaperçu, il y est rapidement arrêté par des militaires russes, le 10 octobre. Il est peu après traduit en justice et condamné par un tribunal russe à dix années de bagne, en vertu du célèbre article 58, paragraphe premier, qui invoque la « trahison envers la patrie », et dont Soljénitsyne a montré la perversité dans son livre L’archipel du Goulag. En outre, il lui est infligé cinq ans de résidence surveillée et de privation des droits civiques ; mais sous Staline que pouvaient signifier ces mots « droits civiques » ?

Ses collègues du gouvernement connaissent un sort analogue et reçoivent des peines équivalentes. Ils sont envoyés bientôt en Sibérie ou au Kazakhstan et connaîtront les affres de la déportation. Leur destinée tragique est celle-là même du pays et du peuple qu’ils ont voulu défendre à tout prix contre l’entreprise de conquête et d’asservissement du communisme totalitaire. Une formidable chape de plomb s’abat sur l’Estonie qui, au sens propre du terme, disparaît de la carte de l’Europe, cependant que des dizaines de milliers de condamnés ou de suspects sont envoyés dans les camps du plus grand univers concentrationnaire qui ait jamais existé. Parmi eux, il faut au moins retenir le nom d’Arnold Susi, un musicien, qui avait reçu dans le gouvernement d’Otto Tief le portefeuille de l’Éducation. « Ç’avait toujours été un homme d’une honnêteté foncière, écrit de lui Alexandre Soljénitsyne, au camp sa façon de vivre ne changea pas… Il connut les travaux généraux, la zone disciplinaire, et pourtant il survécut tel qu’il était arrivé ».

Pendant que roulent vers le froid et la nuit les trains de l’horreur, l’ineffable Vares-Barbarus, fidèle à lui-même, écrit des poèmes, tel Néron chantant dans l’arène où il faisait dévorer les chrétiens par les fauves.

* * *

La tentative désespérée du Comité national estonien de libération a duré cent vingt heures. En dépit de son caractère pathétique, elle n’a pas réussi à attirer l’attention de l’étranger. Elle s’est déroulée, sinon dans l’indifférence, du moins dans l’ignorance où se sont trouvées les autres nations du continent, elles-mêmes occupées à leur propre délivrance. Même la presse suédoise, la mieux informée sur l’Estonie en raison du nombre des réfugiés et de la proximité géographique, a relativement peu parlé de cet événement.

Cela ne s’explique pas par la volonté des belligérants et des neutres de masquer une réalité déplaisante, mais plutôt par l’importance des autres événements de la guerre, notamment par ceux de Pologne. C’est, en effet, au même moment que survient l’insurrection de Varsovie et son écrasement par les nazis devant l’armée rouge qui assiste au massacre en spectateur. L’attention du monde entier est alors fixée – on pourrait dire obnubilée – par la tragédie dont la Pologne est à nouveau le théâtre. Les Alliés occidentaux mesurent soudain, ou plutôt enfin, l’indicible duplicité de Staline. Il n’est plus question de la Charte de l’Atlantique ni du droit des peuples à l’auto-détermination. La guerre froide vient de commencer, alors que la guerre sanglante n’est pas même achevée. Mais tandis que le monde démocratique conservera pour toujours le souvenir du sacrifice des hommes du général Bor-Komorowski, il n’apprendra jamais celui des Résistants estoniens. Et il l’apprendra d’autant moins que l’historiographie soviétique va aussitôt travestir la réalité, transformer l’agression délibérée en guerre de libération, avancer de près d’un mois la date supposée à laquelle Tallinn aurait été « délivrée » par l’Armée rouge, et bien entendu nier obstinément pendant plus d’un demi-siècle l’existence même d’une résistance nationaliste. Comment s’en étonner quand on sait que, jusqu’en 1991, elle niera également l’existence de l’accord secret passé avant la guerre avec Hitler, qui livrait à Staline les trois États baltes ?

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