La visite d’une semaine qu’effectua l’illustre couple d’écrivains français que formaient Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en Estonie soviétique pendant l’été 1964 fut sans aucun doute un événement digne d’intérêt. À la vérité, aucun écrivain français d’importance comparable ne s’était jusqu’alors rendu en Estonie, et il n’y en eut pas davantage par la suite. Les échos dans les journaux de l’époque et les mémoires des différents protagonistes montrent que le voyage se passa parfaitement, tant du point de vue des invités que de celui de leurs hôtes.

Sartre et l’Union soviétique

Rétrospectivement, la visite de Sartre en Estonie soviétique ne doit pas paraître surprenante. Elle s’inscrit dans la tradition des séjours en Union soviétique qu’effectuaient les intellectuels de gauche français, et se présente comme un épisode dans la série des nombreux voyage de Sartre et de son immuable compagne dans la patrie du communisme.

Bien que l’Union soviétique ait notablement amélioré, par son action dans la Seconde Guerre mondiale, la considération dont elle pouvait jouir en Europe, elle avait comme auparavant besoin de la reconnaissance d’acteurs influents de la vie culturelle pour dissiper sa mauvaise réputation. Le rapprochement entre Sartre et le Parti communiste français au début des années cinquante permit de l’inviter officiellement en mai 1954.

À l’époque de ce premier voyage de Sartre en Union soviétique, la situation qui y régnait réellement était plus ou moins connue de tous ceux qui souhaitaient s’en informer. Les témoignages sur la terreur stalinienne, les persécutions, les camps d’emprisonnement et de travaux forcés étaient arrivés en Occident par de multiples voies. Les témoignages de ceux qui avaient fui l’Empire étaient accablants. En France, le livre de Viktor Kravtchenko J’ai choisi la liberté !, où sont décrits les camps d’emprisonnement soviétiques et les horreurs perpétrées par l’État, avait soulevé une grande émotion à la fin des années quarante. Le premier voyage de Sartre le conduisit à Moscou, à Léningrad et en Ouzbékistan. L’agenda était chargé, mais, de l’aveu même de Sartre, les moments de détente – fêtes et beuveries – furent les plus fatigants. À l’issue d’une de ces fêtes, des problèmes de santé se manifestèrent et il dut passer dix jours dans un hôpital moscovite, victime d’une sévère crise d’hypertension.

En rentrant en France, Sartre fut assailli par les journalistes. Le retour d’Union soviétique était entouré d’un rituel qui devait être respecté. Les commentaires de Sartre surprirent tout le monde : les cinq longs entretiens parus du 15 au 20 juillet dans le quotidien Libération se présentaient comme un grandiose panégyrique à l’adresse de ses hôtes ; le titre du premier entretien en résume bien tout le pathos : “La liberté de critique est pleine et entière en URSS”.

Ce premier voyage ne fut pas sans suite. La plupart du temps avec Simone de Beauvoir, Sartre visita l’Union soviétique neuf fois entre juin 1962 et septembre 1966. Chaque été, ils entreprenaient un voyage de plusieurs semaines, visitant Moscou, Léningrad, l’Ukraine, la Géorgie, l’Estonie, la Lituanie…, rencontrant les écrivains soviétiques les plus importants. On leur faisait voir nombre de films, de pièces de théâtre, des curiosités en tout genre ; ils furent invités dans la villa d’été de Krouchtchev.

Les motivations des voyages de Sartre en Union soviétique ne sont pas parfaitement claires. Elles n’étaient certainement pas au premier chef idéologiques : Sartre était bien trop lucide pour cela, et de nombreuses démarches ou prises de contact sur place nous le confirment. Il devait bien sûr être conscient du fait que leur signification idéologique débordait le cadre de ses simples visites et que celles-ci accréditaient l’image d’une URSS ouverte au dialogue et respectueuse de la liberté d’expression. Ses lecteurs soviétiques constituaient l’essentiel de son auditoire : ses oeuvres faisaient l’objet de tirages gigantesques et les droits d’auteur qui en découlaient représentaient une grande part de ses revenus. Sartre et de Beauvoir avaient noué, à Moscou comme dans d’autres villes, des liens d’amitié ayant leur origine dans la politique, la création artistique, ou d’ordre plus intime, et le désir de les entretenir les incitait également à entreprendre de nouvelles visites Enfin, l’Union soviétique était pour Sartre le lieu sur lequel il pouvait projeter ses visions d’une société meilleure (par la suite Cuba reprendrait ce rôle, puis la Chine) : le présent misérable n’excluait pas les lendemains qui chantent.

Sartre et Beauvoir en Estonie

C’est Jean Cathala (1905-1991) qui persuada Sartre et Beauvoir de visiter l’Estonie. Cathala avait enseigné le français en Estonie de 1929 à 1941 et travaillait maintenant à Moscou comme journaliste et traducteur. Le livre de souvenirs de Simone de Beauvoir Tout compte fait, dans lequelles cinquante pages du chapitre VI sont consacrées aux voyages du couple en Union soviétique dans les années 1963-66, en réserve une dizaine à l’Estonie. Ces mémoires sont la source principale sur laquelle nous pouvons fonder notre évocation du périple estonien des deux écrivains. À cela s’ajoutent quelques articles de journaux et des souvenirs – hélas bien rares – dus à des plumes estoniennes.

Le compte rendu estonien de Simone de Beauvoir ne donne nullement une image complète de ce séjour d’une semaine en Estonie : il présente plutôt plusieurs descriptions détaillées et rapporte quelques échanges avec des écrivains estoniens. Il faut reconnaître qu’elle a su décrire la domination politique et le sentiment social de l’époque assez exactement : “L’Estonie n’a connu qu’une vingtaine d’années d’indépendance, de 1921 à 1940. Pendant cinq siècles, elle avait passé jadis des mains des Allemands à celles des Danois, des Polonais, des Suédois. À partir de 1721 elle a été gouvernée politiquement par les Russes, économiquement elle était dominée par une féodalité allemande qui l’a occidentalisée. Après la guerre, elle a été rattachée à l’Union soviétique. Mais les traditions bourgeoises de la république de 1921-1940 s’y sont conservées. L’hôtel était de style européen, très élégant, la cuisine, soignée ; on se plaisait dans la salle à manger dont les baies vitrées donnaient sur un parc aux riches frondaisons. Le soir l’orchestre jouait avec discrétion.” Et un peu plus loin : “Nous avons été étonnés de voir dans plusieurs vitrines des affiches qui représentaient des paysages d’Australie. C’est que beaucoup d’Estoniens ont émigré, après la guerre, au Canada et en Australie. On nous parlait d’eux avec une sympathie qui nous a d’abord surpris. Demandant une interview à Sartre, un journaliste lui a dit : “Notre journal est surtout destiné à nos compatriotes du dehors.” Les Estoniens du dedans ont à leur égard un sentiment d’infériorité ; ils ne considèrent pas que les exilés ont refusé le socialisme mais qu’ils ont manifesté leur patriotisme : c’est au joug du tyran séculaire, la Russie, qu’ils se sont soustraits, et, sans qu’ils le disent explicitement, on sentait que ceux qui sont restés les approuvaient. Les Russes ont déporté beaucoup d’Estoniens au lendemain de la guerre, tout simplement parce qu’ils étaient Estoniens, donc suspects d’inimitié à l’égard de la Russie. Nous avons rencontré un écrivain qui avait fait ainsi, sans autre raison, plusieurs années de camp. Une église, énorme et affreuse, qu’on voit de partout et qui a été édifiée au XIXe siècle, symbolise lourdement l’ancienne présence russe en Estonie. Pour protester contre elle – et aussi contre les barons allemands – des chorales paysannes se sont créées : elles chantaient des chants nationaux. On nous a montré le vaste auditorium où tous les trois ou quatre ans elles se rassemblent encore, tous leurs membres portant le costume estonien traditionnel.”

Arrivé le 20 juin en Estonie, Sartre célébrait le lendemain déjà son cinquante-neuvième anniversaire, entouré d’écrivains estoniens. Le programme de la semaine comprenait la présentation de la vieille ville de Tallinn, avec Villem Raam comme guide, et celle du quartier nouveau de Mustamäe, en construction ; des rencontres avec des écrivains, des journalistes, des architectes, des éditeurs ; une exécution du Requiem de Verdi au théâtre Estonia, et encore bien d’autres choses. À la Maison des écrivains et à la Société estonienne pour le développement de l’amitié et des liens culturels avec les pays étrangers, on présenta aux invités les réalisations de la littérature, du théâtre et de la musique en Estonie, ainsi qu’un panorama de la diffusion de la littérature française en Union soviétique.

Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir à Tallinn

Une visite à Tartu

Sartre et Beauvoir réussirent également à visiter Tartu : “Nous n’avions pas eu le droit de rentrer en Estonie par Tartou ; mais il n’y avait rien d’illégal à ce que de Tallinn les écrivains estoniens nous y conduisent. Ç’a été une “belle promenade, d’environ deux cents kilomètres à travers une campagne plate mais plaisante : des prairies, des bois, des maisons de paysans, basses et longues. 

“Les chambres de l’hôtel du Parc étaient modernes et gaies et les couloirs sans surveillance, ce que je n’avais jamais vu en U.R.S.S. Le professeur B. [1] avec qui nous avons déjeuné dans un café nous a dit que depuis 1945 un seul Français était venu à Tartou avant nous. Il nous a montré dans la ville basse quelques jolies maisons de bois : il regrettait que la municipalité ne les ait pas fait sauter ; heureusement la guerre en avait détruit la plupart ! Ce n’était évidemment pas un passéiste. Tartou comme Tallinn avait d’abord été bâtie sur une colline ; mais les guerres qui ont ravagé l’Estonie et ruiné beaucoup de ses monuments ont à peu près anéanti la ville haute. Il ne reste que la cathédrale, bâtie en brique rouge, éventrée, mais belle : nous sommes montés la voir avec le professeur B. qui a fait quelques commentaires d’un ton blasé et dédaigneux. On a aménagé une partie de l’église de manière à pouvoir y installer la bibliothèque universitaire que nous avons visitée. Notre guide nous a ensuite emmenés chez un sculpteur [2] dont le jardin et la maison étaient remplis de statues hideuses. Il y a vingt ans, c’était presque un sculpteur maudit : on reprochait à certains groupes leur érotisme. À présent il fabrique surtout des monuments funéraires, il est comblé d’honneurs et tous les visiteurs qui passent à Tartou doivent venir le voir et inscrire leurs impressions sur son livre d’or.”

Les deux écrivains quittèrent l’Estonie par le train le 28 juin. À peine une demi-année s’écoula avant que le nom de Sartre s’inscrive de nouveau sur les journaux estoniens : son refus du prix Nobel causa dans la presse une grande agitation et reçut un large soutien.

Les liens amicaux entre Sartre et l’Union soviétique ne devaient plus durer longtemps : environ deux ans après la visite en Estonie, ils prirent fin brutalement. L’enthousiasme naguère manifesté par la presse locale jeta ses derniers feux en 1980, dans les notices nécrologiques. Le journal Sirp ja Vasar (18 avril 1980) nota avec regret que l’écrivain français “avait penché […] dans ses dernières années vers l’extrême-gauche”, tandis que Leili-Maria Kask, se remémorant avec émotion la visite de Sartre et de Beauvoir en Estonie, ajoutait que “rien ne pouvait laisser prévoir la naissance du Sartre d’extrême-gauche à l’occasion des événements de mai 1968.” (Looming 1980, n° 5, p. 751.).

 


[1] Sans doute Ott Ojamaa (1926-1996), qui était à l’époque professeur de littératures étrangères à l’université de Tartu. – M.T.

[2] Anton Starkopf (1889-1996). – M.T.