Un soir de décembre 1932, un Français de haute stature, âgé d’environ quarante-cinq ans, descendit du train en gare de Tallinn. Il était loin, alors, de se douter que le destin le lierait à l’Estonie pendant près de treize ans. Ce Français, jésuite et prêtre de rite oriental, s’appelait Charles Bourgeois. Bien qu’il n’ait pas laissé de trace aussi profonde que Lucien Rudrauf ou Jean Cathala, cela ne signifie pas pour autant que son activité ait été négligeable ou n’ait pas attiré l’attention, ni qu’il soit resté inconnu du public. Sa personnalité forte et pittoresque a laissé aux gens qui l’ont côtoyé des impressions et des souvenirs très vivaces. Contrairement à d’autres Français qui ont vécu longtemps en Estonie, et dont les activités sont documentées par d’abondantes sources d’archives et de nombreux articles, les informations sur Charles Bourgeois sont beaucoup moins nombreuses. Une source essentielle est constituée par ses mémoires, rédigées à la troisième personne, Ma rencontre avec la Russie.. Relation du hiéromoine Vassily, Narva-Esna-Tartu-Moscou 1932-1946.

« L’appel du pays russe »

Bourgeois n’a pas été conduit en Estonie par la volonté de propager le catholicisme, mais par un rêve plus général, plus important et, pour les Estoniens, plus lointain. Toute ses activités et sa vie semblent avoir été soumises à un unique objectif : réunir les chrétiens dans une religion commune. Ses rêves étaient liés à la lointaine Russie, où il espérait pouvoir réaliser son objectif. Sa passion de la Russie a sans doute été accrue en partie par son tempérament insatisfait qui l’incitait à céder à l’appel des lointains et de l’infini. Ce qui a conduit Bourgeois en Estonie, c’est paradoxalement “l’appel du pays russe” et la recherche d’une solution “aux exigences de l’âme orientale”. De cela, selon ses propres termes, l’Estonie lui offrait un “avant-goût”. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il considérait son travail avec les Estoniens comme accessoire et secondaire. Au contraire, il prenait son travail très au sérieux, ses activités étaient très nombreuses et très diverses, aussi bien dans le domaine religieux que dans le domaine culturel. Ses mémoires témoignent de sa connaissance profonde de l’Estonie et de son intérêt pour les réalisations et les souffrances du peuple estonien.

Le travail pastoral

Les activités de Bourgeois s’inscrivent dans une période riche en bouleversements pour le catholicisme en Estonie. Grâce aux efforts de l’évêque Eduard Profittlich, l’Église catholique, connue dans les années vingt comme une église polonaise, devint au cours des années trente une Église estonienne. Un réseau de paroisses fut créé (alors qu’il n’existait en 1930 que trois paroisses et deux prêtres, on dénombrait en 1939 dix paroisses et quatorze prêtres, ainsi que cinq moines et quinze religieuses) et l’on commença à publier de la littérature religieuse catholique. Malgré cela, le nombre de catholiques en Estonie demeura très faible : à peine plus de deux mille personnes (contre près d’un demi-million en Lettonie, soit 24% de la population). Comme les prêtres catholiques étaient des étrangers, l’un de leurs principaux problèmes était l’apprentissage de la langue et l’adaptation au pays : “Il ne suffisait pas de parler estonien ; il fallait penser estonien, vivre la vie estonienne, sentir estonien… ” (p. 31). Bourgeois parvint à faire tout cela.

On peut trouver les traces de l’activité de Bourgeois dans presque tous les endroits d’Estonie oùvivaient des catholiques. Il résida d’abord à Narva, puis à Esna, et en 1941 à Tartu. Ce qui l’incita à s’établir à Narva fut, selon lui, le besoin presque mystique de vivre dans un milieu russe. Il espérait naïvement être bien accueilli par les Russes. En réalité, s’il parvint à ouvrir à Narva une chapelle de rite oriental, il ne surmonta jamais l’hostilité des milieux orthodoxes.

Dans le hameau de Kodavere, près du village d’Esna, en Järvamaa, il trouva enfin un séjour correspondant à son caractère et à ses aspirations : “Dès son arrivé en Estonie, il n’eut qu’une idée fixe : la solitude, les bois, autant pour s’adapter à l’esprit oriental que pour se retrouver, sans choc, sans heurt, ni hypocrisie. Il avait accepté Narva ; mais Narva lui avait paru bien tumultueuse ; il voulait autre chose… Il fallait fonder un monastère, travailler la terre, vivre la vie des paysans. C’était le moyen de se faire oriental, de ne pas faire de prosélytisme, de ne pas être exploiteur, d’avoir devant les yeux l’infini” (pp. 90-91). Il résida à Esna plus de quatre ans, de 1936 à 1941.

Parallèlement à ses efforts infructueux pour unifier les Églises (qui le firent passer aux yeux de beaucoup pour un rêveur et un utopiste), il contribua par des moyens divers au renforcement du catholicisme en Estonie. Il invita par exemple en Estonie des religieuses catholiques de Tchécoslovaquie. La joie enfantine qu’il manifesta lors de leur arrivée confirme l’image qui se dégage de ses mémoires : celle d’un religieux droit, ouvert, et entièrement dévoué à sa mission.

La diffusion de la culture française

De même que plusieurs autres Français actifs en Estonie à cette époque, Bourgeois contribua à mieux faire connaître la culture française. À ses conférences dans plusieurs endroits d’Estonie s’ajouta en 1939 une série de causeries philosophiques, prononcées au Centre d’études françaises de l’Alliance française de Tallinn, sur le thème de “la personne humaine et son affranchissement dans la pensée française “. Dans ces causeries de haut niveau, Bourgeois affirmait que les maux du monde moderne venaient du fait que l’on accordait une attention excessive à l’homme en tant qu’individu, ce qui rejetait dans l’ombre l’homme en tant que personne. Le nom de Bourgeois restera dans l’histoire des relations culturelles franco-estoniennes comme celui du premier Français (dans l’état actuel des connaissances) à avoir prononcé une conférence hors de Tallinn et de Tartu. Les conférenciers venus de France, de même que les Français d’Estonie (Lucien Rudrauf, Jean Cathala et Léon Vaganay) limitaient leurs interventions à ces deux villes. Cette conférence fut organisée grâce à la rencontre fortuite entre Kaarel Robert Pusta, ancien ambassadeur d’Estonie en France, et Charles Bourgeois, pendant l’hiver 1934/1935. Voici comment Pusta, dans ses mémoires, relate cette première rencontre : “Un après-midi, comme je glissais avec ma luge finlandaise sur la baie de Haapsalu, j’aperçus un homme barbu en soutane. J’allai jusqu’à lui et lui demandai en français ce qui l’avait attiré là en hiver.” Sur la recommandation de Pusta et avec son aide, Bourgeois rédigea en estonien le texte d’une conférence sur l’humanisme français et ses relations avec les questions religieuses. Compte tenu du changement d’attitude que l’on pouvait constater à l’époque dans les mentalités (augmentation de la popularité des cultures anglaise et française, montée de l’antigermanisme), il n’est pas étonnant que cette conférence ait suscité un vif intérêt parmi la population locale (le maire de Haapsalu ainsi que d’autres notables y assistèrent), qui lui réserva un accueil très favorable.

La diffusion de la culture française n’était pas moins importante pour Bourgeois que son travail pastoral. Une lettre de 1937 témoigne de ses efforts pour organiser des conférences dans les environs de Petseri. “Notre travail, écrivait-il, pourra également contribuer à rapprocher mon cher peuple français et votre belle petite Estonie […] il portera des fruits abondants sous la forme d’une amitié étroite et réciproque entre les deux peuples.” Il n’est donc pas étonnant qu’il ait essayé de renforcer par tous les moyens cette amitié. Il semble par exemple avoir joué un rôle important dans l’organisation du voyage en Estonie des catholiques français (Voyages d’amitié catholiques), en 1936.

Bourgeois publiciste

En tant que publiciste, Bourgeois se montra tout à fait à la hauteur des autres Français. Il les devança même par le nombre de ses articles en estonien. Collaborateur de la revue L’Église unie, il y publia entre 1935 et 1940, sous le nom de “père Vassily”, au moins treize (sans doute quinze) articles consacrés à divers sujets religieux. Si l’on écarte les articles sur la vie religieuse des autres pays, trois grands groupes de sujets semblaient l’intéresser tout particulièrement : l’unité de l’Église, les relations entre la science et la foi, et le problème de l’isolement et de la vocation du prêtre. L’unité de l’Église était évidemment le motif central qui traversait tous ses écrits. Son premier article était même intitulé symboliquement : “L’unité, volonté du christianisme”. Bourgeois n’écrivait pas seulement en estonien. Sa brochure en français, L’appel des races au catholicisme, qu’il termina en Estonie, suscita un écho assez vif dans les milieux religieux français. Son article “Ce que doivent les Estoniens au catholicisme” présentait principalement des Estoniens vivant en Lettonie (village de Lutsi). Compte tenu des détails mentionnés dans l’article et de la passion des voyages de Bourgeois (à Riga notamment), il est vraisemblable qu’il était en contact étroit avec les Estoniens de Lutsi.

Le destin de Bourgeois

Bourgeois eut un destin un peu différent de celui des autres Français d’Estonie. En 1940, il était parmi les quatre Français connus qui décidèrent de rester dans l’Estonie occupée. Si, pour les autres, cette décision était motivée par leur refus de retourner vivre dans leur patrie occupée, leur situation familiale ou la curiosité qu’ils éprouvaient pour le nouveau régime, dans le cas de Bourgeois la raison en était le désir mystique de la Russie : “Elle tend la main ; je la prends ; n’est-ce pas cela que je cherchais depuis si longtemps ?” (p. 100). Contrairement à Jean Cathala et à Yvon Lasseron (professeur au lycée français de Tallinn), il fut étonnamment épargné par les répressions soviétiques, mais fut emprisonné en juin 1942 par les Allemands, qui lui reprochaient notamment son uniatisme et sa correspondance avec l’Angleterre. Les souffrances personnelles liées à cette captivité ne l’empêchent pas de constater, dans ses mémoires, que l’occupation allemande n’avait rien de comparable avec la terreur soviétique qui l’avait précédée. Les exactions du régime soviétique l’avaient en effet profondément marqué et avaient accru sa sympathie pour le peuple estonien, tout en diminuant notablement sa russophilie. Après sa libération, à l’automne 1944, son seul désir était de rester en Estonie afin “d’alléger un peu les souffrances de ce pauvre peuple” (p. 145). Mais, appelé à Moscou par l’ambassade de France, il ne put se résoudre à laisser échapper cette occasion. Comme il n’y avait que très peu de prêtres catholiques en Russie, il voyait s’ouvrir devant lui un vaste champ d’action. Les autorités soviétiques se firent peut-être quelques illusions sur ses opinions politiques et sa loyauté (n’était-ce pas une victime des Allemands ?) Mais il ne devint pas un adorateur du régime soviétique et fut expulsé en 1946, peut-être à cause des démarches qu’il avait entreprises pour se faire nommer curé à Leningrad. Il se rendit ensuite au Brésil, pays où, selon certaines sources, il serait mort en 1975.