Le réalisateur Joosep Matjus (né en 1984) choisit comme protagoniste de son second film son grand-père, Harri Põldsam (1932-2012), au soir de sa vie, un grand-père qui accepte de jouer les médiateurs entre son petit-fils et la nature la plus secrète. Voilà un choix original et audacieux, quand on constate combien les festivals de courts métrages regorgent de premières et secondes œuvres où la jeunesse regarde la jeunesse avec une vision dénuée d’originalité, voire complètement éculée. Bien souvent malheureusement, premier film rime avec solipsisme et narcissisme. Ici, rien de tel avec ce film de fin d’études, ce qui est déjà le cas avec le galop d’essai de Joosep Matjus au sein de la Balti Filmi- ja Meediakool (BFM) de l’Université de Tallinn, Suvine dokumentaal (Documentaire d’été, 2006). Ce premier opus, tourné également dans le parc national de Matsalu, est l’occasion pour le jeune cinéaste de découvrir la faune du parc et d’apprendre à bâtir une dramaturgie autour de ses habitants : amours et rivalités chez les chevreuils, arrivée impromptue de madame blaireau et de ses blaireautins, sociabilité d’un groupe de cigognes, la menace du grand rapace, un papillon sur sa fleur, puis l’arrivée de l’orage, qui vient rompre la tranquillité de ce petit monde. C’est à l’occasion de ce tournage que le documentariste en herbe va chercher conseil auprès de son grand-père Harri Põldsam, qui le fait bénéficier de sa connaissance du milieu sauvage. Trois ans plus tard, Joosep Matjus choisit de consacrer son second film à cette même figure familiale, dans le cadre d’un projet plus ambitieux où l’on voit comment l’art du réalisateur a gagné en maîtrise et en maturité et comment s’est enrichie sa réflexion sur les possibilités offertes par le média cinéma.

Harri Põldsam (1932-2012), âgé de 77 ans lors du tournage, est un collaborateur régulier du magazine Eesti Jahimees (Le Chasseur Estonien) et donne aussi photos et articles à Eesti Loodus (La nature estonienne), la plus prestigieuse des quatre ou cinq revues estoniennes dédiées à la nature. L’homme tel qu’on le découvre dans Vanamees ja põder est donc un chasseur fin connaisseur de la nature, qui jouit indéniablement plus de sa communion avec les êtres des forêts, des marais et des prairies que du fait de leur retirer la vie. Les techniques qu’il a développées patiemment pour approcher l’élan relèvent autant de l’art du chasseur que du savoir du naturaliste. Citons par exemple cet attirail surprenant qui reproduit le cliquetis des bois des élans luttant l’un contre l’autre, véritable appeau à élan ! C’est bien pour cette raison qu’il est pertinent de parler de documentaire cynégétique – sauf qu’ici le traqueur se fait chasseur d’images.

Le film s’ouvre sur le plan d’un horizon quasi nocturne. Au loin, un élan brame. Un élan ? Pas tout à fait ! Une pleine lune et deux plans plus loin, le vieil homme, silhouette sombre en contrejour, se révèle être l’auteur de ce son puissant, entre cri et râle. Dès le début, le grand-père est investi d’une charge quasi magique. Dans un monde sauvage et préservé, il est celui qui sait encore parler à l’animal. Il connaît suffisamment bien les représentants sur ce territoire de l’espèce qu’il affectionne pour pouvoir désigner par un nom propre les individus les plus remarquables.

La nature estonienne est gorgée d’eau. Ce qui n’est pas inondé l’année entière est en général susceptible de l’être au printemps, à la fonte des neiges. Ces brumes matinales ou vespérales, parfois brouillard épais et cotonneux, parfois vapeurs légères telles les exhalaisons d’une terre détrempée et d’une végétation ruisselante, ne trahissent pas là une volonté de maniérisme paysager de la part de Joosep Matjus. La nature est offerte à notre contemplation telle qu’elle est, exubérante, sauvage, aqueuse, peu hospitalière pour l’homme. La découvrir dans son intimité requiert quelques efforts, les pas lourds et embourbés du grand-père en témoignent tout au long de cette aventure, comme la nuée de moustiques autour de son visage dans les plans initiaux. Qui pénètre profondément dans une forêt ou une tourbière d’Estonie pour la première fois de sa vie éprouve la sensation de contempler le début du monde, à une ère reculée où eau, terre et air sont encore indistincts les uns des autres. Le réalisateur sait capter toute l’étrangeté infusée dans le paysage réel par le paysage mythique. Là est sa première réussite. Sangliers, loups, chevreuils, élans traversent le champ à la fois de la façon la plus naturelle possible et comme des êtres légendaires. Dès lors, le vieil homme ne peut qu’appartenir à ces deux mondes à la fois, tel quelque faune ou quelque ondin égaré à notre époque – le folklore estonien préférerait les termes de metsahaldjas ou veehaldjas. La suite de l’histoire va s’employer à révéler son aspect merveilleux.

On est saisi par la variété des ruses et des pratiques déployées par Harri pour s’approcher des élans. Tous les bruits produits par le déplacement de l’élan dans la végétation doivent être imités avec succès : le bruissement des feuillages, le craquement des branches lors du franchissement d’un fourré, le grincement des bois contre le bois, la succion de la terre inondée autour du sabot qui se lève et s’abaisse, les éclaboussures plus sonores quand l’animal détale. L’importance accordée au son dans le film est capitale parce qu’elle l’est dans l’expérience du chasseur d’élan. C’est là qu’on mesure les progrès accomplis par Matjus depuis son court métrage : la question du son est parfaitement maîtrisée. Ce qui ne doit pas faire oublier que la photographie et l’étalonnage des couleurs sont superbes, ne privilégiant ni un réalisme cru ni un pictorialisme trop appuyé.

Mais ce n’est que le début du ravissement pour le spectateur, lorsqu’à l’exigence sonore s’ajoute l’exigence visuelle. Harri, muni de bois factices qu’il manie de diverses façons, entame alors une marche précautionneuse vers l’objet de ses vœux, marche qui n’est pas loin de se changer en danse ou en invocation lorsque ses mains et ses bras se mettent à décrire des mouvements codifiés et complexes, qui ont pour fonction de transformer Harri en élan – du moins aux yeux de ces derniers. De là ce miracle : pour approcher au plus près le secret de la nature, Harri semble exécuter quelque danse sacrée. La voix off, qui exprime les pensées les plus intimes de Harri sur les liens qui l’unissent à l’élan, fait d’ailleurs entendre plusieurs fois le mot rituel. « Je marche comme un élan, je crie comme un élan, je pense comme un élan » : le chasseur lève le voile sur les conditions de la réussite de cette relation.

Ce documentaire est riche d’enseignements sur la vie de l’élan, qui nous sont transmis sur un mode à la fois lyrique et magique. Pour mémoire, Alces alces est le plus grand mammifère estonien. Sa population actuelle est estimée dans le pays à une dizaine de milliers de têtes. La première rencontre avec un élan est impressionnante, car par rapport à nos cervidés locaux, il représente franchement le modèle de taille supérieure, la hauteur à l’épaule pouvant allègrement dépasser les deux mètres. L’une des origines les plus probables de notre mot élan est le lituanien élnis. L’herbe, les plantes aquatiques qu’il peut brouter la tête entièrement immergée sous l’eau, les feuilles d’arbre, les branches et l’écorce constituent son ordinaire. Certains champignons et lichens entrent également, de façon moindre, dans le menu de l’animal qui peut consommer 25 à 35 kg de matière végétale par jour s’il est un mâle (500 à 700 kg), c’est-à-dire une masse équivalent à 5 % de son poids. Les autres cervidés, à savoir cerf, chevreuil, daim sont également présents en Estonie.

Par la grâce du talent de Matjus, on assiste ici à un spectacle de la nature alors qu’il nous semble participer à un culte à mystères (ou inversement). Mais que l’on ne s’y trompe pas, il y a bien deux figures sur l’écran, celle de l’homme et celle de l’élan, le premier se coulant peu à peu dans le corps d’un enchanteur à la fois naturaliste et éthologue, le second, à l’occasion de plans aussi surprenants que majestueux, se dévoilant non plus comme le roi des cervidés mais comme le Dieu Élan. Rarement on a vu un documentaire animalier poser autant de questions pertinentes sur les rapports de l’homme et de la nature et proposer autant de pistes de réponses sereines et mesurées, réconciliant l’héritage ancestral et l’écologie moderne.

C’est enfin, et ce n’est pas là la moindre de ses qualités, le portrait d’un grand-père par son petit-fils admiratif du savoir et de la sagesse de l’aïeul.

Souhaitons à ceux qui aimeront ce film de voir l’élan en rêve. Harri rappelle que c’était là présage d’une vie longue et heureuse pour les Amérindiens d’Amérique du Nord.

FICHE TECHNIQUE

Année : 2009
Genre : Documentaire / Documentaire animalier / Documentaire cynégétique / Documentaire écologique
Réalisateur : Joosep Matjus
Scénario : Joosep Matjus

Pays d’origine : Estonie
Producteurs : Riho Västrik
Studio : Vesilind
Distribution : Harri Põldsam ; narrateur (voix) : Aarne Üksküla
Son : parlant
Langue : estonien
Auteurs du texte lu : Enn Säde, Joosep Matjus, Harri Põldsam, Virve Põldsam
Couleur : couleur
Tournage : Parc National de Matsalu, Comté de Lääne, Estonie
Photographie : Joosep Matjus
Montage : Katri Rannastu
Son : Veljo Runnel (prise de son), Horret Kuus (conception sonore)
Musique : Sven Grünberg
Durée : 43 min

Sortie estonienne : 30 avril 2009
Prix & Distinctions : Grand Prix – Festival du Film Ecologique Green Vision de Saint-Pétersbourg 2009, Grand Prix et Meilleure Photographie (catégorie ‘L’homme et la nature’) – Festival International du Film Nature de Matsalu 2010 (Matsalu loodusfilmide festival, Lihula, Estonie), Meilleur Documentaire – Festival Peuple et Environnement du Film Documentaire, Educatif et de Vulgarisation Scientifique du Baïkal (Irkoutsk, Russie) 2009, Bourse de Création aux Journées 2010 du Film Estonien de l’Union Cinématographique Estonienne, Meilleur Jeune Réalisateur – Festival Japonais du Film Nature (Toyama, Japon) 2011.
Participation au Pimedate Ööde Filmifestival 2009 (Tallinn, Estonie)

Disponibilité en DVD : oui, avec sous-titrage anglais ; éditeur : Vesilind, Tallinn, 2009