VIII) Une indépendance fragile (1918-1939)

A) La guerre d’indépendance (1918-1920)

L’occupation allemande dura de février à novembre 1918 ; elle fut dure, mais eut au moins l’avantage d’empêcher les bolcheviks de prendre le contrôle de la région. Il y eut des pillages, des arrestations, des exécutions, une ébauche de regermanisation du système éducatif. Les Germano-Baltes tentèrent de susciter l’apparition d’un État du Baltikum, formellement indépendant mais dont le souverain aurait été un membre de la famille impériale allemande ; la défaite fit avorter ces projets.

L’armée allemande céda le pouvoir à Päts en novembre 1918, mais immédiatement les bolcheviks entreprirent de reconquérir l’Estonie. Les Estoniens se mobilisèrent pour l’indépendance, notamment sous la forme de bataillons de volontaires, appelés malevad : beaucoup de lycéens, notamment, s’engagèrent. L’armée estonienne était commandée par Johan Laidoner. Appuyés par l’armée russe blanche du général Ioudénitch, elle parvint à faire reculer les bolcheviks vers l’est et le sud au printemps 1919 ; mais la méfiance régnait, car Ioudenitch voulait reconstituer la Russie tsariste.

Pénétrant en Lettonie, l’armée estonienne se heurta à des corps francs, c’est-à-dire à des armées privées formées d’un mélange de soldats allemands démobilisés et de Germano-Baltes ayant pris les armes contre les bolcheviks et les indépendances : ils avaient pris le pouvoir à Riga. En juin 1919, les Estoniens les battirent près de Cēsis, dans l’actuelle Lettonie, à proximité de la rivière Ümera où en 1210 les indigènes avaient un moment arrêté les conquérants : dans l’entre-deux-guerres, cet exploit fit l’objet de toute une propagande.

Comme Ioudenitch était en difficulté en Russie et que les Estoniens ne pouvaient renverser les rouges à eux seuls, l’Estonie engagea des négociations avec le régime bolchevique. Elles aboutirent au traité de Tartu (2 février 1920) par lequel la révolution bolchevique, pour la première fois, se fixait une frontière : elle reconnaissait “sans conditions” et “pour l’éternité” l’indépendance de l’Estonie. La nouvelle frontière passait un peu à l’est des anciennes limites des provinces baltes, incluant notamment Narva, Ivangorod et Petchory.

B) Les fondements de l’Estonie indépendante

La constitution de 1920 s’inspirait de la constitution allemande de Weimar et des institutions suisses. Elle poussait le principe parlementaire aux extrêmes : l’Assemblée nationale (Riigikogu), composée de 100 députés élus pour trois ans, avait à peu près tous les pouvoirs, en revanche il n’y avait pas à proprement parler de chef d’État mais un “doyen” (riigivanem) révocable à tout moment par les députés. La constitution ne prenait aucune précaution pour éviter l’éparpillement de la représentation nationale entre un grand nombre de partis. Elle prévoyait des référendums d’initiative populaire : il fallait réunir 25.000 signatures pour en obtenir l’organisation.

En 1925, l’Estonie adopta un statut très généreux pour ses minorités : des Conseils culturels élus devaient gérer leurs affaires, avec même le droit de lever leurs propres impôts. Seuls les germanophones et les Juifs se dotèrent de tels conseils : les Russes et les Suédois se considéraient assez protégés par la Constitution, qui autorisait les institutions locales à fonctionner dans la langue d’une minorité lorsque celle-ci était majoritaire au plan local.

Dès 1919, l’Estonie adopta une réforme agraire radicale. Elle se dota également d’une monnaie, le mark, qui s’affaiblit rapidement et céda la place à la couronne en 1928 ; d’un drapeau (bleu-noir-blanc), d’un hymne national (Ma patrie, mon bonheur, ma joie, paroles de Jannsen, musique du compositeur germano-finlandais F. Pacius : c’est la même que celle de l’hymne national finlandais).

C) La société et l’économie dans l’entre-deux-guerres

La reconstruction de l’économie fut difficile : outre les destructions liées à la guerre, les échanges avec la Russie s’interrompirent et l’Occident était en crise de reconversion. Les gouvernants choisirent de favoriser l’agriculture. Avec la réforme agraire l’Estonie était devenue un pays de petits propriétaires ; on lança un programme de colonisation de zones jusque-là sous-exploitées, avec des résultats mitigés car il s’agissait de terres très pauvres. Le mouvement coopératif continua son essor.

L’industrie recula dans les années 1920, à cause des destructions et faute de marchés. On mit en exploitation les gisements de tourbe et de schistes bitumineux de la région de Narva ; les industries du bois et l’agro-alimentaire progressèrent également.

Il apparut un début de protection sociale : la journée de huit heures dès 1918, des retraites, des secours pour les indigents, une assurance-maladie obligatoire, des congés payés en 1934.

Les effets de la crise économique se firent sentir dès 1930 ; après 1935 les choses allèrent un peu mieux grâce à la reprise en Grande-Bretagne et en Scandinavie. Le niveau de vie des Estoniens était alors comparable à celui des Finlandais.

En revanche, la démographie était en crise : la natalité était faible, la population stagnait. Les minorités nationales formaient 11,8% de la population en 1934, dont 8,2% de russophones, 1,5% de germanophones, 0,4% de Juifs et 0,7% de suédophones.

D) La vie politique dans les années 1920

La démocratie estonienne fonctionna tant qu’il n’y eut pas de problème grave, mais face à la crise économique la constitution de 1920 révéla son défaut fondamental, sa faiblesse et son inadaptation à la prise de décisions rapides ; elle fut emportée en trois ans et céda la place à un régime fort.

Les principaux partis étaient le Parti agrarien de Päts, ruraliste, nationaliste et conservateur ; le Parti du Peuple estonien de Tõnisson dont l’électorat était plus urbain et l’idéologie plus libérale ; et deux partis socialistes. Un certain nombre de groupements corporatistes présentaient également des candidats aux élections. En 1920, les communistes avaient fondé un Parti communiste estonien : il ne fut jamais légal et l’un de ses leaders, Kingissepp, fut exécuté en 1922, mais il présentait des candidats aux élections sous des étiquettes du genre “Front uni des Travailleurs”, avec un certain succès. En décembre 1924, il tenta un coup d’État, qui échoua : déconsidéré, décimé par la répression, il cessa de représenter un danger.

La gauche modérée avait remporté les élections constituantes de 1919, mais elle recula dès les premières législatives, en 1920, pour se stabiliser autour de 30% des voix. Aussi des coalitions de centre-droit se succédèrent : il y eut 17 cabinets entre 1920 et 1934. Très vite, la population se lassa de cette instabilité ministérielle, mais des tentatives pour renforcer l’exécutif échouèrent du fait des réticences des députés.

E) Les vapsid et la crise de la démocratie (1931-1934)

La crise économique provoqua un regain d’antiparlementarisme. Ce ne fut pas l’opposition de gauche qui en profita, mais des ligues d’anciens combattants, particulièrement fortes dans ce pays qui avait dû faire appel à des volontaires pour arracher son indépendance ; de plus, en 1919, le gouvernement avait eu l’imprudence de leur promettre des emplois garantis.

En octobre 1926, il apparut à Tallinn une Ligue des Vétérans de la Guerre d’Indépendance dont les membres reçurent le sobriquet de vapsid ; son dirigeant le plus charismatique était Artur Sirk. À son premier congrès en 1930, elle présenta un programme encore essentiellement corporatiste, mais à partir de 1931 elle se politisa. Elle réclamait un renforcement de l’exécutif, l’annulation des dettes de guerre de l’Estonie, l’interruption de l’indemnisation des anciens propriétaires fonciers émigrés en Allemagne, etc. ; elle pestait contre la corruption et se proposait de mettre “un patron à la maison”. À son apogée, fin 1933, elle avait sans doute 25.000 membres, plus que tous les partis réunis.

Ce n’était pas un parti fasciste, contrairement à ce qu’affirment certains historiens occidentaux influencés par la propagande communiste de l’après-guerre. Les vapsid se prenaient pour une élite morale, ils s’attribuaient une responsabilité particulière dans la gestion du pays qu’ils avaient aidé à naître, mais cela ne signifiait pas qu’ils rêvaient de guerres, d’annexions ni de pureté raciale ; ils se définissaient comme des activistes, adoraient défiler en rangs et affectionnaient un vocabulaire viril et jeuniste, mais cela n’en faisait pas des révolutionnaires sociaux animés d’une idéologie vitaliste et appelant à l’avènement d’un “homme nouveau”, ce qui est le trait distinctif des fascistes. Ils n’appelaient pas au renversement de la démocratie et refusaient le Führerprinzip, ils ne promouvaient aucune forme de néo-paganisme ; ils imitaient les fascistes sur certains points comme le salut romain, mais n’avaient pas de liens avec l’Italie ni avec l’Allemagne nazie. Leur idéologie était de type conservatrice et ruraliste ; ils voulaient marginaliser les Germano-Baltes, mais ils n’étaient pas antisémites.

L’opposition entre les vapsid et les partis traditionnels se focalisa sur les réformes constitutionnelles. Pour couper l’herbe sous les pieds des vapsid, à deux reprises, en août 1932 et juin 1933, la classe politique présenta ses propres projets de référendum visant à renforcer l’exécutif, mais la population rejeta les deux propositions. En octobre 1933, dans une situation politique inquiétante (les heurts entre vapsid et socialistes se multipliaient), il fallut bien organiser un référendum sur les propositions des vapsid : il y eut 73% de “oui”.

F) L’Ère du Silence (1934-1939)

Konstantin Päts était demeuré chef du gouvernement en attendant les élections (présidentielle et législatives) qui auraient dû donner naissance au nouveau régime. N’ayant aucune chance de l’emporter dans les urnes, il choisit le coup d’État : le 12 mars 1934, il proclama l’état d’urgence. Il n’y eut ni violence, ni résistance de la part des vapsid. Même la gauche applaudit ; de nombreux Estoniens, inquiets d’un risque de guerre civile, se sentirent soulagés.

La période qui suit le coup d’État s’appelle l’Ère du silence. Ce ne fut ni un régime fasciste, ni un régime totalitaire ; ce fut le moins dur des régimes forts qui sévissaient à l’époque en Europe centrale (pas une seule condamnation à mort pour raisons politiques, pas un seul mort dans un affrontement avec les forces répressives). Pendant 4 ans, Päts gouverna dans le cadre de l’état d’urgence ; les partis politiques furent interdits et remplacés par une Ligue patriotique. La censure avait la main lourde, mais les Estoniens conservaient une large liberté d’expression à titre privé ou dans le cadre associatif ; l’État ne prit pas le contrôle des médias, ni de l’Université, il n’y eut pas de réduction des droits des minorités.

Le régime mettait l’accent sur l’harmonie et la solidarité entre Estoniens, la collaboration entre classes, la primauté du groupe (la nation, la patrie, la famille, la profession) sur l’individu ; en économie, il était dirigiste. Le patriotisme était à l’honneur, il y eut notamment des campagnes d’estonisation des noms propres. Le patrimoine rural (folklore, costumes traditionnels, etc.) faisait l’objet de toutes les attentions. En revanche, l’Ère du Silence n’eut rien de clérical.

En 1938, Päts dota le pays d’une constitution encore plus autoritaire que celle des vapsid. Deux ans plus tard, l’U.R.S.S. mettait fin à son régime en annexant l’Estonie ; de ce fait, il a aujourd’hui très bonne presse en Estonie.

G) La vie culturelle : l’achèvement de la construction nationale

Pour la première fois, les Estoniens étaient libres de choisir les modalités du développement de leur culture. L’estonien, seule langue officielle, et le vecteur de l’ensemble de la vie administrative (sauf dans les villages russophones ou suédophones) et de l’essentiel de la vie économique et culturelle ; seule la justice continuait à faire appel à une jurisprudence rédigée en allemand. Le système scolaire fut estonisé, y compris l’université de Tartu – cela n’alla pas sans mal, notamment dans les matières scientifiques. Vers 1930, l’analphabétisme était virtuellement éradiqué, sauf parmi les russophones.

L’Estonie se dota de toute une série d’institutions culturelles : une Académie de la Langue, une Union des Écrivains, une Académie des Sciences. La plus importante de ces institutions, Kultuurkapital, naquit en 1925 : c’était un fonds public chargé de financer des projets culturels. En 1929, il apparut des Journées finno-ougriennes pour resserrer les liens avec les peuples “frères”.

En littérature, les anciens de Noor-Eesti tentèrent de ressusciter le mouvement sous d’autres formes, qui se révélèrent éphémères : les groupes Siuru (1917-1920) et Tarapita (1921-1922). Par la suite Noor-Eesti survécut en tant que maison d’édition, mais chacun de ses membres suivit sa voie : ainsi Tuglas devint l’un des meilleurs nouvellistes estoniens. Il fut aussi le fondateur de l’Union des Écrivains et (en 1923) de la prestigieuse revue Looming (Création). Deux collaborateurs de Noor-Eesti et de Siuru, Marie Under et Henrik Visnapuu, devinrent les plus grands poètes de l’entre-deux-guerres.

La plupart des romanciers continuaient la tradition du réalisme, comme Albert Kivikas, August Mälk et Mait Metsanurk, et surtout Anton Hansen Tammsaare dont l’œuvre majeure, Vérité et justice, parut entre 1926 et 1933. Un autre auteur majeur de cette génération est August Gailit, dont le roman le plus connu est Toomas Nipernaadi (1928).

H) L’isolement diplomatique

Les pays occidentaux reconnurent l’Estonie en 1921-1922. Il s’agissait de construire, autour de l’État bolchevik, un “cordon sanitaire” de pays indépendants et anticommunistes, en faisant avec ce dont on disposait, même s’ils ne croyaient guère à la viabilité de mini-États comme les pays baltes.

L’Estonie se savait fort fragile. Elle tenta de se placer sous la protection de la Grande-Bretagne, mais Londres n’en avait plus les moyens. Il y eut des velléités de fédération avec les pays scandinaves (c’est à cette époque qu’apparut l’idée que l’Estonie est un pays “nordique”), mais la Suède recula devant l’aventure. Il ne restait plus qu’à tenter une collaboration entre riverains orientaux de la Baltique, mais les esprits n’y étaient pas préparés : en particulier, «l’identité balte demeurait étrangère à l’Estonie : elle était perçue en termes d’inéluctabilité géopolitique» (E. Medijainen). Un projet de Ligue baltique capota suite à des difficultés entre la Pologne et la Lituanie, et de la défection de la Finlande qui préféra se rappocher des pays scandinaves. En novembre 1923, elle se réduisit à un traité d’alliance défensive entre l’Estonie et la Lettonie, qui ne fonctionna pas réellement (en 1934, la Lituanie s’y joignit) : il n’y eut ni union douanière, ni collaboration militaire.

Dans la seconde moitié des années 1920, les périls semblèrent s’éloigner, mais l’arrivée des nazis au pouvoir et l’ascension de Staline changèrent la donne. Inquiète de l’agressivité soviétique, l’Estonie choisit de se rapprocher de l’Allemagne, moins proche – c’était jouer avec le feu, vu les revendications des pangermanistes sur la région. L’Estonie n’obtint qu’un vague traité de non-agression, dont le principal effet fut de fournir un prétexte supplémentaire à l’U.R.S.S. pour l’agresser. En 1938, les pays baltes se proclamèrent neutres : c’était surtout reconnaître leur isolement absolu.

IX) La Seconde Guerre mondiale

A) La perte de l’indépendance (septembre 1939-août 1940)

Les protocoles secrets annexés au pacte germano-soviétique (signé le 23 août 1939) attribuaient l’Estonie à la “sphère d’intérêts” soviétique. Quelques jours après l’attaque de la Pologne par l’Allemagne et le début de la Seconde Guerre mondiale (1er septembre 1939), l’U.R.S.S. exigea des bases miliatires en l’Estonie ; Päts décida de ne pas résister, de crainte d’un bain de sang, et le 18 octobre l’Armée rouge pénétra en Estonie.

L’une des conséquences majeures du pacte fut le départ des Germano-Baltes. Hitler en avait besoin pour coloniser la Pologne : en octobre, il les invita à regagner l’Allemagne. La plupart acceptèrent, certains avec enthousiasme, beaucoup contraints et forcés : ils avaient bien trop peur de ce qui s’annonçait. En novembre-décembre 1939, 14.000 personnes quittèrent l’Estonie, puis 7.000 autres au titre d’un autre accord passé en janvier 1941. 700 ans d’histoire commune s’achevaient.

L’U.R.S.S. décida de passer à l’annexion des pays baltes au printemps 1940, en profitant de ce que le désastre français accaparait l’attention. Le 17 juin, 90.000 hommes envahirent le pays (l’armée estonienne en comptait 15.000). Il n’y eut pas de résistance. Le 21, un simulacre de révolution porta au pouvoir un gouvernement composé de crypto-communistes. Les “élections”, qui eurent lieu à la mi-juillet dans des conditions totalement anticonstitutionnelles, donnèrent 93% des voix aux candidats officiels – un résultat à comparer avec les effectifs du P.C.E. au printemps 1940 : 133 membres. À peine élue, l’Assemblée fantoche déchut Päts de ses fonctions, proclama l’Estonie République socialiste soviétique et réclama son incorporation à l’U.R.S.S. ; le 6 août, c’était chose faite.

B) La première occupation soviétique (juin 1940-juin 1941)

La police politique arrêta 7.000 personnes, dont la majorité de la classe politique et des officiers, des chefs d’entreprises, des fonctionnaires, des intellectuels. Il n’y eut aucune condamnation à mort mais certaines victimes furent fusillées sur place ou en Russie, comme Tõnisson. D’autres moururent de froid et de faim durant leur déportation ; d’autres encore finirent leur vie en prison ou en camp de travail, comme Päts et Laidoner dont les dates des décès (1956 et 1953) n’ont été révélées qu’à la chute de l’U.R.S.S.

La R.S.S. d’Estonie se dota d’institutions soviétiques : un Soviet suprême, un Conseil des Commissaires du Peuple. Le premier secrétaire de la section estonienne du Parti communiste de l’U.R.S.S., qui détenait le pouvoir réel, était Karl Säre ; le deuxième secrétaire Nikolai Karotamm était un Estonien russifié qui avait passé les vingt dernières années en U.R.S.S..

En quelques mois, l’économie fut presque entièrement soviétisée : les usines, les entreprises commerciales, les immeubles de plus de 220 m2 de surface au sol furent nationalisés. Une réforme agraire réduisit la surface maximale des exploitations à 30 hectares ; des sovkhozes commencèrent à se constituer sur les nombreuses terres confisquées. Le niveau de vie s’effondra.

Un enseignant sur dix fut déporté ou exécuté. Le nouveau pouvoir bouleversa les programmes scolaires. La presse et l’édition étaient sous l’entier contrôle de l’État. La plupart des institutions culturelles avaient dû se dissoudre, ou bien des proches du nouveau pouvoir en prirent le contrôle.

Au printemps 1941, la machine répressive s’affola. Le 14 juin, une semaine avant le déclenchement de l’opération Barbarossa, une vague de déportations toucha un peu plus de 10.000 personnes, sans aucune forme de procès. La majorité des hommes furent abattus ; les femmes et les enfants furent envoyés en exil. Seule une minorité passa l’hiver ; presque aucun ne revit l’Estonie.

Lorsque la guerre éclata, des bataillons de destruction formés de délinquants et d’asociaux appliquèrent la politique de la terre brûlée, se livrant à diverses atrocités (personnes brûlées vives, enterrées vivantes, etc.). L’Armée rouge et la police politique se comportèrent tout aussi sauvagement. 33.000 Estoniens furent incorporés de force à l’Armée rouge et emmenés en Russie : seuls 15.000 retrouvèrent leur pays après-guerre. Dans ces conditions, on comprend que les nazis aient été accueillis en libérateurs.

C) L’occupation allemande

L’Allemagne attaqua l’U.R.S.S. le 22 juin 1941 ; la Wehrmacht conquit l’Estonie entre le 7 juillet, et le 28 octobre. C’est Tartu qui subit les plus graves destructions. Certains communistes passèrent dans la clandestinité, mais ils étaient trop impopulaires pour pouvoir organiser une Résistance.

L’Estonie ne retrouva pas son indépendance, même à titre symbolique. Pour les nazis, les Estoniens, ayant connu sept siècles d’éducation à la civilisation par les Allemands, étaient germanisables ; mais il leur faudrait renoncer à leur langue, céder la place à des colons allemands, et s’installer plus à l’est, du côté de Novgorod (c’étaient les plans de Rosenberg, qui était de Tallinn ; Hitler s’intéressait peu à cette région). L’Estonie fut rattachée à l’Ostland, dont le chef-lieu était Riga. En décembre 1941, il apparut une administration civile dirigée par Hjalmar Mäe, qui se prenait pour le Führer local, singeait Hitler jusque dans la forme de sa moustache, mais n’eut jamais la moindre popularité, ni aucun pouvoir réel.

Les nazis pillèrent l’Estonie autant qu’il était possible ; les résultats furent décevants, les Soviétiques ayant déjà ravagé le pays. En matière de culture, les Allemands furent beaucoup moins répressifs que les Soviétiques ; il n’y eut même pas d’efforts de germanisation. La répression antireligieuse diminua beaucoup.

Les déportations de masse s’arrêtèrent, mais l’occupation allemande coûta la vie à 6.600 personnes, dont 20 à 25% de Juifs et de Tsiganes. Des 4.500 Juifs d’Estonie environ, la moitié avaient fui en 1940-1941 et 400 avaient été déportés par les communistes en tant que bourgeois. La moitié environ de ceux qui restaient s’enfuirent ou furent évacués par les Soviétiques à l’arrivée de la Wehrmacht. 929 Juifs furent massacrés sur place, pour l’essentiel entre août et décembre 1941, d’abord au hasard des opérations militaires, puis par des Einsatzgruppen. En janvier 1942, l’Estonie fut déclarée judenfrei. Il faut y ajouter 243 Tsiganes, chiffre peu-être sous-évalué. Des Juifs et des Tsiganes originaires d’autres régions périrent également dans des camps établis en Estonie à partir de juin 1943, notamment à Vaivara et à Klooga. Le 19 septembre 1944, environ 1.800 personnes, essentiellement des Juifs, furent assassinées à Klooga : c’est le plus grand massacre de l’Histoire de l’Estonie.

Il n’y eut pas de pogromes spontanés comme en Lituanie ; en revanche, des Estoniens collaborèrent à l’entreprise génocidaire comme aux autres aspects de l’occupation allemande, essentiellement par anticommunisme – à cette génération les Juifs étaient nombreux parmi les communistes. La milice et la police politique prirent part aux arrestations de l’automne 1941 ; les gardiens des camps de concentration étaient des Estoniens. Enfin, des S.S. du bataillon Ostland, constitué de Lettons et d’Estoniens, prirent part au génocide en Ukraine.

Les premières tentatives des Allemands pour organiser des forces armées estoniennes à leur service eurent peu de succès. Cependant, début 1944, lorsque l’Armée rouge approcha, des dizaines de milliers d’hommes s’engagèrent dans des unités auxiliaires de la Wehrmacht et de la S.S. Au total, 60.000 Estoniens combattirent et entre 15.000 et 25.000 périrent sous l’uniforme allemand, mais pour la plupart il s’agissait d’une lutte pour l’indépendance, pour empêcher le retour du cauchemar de l’occupation soviétique.

L’Armée rouge reconquit l’Estonie entre juillet et novembre 1944. 8.000 Estoniens s’exilèrent en Suède, dont une bonne partie de l’intelligentsia : les jeunes élites étaient décapitées. Au total, l’Estonie perdit 20% de ses habitants dans la guerre, un chiffre comparable à celui de la Pologne, et contrairement à l’Europe occidentale où la fin du conflit marque une libération, en Estonie elle marque le début de la période la plus atroce de l’histoire moderne.

X) La seconde occupation soviétique (1944-1991)

A) Les structures politiques de l’Estonie soviétique

Les limites de la nouvelle R.S.S. furent fixées à l’automne 1944 : l’Estonie perdit la région de Petchory et la rive droite du fleuve Narva, soit environ 5% de son territoire, mais elle conserva la ville de Narva.

Il y avait des institutions élues (sur liste unique), les soviets, mais la réalité du pouvoir appartenait au Parti communiste (P.C.E.), simple section régionale du P.C.U.S. Il passa de 2.400 membres en 1945 à 98.000 en 1981. Les premiers secrétaires furent Nikolaï Karotamm (1944-1950), Ivan Käbin (1950-1978) et Karl Vaino (1978-1988).

B) Répression et résistance

Dès le retour de l’Armée rouge, les arrestations reprirent : environ 75.000 personnes, 9% des Estoniens, furent arrêtés entre 1944 et 1949. Un gros tiers furent fusillés ou moururent dans les camps, pratiquement tous les autres furent déportés dans le nord de la Russie d’Europe ou en Sibérie.

Les Estoniens répondirent au retour de la terreur rouge par une résistance massive : ce furent surtout des maquisards, que l’on appelle les “frères de la forêt”. Ils n’espéraient pas libérer l’Estonie, mais tenir jusqu’à une intervention des Anglo-Saxons : il leur paraissait inconcevable que les démocraties les abandonnent à Staline. Ils ne parvinrent jamais à s’unir ; cependant l’occupant eut du mal à en venir à bout, car la population les soutenait.

Malgré tout, la Résistance était déjà en voie d’essoufflement lorsqu’en 1949 les autorités soviétiques, afin de vider les campagnes de ces paysans qui soutenaient les Frères de la Forêt (et aussi de faciliter la collectivisation), lancèrent une seconde vague de déportations. En cinq jours, entre 20.000 et 22.000 Estoniens furent arrêtés et déportés, souvent par familles entières. Il ne s’agissait pas d’une punition juridiquement motivée mais d’une mesure administrative destinée à modifier la répartition de la population sur le territoire de l’U.R.S.S. et à briser la conscience nationale des déportés. En Sibérie, rien n’avait été prévu pour les accueillir : certains moururent de faim, les autres s’intégrèrent aux kolkhozes et sovkhozes locaux. Ils rentrèrent après la mort de Staline, en 1955-1957 ; dans les premières années, ils furent traités comme des citoyens de seconde classe.

La guérilla s’éteignit à la fin des années 1950 ; par la suite, l’opposition au régime prit essentiellement la forme d’une “dissidence”, très minoritaire comme partout en U.R.S.S. Le premier samizdat parut en 1971, en 1979, il y eut un Appel balte pour le 40e anniversaire du pacte germano-soviétique, et l’année suivante une “lettre des 40” contre la russification. À partir de la fin des années 1970, des thèmes écologistes se mêlèrent aux revendications nationalistes.

C) L’évolution économique et sociale

45% du potentiel industriel étaient anéantis. La reconstruction se fit selon les principes du stalinisme : les dernières entreprises industrielles privées disparurent dès 1947 ; tous les liens existants avec l’Occident furent brisés.

Le régime stalinien ne s’intéressait qu’à l’industrie lourde : elle connut une expansion propre à édifier les foules (+36% par an entre 1946 et 1950, +14% par an en 1951-1955 – chiffres manipulés). Dans un premier temps, Moscou accorda la priorité à l’extraction des schistes bitumineux du Virumaa. Après la mort de Staline outre les industries extractives et leurs dérivés (centrales thermiques, etc.), l’Estonie fut spécialisée dans les industries intermédiaires et dans l’agro-alimentaire à destination de Léningrad. Tout était géré depuis Moscou, les autorités locales n’avaient qu’une fonction d’exécution. Dans les statistiques, la croissance industrielle se maintint, quoique à un rythme sans cesse déclinant ; en réalité ces progrès coûtaient de plus en plus cher, notamment sous forme de gaspillages, et ils conduisirent à un désastre écologique.

Dans les campagnes, en 1945-1947, une réforme agraire se traduisit par des confiscations et une redistribution des terres. La collectivisation s’amorça en 1948 et s’accéléra à partir de mars 1949, le mois des grandes déportations : début 1952, tout était achevé. En conséquence, la production agricole baissa de 10% entre 1950 et 1955. Les choses allèrent un peu mieux sous Khrouchtchev ; mais le système se grippa progressivement, parce que les paysans travaillaient le moins possible sur des terres qui ne leur appartenaient plus et pour une collectivité qui ne les payait guère. En revanche, les Estoniens travaillaient dur sur leurs lopins privés, tolérés par le régime.

D’un point de vue matériel, après la disette quasi permanente des années 1940 le niveau de vie recommença à augmenter et il devint assez vie le moins bas d’U.R.S.S. ; mais la croissance se ralentit dès les années 1960 pour déboucher sur une stagnation, voire un déclin au début des années 1980. Et puis tous ces “progrès” n’allaient pas très loin. L’alimentation demeurait monotone ; les pénuries ne cessèrent jamais et s’aggravèrent de nouveau à partir des années 1970, y compris pour des produits de base comme les patates. Le logement s’améliora un peu, en ville comme à la campagne ; mais dans les grands ensembles, mal conçus, l’isolation était déficiente, et les matériaux, d’une qualité désastreuse. Les services étaient inefficaces. Partout régnait le gaspillage (de matières premières, d’argent, de temps, d’énergie. L’Estonie se sentait arrachée à l’Europe, à l’Occident, au monde civilisé ; qu’elle fût mieux lotie que les autres R.S.S. ne consolait personne. L’écart de développement avec la Finlande, partie du même niveau en 1940, se creusait.

La société estonienne devint une fraction de la société soviétique. Ce n’était pas une société de classes stratifiée par la richesse et la place dans le processus productif, mais une société de pénurie et de privilèges où l’accès à de nombreux biens et services, à l’information, à la mobilité, etc., était réservé à des minorités (elles-mêmes hiérarchisées – à l’époque stalinienne, il y avait dans les usines toute une hiérarchie de travailleurs de choc). L’appartenance au P.C.E. constituait un atout majeur ; être un informateur du K.G.B. apportait d’autres avantages. La classe ouvrière se développa rapidement, dépassa la paysannerie en nombre vers 1960 et se stabilisa à 35% environ de la population active. Les ouvriers n’étaient pas au pouvoir, contrairement à ce qu’affirmait la propagande officielle, mais ils jouissaient de toutes sortes d’avantages. La modernisation de l’économie amena l’apparition d’un secteur tertiaire important (50% de la population active vers 1980), mais d’une productivité très basse. En revanche, le secteur primaire ne regroupait plus que 13% des actifs en 1980.

Les villes, qui ne regroupaient que 31% de la population en 1945, en rassemblaient 71% en 1984. Il apparut deux villes nouvelles dans le Virumaa, Sillamaë et Kohtla-Järve. Tallinn passa de 134.000 habitants (1944) à 460.000 (1980). La R.S.S. comptait 1.140.000 habitants en 1953, 1.565.000 en 1989 ;

La main-d’œuvre se féminisa : vers 1980, la population active était même en majorité féminine (à 54% environ), ce qui reflétait un déséquilibre global dû à la surmortalité, à la “surémigration” et à la “surdéportation” masculines. Mais les hautes sphères du pouvoir demeurèrent une citadelle masculine.

La société soviétique était fortement militarisée, tout particulièrement les régions frontalières de l’Occident. Il y aurait eu en Estonie entre 100.000 et 300.000 soldats. L’armée vida de leurs habitants des villages entiers et même des villes (Narva, Paldiski). Les côtes et les îles étaient soumises à un régime spécial, les habitants des autres régions avaient besoin d’une autorisation pour s’y rendre.

De manière générale, comme tous les Soviétiques les Estoniens jouissaient d’une liberté de mouvement très limitée : il existait des passeports intérieurs, le marché du travail n’était pas libre et il était difficile de déménager. Pour les kolkhoziens, découragés par tous les moyens de quitter leur terre et par ailleurs sous-payés (payés en nature jusqu’en 1958) et non libres de ce qu’ils cultivaient, il est légitime de parler d’un retour au servage.

D) L’évolution démographique et la russification de l’Estonie

Le Parti communiste, accueillait beaucoup de non-Estoniens, plus une forte proportion d’Estoniens russifiés. Après la mort de Staline, la proportion d’Estoniens non russifiés réaugmenta peu à peu, mais ils demeurèrent minoritaires jusqu’au bout. La part des “vrais” Estoniens dans les milieux dirigeants diminua rapidement à l’époque stalinienne ; plus tard, la proportion de Russes diminua au Conseil des Ministres et dans un certain nombre d’autres instances secondaires, mais au niveau des dirigeants du P.C.E., c’est-à-dire du pouvoir réel, la situation s’aggrava. Le premier premier secrétaire de la période, Karotamm, était né en Estonie mais avait passé vingt ans en Russie ; le deuxième, Käbin, était un Estonien russifié, mais il réapprit l’estonien ; le troisième, Vaino, ne parlait pas couramment estonien et n’en était nullement gêné.

Mais le plus dramatique fut l’afflux massif de russophones : les Estoniens considèrent qu’il y a eu volonté de faire des Estonies, qui avaient démontré leur capacité à résister au communisme, une minorité sur leur propre sol, tentative de génocide culturel. Le grand afflux date de l’époque stalinienne, tandis que les assassinats, les déportations et les exils vidaient l’Estonie d’1/6 de sa population ; puis les choses continuèrent à un rythme plus lent. À la mort de Staline, il restait environ 780.000 Estoniens sur le territoire de leur R.S.S. ; entre 1945 et 1959, 280.000 non-Estoniens s’y installèrent. La proportion d’Estoniens en Estonie passa de 88% en 1934 à 75% en 1959 et 61,5% en 1989. À Tallinn, les russophones devinrent majoritaires au début des années 1980, à cette date Narva ne comptait plus que 5% d’Estoniens.

La politique culturelle était de plus en plus défavorable à l’estonien, malgré l’idéologie officielle qui demeurait celle d’une U.R.S.S. multinationale. Il demeura toujours un système d’enseignement en estonien, y compris au niveau universitaire. Mais vers 1972, Moscou commença à construire “un nouveau type de communauté humaine, le peuple soviétique” : il apparut des cours de russe en première année du primaire, et des écoles maternelles en russe. De plus en plus, tout fonctionnait en russe. De nombreux formulaires n’étaient plus accessibles en estonien ; dans les magasins, dans les administrations, on pouvait se faire insulter pour avoir adressé la parole en estonien aux vendeurs ou aux bureaucrates. En 1980, 83% des programmes télévisés étaient en russe. La plupart des Russes n’avaient aucun contact avec les indigènes, et ils ne firent aucun effort pour apprendre une langue “sans avenir”.

Pourtant les Estoniens ne se laissaient pas russifier : en 1979, 1% d’entre eux seulement déclaraient le russe pour langue maternelle. La proportion de ceux qui déclaraient parler couramment russe demeura la plus basse de tous les non-Russes (24% en 1979). Les deux communautés vivaient côte à côte mais ne se sentaient rien en commun – ainsi il y avait très peu de mariages mixtes. Les relations étaient moins tendues que dans le Caucase et en Asie centrale, mais il y avait des indices inquiétants, comme la multiplication des affrontements entre bandes de jeunes russophones et estophones vers 1980.

E) Crise et renaissance de la culture estonienne

La période stalinienne fut une époque noire. Les bibliothèques furent ravagées. La production littéraire en estonien s’effondra : il ne parut presque aucune œuvre littéraire nouvelle entre 1950 et 1952, et en 1948, la traduction estonienne d’un roman rédigé en russe remporta les plus hautes distinctions littéraires. Le pouvoir mena un combat systématique contre les symboles et les souvenirs de l’Estonie indépendante. Cependant les festivals de chant continuèrent à se tenir tous les 5 ans : sous couvert de folklore du peuple travailleur des campagnes, c’était l’une des rares occasions où les traditions nationales pouvaient s’exprimer.

Assez peu d’églises furent fermées (Saint-Michel, à Tallinn, fut quand même transformée en salle de sport). Mais la faculté de théologie ferma ses portes, et très vite on manqua cruellement de prêtres, d’autant que beaucoup avaient été déportés ou étaient en exil. Tout prosélytisme religieux était interdit, mais le régime diffusait une propagande athée agressive. Dans ces conditions, mais par suite aussi d’évolutions communes à toute l’Europe, la pratique religieuse s’effondra.

La culture estonienne connut une renaissance à partir du début des années 1960. Des éditeurs parvinrent à publier des œuvres d’auteurs occidentaux qui n’étaient pas encore traduits en russe, comme Camus ; à la fin des années 1970, les institutions culturelles protégèrent des artistes inexposables à Moscou. En littérature, au départ le renouveau s’exprima surtout en poésie : c’est ce qu’on appelle la “génération des coffrets” : Paul-Eerik Rummo, Jaan Kaplinski, Enn Vetemaa, un peu plus tard Hando Runnel. Poète lui aussi au départ, Jaan Kross s’orienta vers le roman historique à partir des années 1970. La nouvelle aussi connut une belle floraison, avec notamment Arvo Valton. Parmi les écrivains qui se firent connaître un peu plus tard, dans les années 1970, citons le poète Juhan Viiding et le nouvelliste Mati Unt. Dans le domaine de la musique, les deux figures majeures sont celles d’Arvo Pärt, exilé en R.F.A. en 1980, et celle de Veljo Tormis.

F) L’Estonie émigrée

Seuls 25.000 à 30.000 Estoniens vivaient en Occident en 1939, plus 154.000 en U.R.S.S. (1926). Après-guerre, il se constitua des communautés estoniennes en Suède (20.000 vers 1950), au Canada (19.000), aux États-Unis (16.000), en Australie et en R.F.A. Il y avait un gouvernement en exil en Suède, et un certain nombre d’ambassades, notamment à Washington. À partir de 1972, des Journées des Estoniens à l’étranger se tinrent tous les cinq ans.

La littérature estonienne se portait bien mieux en exil qu’au pays : le principal centre de publication était Lund, en Suède. Le meilleur auteur de l’émigration est sans doute Karl Ristikivi, qui se spécialisa dans le roman historique à partir des années 1960. On peut citer aussi le nouvelliste Ilmar Jaks, les poètes Bernard Kangro et Kalju Lepik et le romancier Arvo Mägi.

Par malheur, peu à peu, comme dans toutes les communautés immigrées, l’assimilation fit son effet, même si les liens se sont souvent raffermis depuis l’indépendance.

G) Crise du communisme et “révolution chantante” (1985-1991)

Les premiers effets de la perestroïka se firent sentir fin 1986 : la censure se relâcha. On commença par parler d’écologie, un thème qui ne risquait pas d’exposer à des accusations de nationalisme bourgeois, et pourtant mobilisateur au lendemain de Tchernobyl. En octobre 1987, sous la pression de manifestants, Moscou renonça à un projet de centrale thermique.

Puis, en 1987, il y eut des protestations contre le pacte germano-soviétique, des commémorations du traité de Tartu, etc. ; le pouvoir réagit par une répression modérée (Gorbatchev avait besoin d’une image positive en Occident). En 1988, il apparut un Front populaire destiné à appuyer ses réformes, et dirigé par Edgar Savisaar, tandis que Vaino était écarté de la direction du P.C.E. et remplacé par le réformiste Vaino Väljas ; mais les russophones menacés par la montée du nationalisme fondèrent un Interfront hostile aux réformes.

Une vague de nationalisme déferlait, par le biais de manifestations, d’un réveil du mouvement associatif, de festivals de musique – ce fut «la révolution chantante». Gorbatchev céda sur certains points mais tenta d’imposer de nouvelles institutions où les R.S.S. auraient perdu leur droit de sécession : le résultat essentiel fut que le Front populaire se rapprocha des positions des nationalistes, tandis que le P.C.E. s’effondrait, victime d’une hémorragie de militants. Fin 1988, le Soviet suprême d’Estonie proclama le rétablissement de la souveraineté, début 1989 l’estonien redevint la seule langue officielle.

En août 1989, pour le 50e anniversaire du pacte germano-soviétique, un à deux millions de Baltes formèrent une chaîne humaine de Tallinn à Vilnius. Cela attira l’attention des Occidentaux, et convainquit les Estoniens que l’indépendance était à leur portée. En décembre, le Soviet suprême de l’U.R.S.S. reconnut l’existence et l’illégalité des protocoles secrets d’août 1939 : l’appartenance des pays baltes à l’U.R.S.S. perdait toute légitimité.

En 1989, les nationalistes estoniens élurent un Congrès estonien – les russophones arrivés à l’époque soviétique, considérés comme une cinquième colonne de l’Armée rouge, n’avaient pas le droit de vote. Il s’entendit assez bien avec le soviet suprême (l’assemblée légale) dont le nouveau président, Arnold Rüütel, proclama en février 1990 “l’entrée dans une phase transitoire préalable à la restauration de l’indépendance”.

Pourtant Gorbatchev refusait l’indépendance des pays baltes, de crainte que toute l’U.R.S.S. ne s’effondre. La situation était bloquée et menaçait de dégénérer : l’Interfront était de plus en plus agressif, ainsi que les forces spéciales du K.G.B. Il n’y eut pas de morts, mais la tension fut extrême durant le premier semestre 1991. En février, les autorités estoniennes organisèrent un référendum sur l’indépendance, afin de devancer celui que Gorbatchev avait convoqué sur la “refondation” de l’Union. 78% des participants votèrent pour, y compris de nombreux russophones. Finalement, le coup d’État manqué du 19 août 1991 à Moscou permit de sortir de l’impasse : le 20, le soviet supprême de l’Estonie proclama le rétablissement de l’indépendance ; Gorbatchev, très affaibli, ne put s’y opposer, et l’U.R.S.S. disparut le 25 décembre.

XI) L’Estonie postcommuniste (1991-2004)

La nouvelle constitution date de 1992. L’Estonie s’est dotée d’un régime parlementaire monocaméral, mais il y a un président de la République, élu au suffrage indirect ; il a peu de pouvoirs. Le premier a été Lennart Meri (1992-2001) ; Arnold Rüütel lui a succédé. Il y a eu 10 gouvernements du rétablissement de l’indépendance au printemps 2005. La vie politique est très consensuelle, la plupart des partis prônent le libéralisme économique ; seul le Parti centriste d’Edgar Savisaar, qui arrive régulièrement en tête aux élections mais ne parvient pas à constituer une coalition autour de lui, se distingue par un peu moins de libéralisme et le souci de meilleures relations avec la Russie ; mais ce n’est pas un parti de gauche. Il n’y a pas de gauche en Estonie, ni d’écologistes, ni de courant populiste et xénophobe.

L’Estonie traverse une grave crise démographique : elle n’avait plus que 1.351.000 habitants en 2004, soit 13,7% de moins qu’en 1989 (une partie ce cette baisse s’explique cependant par le retour de russophones en Russie). En 2000, le taux de natalité était de 8,5‰ et le taux de mortalité, de 13,6‰. En 2004, le taux de fertilité était de 1,4 enfants par femme, un peu au-dessous de la moyenne de l’U.E. La proportion d’Estoniens de souche dans la population remonte : en 2000, il n’y avait plus que 26% de Russes, 2% d’Ukrainiens et 1% de Biélorusses pour 68% d’Estoniens, soit environ 920.000 personnes.

Pourtant la question de l’intégration des russophones est un casse-tête. Une loi reprise de 1925 protège les minorités et les autorise notamment à former des administrations culturelles autonomes. En revanche, comme ils ont été (même involontairement) les instruments d’une agression contre le peuple estonien, on ne leur accorde pas automatiquement la nationalité : on leur demande de prouver leur volonté de s’intégrer. Le système originel, adopté en 1995, était le suivant : les descendants des citoyens estoniens de 1939, quelle que fût leur langue, avaient droit à la citoyenneté, en revanche ceux arrivés ou nés sur le territoire estonien depuis 1944 devaient passer un examen de langue et une autre épreuve portant sur l’Histoire, les institutions et les symboles nationaux. En cas d’échec ou de refus, ces apatrides (puisque leur pays, l’U.R.S.S., n’existait plus) pouvaient demander la nationalité russe : les étrangers résidents et les apatrides ont le droit de vote aux élections locales, mais pas celui d’être candidats. Ce système a été assoupli en 1998 à la suite de pressions de la Russie et de l’U.E., mais en 2004, la population de l’Estonie incluait toujours 10% d’apatrides et 7% de citoyens étrangers. Les relations interethniques sont correctes mais les deux communautés ne se fréquentent guère : les Estoniens « tentent de vivre comme si les russophones n’existaient pas » (Mart Nutt) ; les russophones n’ont pas tous abdiqué leur mépris colonial pour l’estonien, langue inutile, et le fait qu’ils soient particulièrement touchés par le chômage, la drogue, le sida, etc., n’arrange rien.

Ce problème empoisonne les relations avec la Russie, qui s’est faite la championne des russophones des pays baltes, hurle à la discrimination et tient à l’occasion des propos extrêmement violents envers les Estoniens.

Après la chute du communisme l’Estonie a mené la politique économique la plus radicale de tout l’ancien bloc de l’est : privatisations tambour battant, restitution des propriétés à leurs anciens propriétaires, liquidation des kolkhozes et des sovkhozes et rétablissement de la petite exploitation agricole individuelle. Le pays est géré selon le principe du libéralisme : les impôts sont très bas et non progressifs, la protection sociale minimale, la législation sociale très souple. Toutes les grandes usines de l’époque soviétique ont été fermées, mais il est réapparu une industrie de pointe et un secteur bancaire performant. L’Estonie s’est tournée vers l’ouest, mais la Russie voisine demeure un partenaire économique important. Le succès est au rendez-vous : le niveau de vie augmente rapidement. La transition a cependant fait des victimes : les personnes âgées, les ruraux, les russophones.

En 2004, l’Estonie a rejoint l’O.T.A.N. et, sans enthousiasme, l’U.E., considérée comme pas assez libérale et surtout comme une grosse structure menaçante pour l’indépendance.