Un matin de septembre 1929, un vapeur allemand en provenance de Stettin fait son entrée dans le port de Tallinn. À son bord, un jeune Français, abattu par le mal de mer et le mauvais temps, voit peu à peu émerger de la pluie et de la grisaille la ville à laquelle son destin sera lié pendant plus de dix ans. Mais cela, il ne le sait pas encore. Ce matin-là, il croit qu’il vient simplement enseigner la langue et la littérature françaises au lycée français de Tallinn. Son séjour doit durer un an, après quoi viendront d’autres pays, d’autres capitales -on lui a promis l’Égypte pour la rentrée suivante-, et l’Estonie ne sera plus qu’un souvenir parmi d’autres qui s’effacera lentement de sa mémoire.

Un petit détail va pourtant venir troubler le cours des choses : notre jeune Français va tomber amoureux. Non pas, comme tant d’autres, d’une charmante Tallinnoise blonde, mais d’un pays et d’une ville qui vont lui apporter très vite quelque chose qu’il n’a pas réussi à trouver ailleurs, du moins pas à Paris, ni même à Prague où il vient de passer un an. Tallinn, petite capitale où “réussir ne coûte guère”, va en effet lui donner la possibilité d'”être quelqu’un”. En l’espace de quelques années, il va devenir en Estonie l’un des principaux propagateurs de la culture française, et en France l’un des meilleurs connaisseurs de l’Estonie.

Mais revenons à notre voyageur de 1929 et écoutons-le raconter son arrivée en ville. Voici ce qu’il écrit en 1936 dans son Portrait de l’Estonie : « Je questionnai un officier ; mi-blagueur, mi-sympathique, il me répondit : “Oui, c’est ce Tallinn où vous allez vivre.” Deux heures plus tard, ayant conjuré avec force gestes les maléfices d’un douanier, d’un policier et d’un porteur à la langue imperméable, extirpé d’un taxi brinqueballant, guidé à travers des kilomètres de couloirs par une soubrette sans âge, je débarquai dans une salle où un trumeau de château flanqué d’un canapé impérial faisaient la nique à un lit de pensionnaire et à une toilette de poupée – la meilleure chambre du plus grand hôtel. J’ouvris la double fenêtre : par-delà un décor de cuisines, les bulbes verts d’une cathédrale russe rêvaient sous la pluie. Et je commençai à déballer mes valises… »

Tallinn dans l’entre-deux-guerres : la cathédrale Alexandre Nevski et l’église Saint-Nicolas

Un récit comparable apparaît, quarante-cinq ans plus tard, dans ses mémoires, Sans fleur ni fusil, avec un luxe de détails supplémentaires et quelques variantes surprenantes : le simple officier a été promu au grade de directeur commercial d’une firme viennoise, né de mère tchèque et de père wurtembourgeois ; le taxi brinqueballant s’est changé en fiacre ; la soubrette sans âge a été remplacée par un portier parlant un français parfait ; et ce ne sont plus les bulbes verts d’une cathédrale qui rêvent sous la pluie, mais un donjon colossal.

Notre Français, Jean Joseph François Marie Cathala pour l’état-civil, est né vingt-quatre ans plus tôt, le 19 mars 1905, à Saint-Denis-sur-Seine. À l’âge de sept ans, une poliomyélite lui a fait perdre la jambe droite, remplacée par une prothèse ; c’est pourquoi il se déplace toujours avec une canne. Un certain mystère semble planer autour de ses années d’études. Les archives du lycée français de Tallinn indiquent qu’il les a terminées en 1927 à l’université de Bordeaux. Le principal intéressé, lui, semble plutôt penser qu’il a fait sa khâgne comme tout le monde, au lycée Louis-le-Grand, et qu’il est entré à l’École normale supérieure en 1924, dans la fameuse promotion de Sartre et de Nizan [1]. À en juger d’après son style, toujours brillant et spirituel, un Jean Cathala normalien paraît en effet très plausible. Et le fait que l’annuaire des anciens élèves de cette vénérable institution soit plutôt d’un avis contraire n’a pas, après tout, une bien grande importance. L’essentiel est d’être à la hauteur de ses légendes.

Le nouveau bâtiment du lycée français de Tallinn le jour de son inauguration, le 9 octobre 1937

La vie de Jean Cathala à Tallinn s’organise peu à peu. Il commence à enseigner au lycée français, puis à l’école de guerre, et fait sur ses élèves une très forte impression, tant par son érudition que par son apparence physique. Son visage d’homme mûr, peu en rapport avec son jeune âge, son inséparable canne et sa manière particulière de s’asseoir au début des cours contribuent à faire de lui, à tous les sens du terme, un personnage. Et cela ne semble pas lui déplaire. Il en rajoute même un peu dans la mise en scène en se déplaçant partout en voiture à cheval conduite par un cocher, de peur de glisser sur les pavés enneigés de la vieille ville.

Une de ses premières tâches, peu après son arrivée, a été de fonder un comité local d’Alliance française, qui fonctionnera jusqu’en 1940. Sous sa direction, l’Alliance ouvre des cours de langue qui compteront jusqu’à quatre cents élèves. Elle organise également des conférences et des concerts de musique française. Aujourd’hui encore, Jean Cathala déclare qu’une de ses grandes satisfactions est d’avoir pu apprendre aux Estoniens de l’époque que la musique française ne se limitait pas à Massenet et à Gounod [2].

Confronté à la barrière de la langue, qui l’avait déjà empêché de se sentir à l’aise en Tchécoslovaquie, Jean Cathala entreprend cette fois de la contourner habilement en apprenant… l’allemand. Il s’attaquera ensuite à l’estonien, à l’aide d’un manuel qu’il potassera un été pendant ses vacances en France, ce qui lui permettra de dire plus tard, non sans malice, qu’il a appris l’estonien à Périgueux ! [3]

Sa connaissance de l’estonien va lui permettre de comprendre plus en profondeur le pays, ses habitants et sa culture. Il commence à envoyer des articles sur l’Estonie au journal Le Temps, dont il sera bientôt un correspondant régulier. Il devient attaché de presse de la légation de France, où il est notamment chargé d’établir une revue des journaux estoniens. Il joue aussi, semble-t-il, un rôle d’agent de renseignements, laissant traîner une oreille attentive dans l’atmosphère fiévreuse des grands cafés de Tallinn, le Corso, et plus tard le Kultas. Il fréquente également avec assiduité les boîtes de nuit, où l’on peut recueillir entre deux verres des renseignements importants, de la bouche des diplomates en poste à Tallinn. Ses activités de fureteur sont de notoriété publique. On en trouve notamment un témoignage dans les mémoires d’Andrus Roolaht, qui travaillait alors au service de propagande du gouvernement estonien : “J’avais rencontré Jean Cathala à plusieurs reprises, aux réceptions du ministère des Affaires étrangères et lors des five o’clock teas au restaurant Kuldlõvi. J’étais resté très prudent en bavardant avec lui, car le ministre Oidermaa, sur la base d’informations fournies par la police politique, nous avait recommandé d’observer la plus grande réserve quand nous le rencontrions.” Un peu plus loin, Roolaht ajoute que la police politique estonienne tenait Jean Cathala pour un agent de liaison du Komintern. Cette accusation est probablement sans fondement, mais elle est révélatrice du nuage de mystères et de soupçons qui enveloppait le personnage.

À ce Jean Cathala mondain, trouble et intrigant, s’oppose le Jean Cathala écrivain, celui du Portrait de l’Estonie, publié à Paris en 1937.

Le livre est divisé en deux parties. La première, intitulée “Sept siècles de batailles, dix-neuf ans de liberté”, consiste en un résumé rapide de l’histoire estonienne, décrite comme une longue succession de souffrances. Le moteur de cette histoire douloureuse est la position géographique de l’Estonie, point de rencontre entre l’Orient et l’Occident, ou, selon les termes de l’auteur, “nation d’agriculteurs au lieu géométrique des forces d’expansion de deux mondes”. La seconde partie, “Par les routes d’Estonie”, est une description à la fois spirituelle et sentimentale des villes et des campagnes estoniennes.

Jean Cathala souligne à plusieurs reprises l’étrangeté fondamentale de l’Estonie pour un regard français. L’histoire estonienne, écrit-il, “se meut dans un autre cycle”, le paysage estonien est “une synthèse de contrastes (…), d’une originalité absolue”, l’Estonie “abrite une autre race” et “nous enseigne une autre âme”. Cette étrangeté, il essaie de la réduire en introduisant dans sa description des références, des allusions et des comparaisons françaises. Ainsi, la carte de l’Estonie lui apparaît comme un “croquis raté de la Bretagne”, la forteresse de Toompea est “un dessin de Hugo”, le festival de la chanson aurait fait rêver Berlioz, la région du centre de l’Estonie est “la montagne Sainte-Geneviève des pays Baltes”, celle de Viljandi est la Beauce ou l’Île-de-France de l’Estonie, et les lacs de Võru attendent leur Lamartine !

L’Estonie apparaît ainsi à travers un filtre culturel français. Il s’agit là, évidemment, d’un procédé ludique et rhétorique destiné à rendre l’exposé plus suggestif et à susciter des images dans l’esprit du lecteur. Mais cette insistance à enjoliver de motifs français la réalité estonienne s’apparente aussi fortement à une démarche d’appropriation amoureuse. Quoi qu’il en soit, en se livrant à ce jeu, Jean Cathala va bien au-delà du simple procédé. Il nous montre que l’Estonie, si on la regarde mieux, n’est pas aussi étrangère qu’on pourrait le croire au premier abord. À la fin du livre, sérieux cette fois, et sans détour, il affirme l’existence d’une parenté spirituelle entre les Français et les Estoniens : “Ce n’est pas une des moindres curiosités de l’âme estonienne que les subtiles familiarités par où elle s’apparente à la nôtre. Même goût de l’ironie et même refus de s’en laisser accroire, même individualisme conscient, même culte du bon sens, même passion de la liberté -les rares auteurs français qui ont effleuré l’Estonie l’ont noté et un des meilleurs écrivains de là-bas y a consacré une étude pénétrante [4]. Il n’est peut-être pas, dans ce coin d’Europe, de peuple plus proche de nous comprendre que cette petite communauté humaine, qui, historiquement, politiquement et par son âme même, gravite sous un autre pôle”.

Ce Portrait de l’Estonie, pour un lecteur contemporain, est encore d’une lecture passionnante. Si certaines descriptions relèvent désormais de l’histoire, le style et les analyses ont conservé toute leur force et leur puissance de séduction, et l’on pourrait rééditer aujourd’hui ce livre sans en changer une ligne. Cette résistance étonnante au vieillissement vient du fait qu’il ne s’agit pas véritablement d’un ouvrage documentaire, mais d’une œuvre littéraire à part entière, qui s’apparente à un long poème d’amour. Johannes Semper, d’ailleurs, ne s’y est pas trompé. Dans son compte rendu de l’ouvrage pour la revue Looming, en septembre 1937, il affirme que ce portrait n’est pas “un simple portrait photo sans prétention”, mais une véritable œuvre d’art, “traversée par une chaleureuse sympathie pour l’Estonie”.

Puisque, comme chacun le sait, il n’y a pas d’amour heureux, notre histoire ne pouvait avoir qu’une fin malheureuse.

En août 1940, l’Estonie occupée par l’armée rouge est rattachée à l’URSS. Début septembre, les membres du corps diplomatique français quittent le pays en train pour rejoindre la France via l’Allemagne. Jean Cathala, lui, a choisi de rester. La raison principale de son choix semble être le refus de servir le régime de Vichy. Le 24 juin, il avait demandé au ministre d’Angleterre à Tallinn, Gallienne, de télégraphier son ralliement à de Gaulle. Rester lui apparaît alors comme le seul choix honnête.

En août, le nouveau pouvoir avait décrété la fermeture de tous les établissements à participation étrangère. La mesure concernait notamment l’Alliance française. Jean Cathala se démène pendant trois mois pour laisser l’héritage dans de bonnes mains. La bibliothèque de l’Alliance est confiée à l’école n°7, qui a remplacé le lycée français. La discothèque est léguée au conservatoire. Mais les cours de français doivent cesser et Jean Cathala se retrouve sans emploi. Toutes ses démarches pour en trouver un se soldent par un échec. Sans le sou, il doit se résoudre à vendre de l’argenterie et des vêtements. Puis des amis lui procurent des leçons particulières qui lui permettent de subsister.

Vers le début du mois de juin 1941, le service des étrangers l’informe que son permis de séjour expire en juillet et ne sera pas renouvelé. Il demande alors un visa de sortie par Odessa, via Moscou, dans l’intention de rejoindre les Français libres du Levant. Il commence à faire ses préparatifs, vendant ses livres, son bureau et sa radio pour se procurer l’argent nécessaire au voyage. Mais la rupture du pacte germano-soviétique vient contrarier son projet.

Le 3 juillet 1941, le gouvernement de Vichy ayant rompu avec l’URSS, Jean Cathala est arrêté par le NKVD, malgré son allégeance déclarée à de Gaulle. Il quitte l’Estonie en wagon à bestiaux, à destination du camp d’Oranki, dans la région de Gorki. La suite de ses aventures n’appartient déjà plus à notre histoire. Mentionnons simplement que de nombreuses années plus tard, à Moscou, Jean Cathala fera pour la revue  Œuvres et opinions quelques traductions de textes estoniens, exercice auquel il ne s’était jamais livré lorsqu’il résidait à Tallinn. On lui doit ainsi la version française d’une pièce de Juhan Smuul, d’un court roman d’Enn Vetemaa et de poèmes de Johannes Semper, Mats Traat et Jaan Kaplinski. La qualité de ces traductions fait regretter qu’il ne se soit pas attelé à ce travail dès les années trente.

Jean Cathala vers 1981

Maintenant que nous connaissons la fin de l’histoire, nous pouvons évoquer celle que Jean Cathala avait imaginée en 1936, dans son Portrait de l’Estonie. C’est avec le récit d’un départ en train de Tallinn qu’il prenait alors congé de son lecteur. Et c’est sur ces lignes que je voudrais moi aussi terminer. Elles valent mieux que tous les commentaires.

Un beau soir, voyageur d’Estonie, un porteur de la gare de Tallinn hissera vos valises dans les filets du sleeping. Des amis que vous ne reverrez plus, épiant la pendule, échangeront avec vous sur le quai ces propos déjà distants qui sont le rituel des grands départs. Le chef de gare aboyera quelque chose ; vous monterez en hâte ; des mains s’agiteront ; le décor du Dôme, une dernière fois, emplira la portière… Et puis l’Estonie commencera à tomber dans votre passé. Vous comprendrez alors que vous l’avez aimée. Comme tous ceux qui ont vécu là, vous sentirez que ce départ n’est pas comme tous les départs et que le sifflet de l’homme à casquette n’a pas déchiré seulement vos oreilles… Aucune description, aucune analyse n’iront si loin que cette peine obscure. Et il n’y a pas de plus bel hommage.

Jean Cathala est mort le 22 septembre 1991 à Paris.

 

Cet article a été publié en 1997 dans le recueil France-Estonie : regards mutuels, édité par l’association France-Estonie.


[1] Notre entretien du 16 avril1991 à l’hôpital Cochin.

[2] Notre entretien du 16 avril 1991.

[3Ibid.

[4] Jean Cathala fait ici allusion à l’ouvrage de Johannes Semper, Prantsuse vaim (L’esprit français), publié en 1934.