Comme partout dans le monde, l’actualité estonienne du mois de mars a été dominé par un sujet : le coronavirus. Depuis la découverte du premier cas de contamination fin février, l’Estonie a officiellement compté 779 cas (pour 14 300 tests effectués), principalement dans la région de Harjumaa et Tallinn et sur l’île de Saaremaa. 95 personnes étaient hospitalisées au 1er avril, dont 15 en soins intensifs. Non concernée pendant plusieurs semaines, le pays doit désormais faire face aux premiers décès, cinq depuis le 25 mars (des personnes âgées entre 81 et 90 ans). Dans un premier temps, les cas ont concerné des personnes contaminées l’étranger, mais le virus s’est ensuite progressivement répandu en Estonie même. Le cas le plus préoccupant est l’île de Saaremaa, sur laquelle le virus a été importé par une équipe de volleyball milanaise venue jouer à Kuressaare. La présence d’un public nombreux lors des deux rencontres a permis une diffusion importante du virus sur l’île, qui est, comme ses voisines Muhu, Hiiumaa, Kihnu et Ruhnu, coupée du continent depuis mi-mars. Les structures hospitalières et le personnel de l’île souffrent de l’afflux de malades. Toutefois, l’armée va pouvoir déployer son hôpital de campagne, une structure sous forme de modules développée en partenariat avec des entreprises estoniennes et qui a déjà fait ses preuves lors d’exercices de l’OTAN.
Le gouvernement estonien a déclaré l’état d’urgence le 12 mars et fermé tous les établissements scolaires jusqu’au 1er mai. Ainsi, dès le 16 mars, toutes les activités d’enseignement ont été transférées sur les différentes plates-formes en ligne. Après quelques jours de tâtonnements, le système s’est rôdé ; et l’Estonie a décidé de mettre ses outils gratuitement à la disposition des autres États. Toutefois, l’organisation des examens finaux dans le secondaire est menacée. Face à l’étendue de l’épidémie dans le pays, l’exécutif a décidé le 25 mars la fermeture des centres commerciaux à partir du 27 et a interdit la fréquentation des aires de jeux et de sport en plein air. De plus, les Estoniens ne sont autorisés à se déplacer seul ou par deux (ne s’applique pas aux personnes vivant sous un même toit) et une distance de 2 mètres doit être maintenue.
Si la population n’est donc pas totalement confinée, le mot d’ordre est de rester chez soi. Dans l’ensemble, le civisme est la règle, et globalement la politique du gouvernement est saluée, mais certains comportements laissent parfois à désirer. La police patrouille alors dans les rues pour sensibiliser les récalcitrants, et en cas de récidive les sanctionner avec des amendes (jusqu’à 2000 €). De plus, les personnes vivant avec des personnes contaminées sont confinées chez elle, soit fin mars 8200 personnes. À Tartu, la ville a lancé une campagne publicitaire choc en détournant deux célèbres monuments locaux, les Étudiants qui s’embrassent (Suudlevad Tudengid) et Père et Fils (Isa ja Poeg). La jeune fille de la première sculpture et le père de la seconde ont été remplacés par des pierres tombales, avec le slogan « Sans qui es-tu d’accord de vivre ? »
Les frontières du pays ont été fermées aux non-résidents le 17 mars. La question des déplacements internationaux a été largement évoquée en raison des difficultés rencontrées les Estoniens pour rentrer chez eux. À cause de la fermeture de la frontière germano-polonaise, nombreux ont été ceux qui se sont retrouvés bloqués sur le pont autoroutier qui franchit l’Oder et en amont côté allemand. Si les autorités estoniennes (ainsi que lettones et lituaniennes) ont un temps compté sur l’ouverture d’un couloir permettant aux Baltes de traverser la Pologne en convoi, les autorités polonaises se sont montrées intransigeantes. La géographie politique de l’Europe est redevenue un obstacle pour les États baltes, isolés de l’autre côté de la Pologne, non sans déclencher d’ailleurs des tensions diplomatiques. Le quotidien Postimees a même lancé un appel au gouvernement polonais en Une de son édition du 19 mars en rappelant la longue amitié entre les deux pays. Le salut est finalement venu de la mer Baltique avec l’envoi d’un ferry par la compagnie Tallink pour assurer un voyage entre Sassnitz (île de Rügen, Allemagne) et Ventspils en Lettonie. Par la suite, la compagnie maritime a créé une ligne régulière temporaire entre Sassnitz et le port estonien de Paldiski afin d’assurer l’importation de marchandises et le retour des dernières personnes bloquées dans les pays d’Europe occidentale.
En outre, de nombreux Estoniens travaillant en Finlande, la question des déplacements entre l’Estonie et la Finlande a aussi été un sujet de premier plan. À l’annonce par la Finlande de la fermeture de ses frontières, les autorités estoniennes se sont inquiétées du sort des expatriés estoniens qui effectuent régulièrement la navette entre les deux pays. Dans un premier temps, les autorités finlandaises ont accepté de laisser les frontières ouvertes à ceux qui avaient un contrat de travail en Finlande (et non pas seulement à ceux qui résident officiellement dans le pays), en Estonie, le gouvernement autoriserait les Estoniens de Finlande à rentrer une fois par semaine sans être soumis aux deux semaines de quarantaine. Toutefois, le gouvernement de Sanna Marin est revenu sur ce principe, laissant aux Estoniens le choix entre revenir en Finlande avant la fermeture (et continuer de travailler) ou rester en Estonie. Cette décision a provoqué l’ire du ministre estonien de l’intérieur Mart Helme (EKRE), qui a de nouveau suscité la polémique en qualifiant le gouvernement finlandais de « gouvernement rouge à lèvre » (les postes clés du gouvernement finlandais sont tenus par des femmes, principalement jeunes ; en décembre, M. Helme s’était déjà distingué en surnommant S. Marin de « caissière devenue Première ministre).
La crise du coronavirus frappe de plein fouet l’économie estonienne. Le secteur du tourisme est à l’arrêt et les autres secteurs ne sont pas épargnés. Les entreprises sont contraintes de réduire leur masse salariale. La compagnie Tallink a ainsi annoncé baisser les salaires de ses employés de 30 % et le licencier de 130 personnes travaillant ses établissements hôteliers. De son côté, le journal Äripäev a annoncé la suppression de plusieurs dizaines d’emplois. Conséquence, le nombre de chômeurs a déjà augmenté de plus d’un point (6 % de la population active) en un mois. Dans ce contexte difficile, la hausse (automatique au 1er avril) des salaires des hauts fonctionnaires et principaux dirigeants de l’Etat est mal perçue. Face à cela, certains, comme la présidente Kersti Kaljulaid, ont d’ores et déjà annoncé faire don de cette hausse à des associations.
Face aux difficultés, le gouvernement tente de prendre des mesures pour limiter la crise économique à venir – la Banque centrale d’Estonie prévoit une chute du PIB pouvant se situer entre 6 et 14 % du PIB (en 2009, le PIB avait chuté de 14,9 %). L’exécutif estonien a annoncé un emprunt de 750 millions d’euros auprès de la Banque nordique d’investissement, une banque de développement sise à Helsinki dont sont membres les cinq pays nordiques et les trois pays baltes. Dans le même temps, le gouvernement a proposé l’arrêt temporaire du paiement des cotisations sociales retraite du système par capitalisation.
Cette mesure avait déjà été utilisée à la fin des années 2000 – avec un surcoût pour l’État qui avait acheté les parts dues de fonds de pension lorsque les prix avaient fortement augmenté – mais elle s’inscrit surtout dans le contexte de la réforme des retraites. Depuis des mois, le gouvernement tente de supprimer l’obligation de cotiser par capitalisation. Le Parlement estonien a voté une loi, mais la présidente de la République y a mis son véto. En mars, les députés ont de nouveau voté le texte, qui s’est heurté au véto présidentiel (le texte est donc désormais entre les mains des juges de la Cour suprême). Le parti Isamaa, porteur de l’idée, a tenté de faire plier la présidente en brandissant son projet d’arrêt des cotisations pour contrer la crise née de la situation sanitaire. Les opposants à cette mesure ont condamné l’utilisation du contexte pour faire avancer des projets partisans.
Enfin, afin de soutenir les personnes travaillant en première ligne, la présidente Kersti Kaljulaid a lancé une initiative : le lundi soir à 20 h, les Estoniens sont invités à agiter de petites lumières à leurs fenêtres pendant deux minutes (il ne fait pas encore assez chaud pour aller applaudir sur les balcons !).
Pour finir, la santé a également été à la Une de l’actualité avec l’entrée en vigueur de la réforme des pharmacies qui avait été au cœur d’un débat animé fin 2019. Malgré les déclarations alarmistes de certains, le nombre de pharmacies contraintes de fermer le 1er avril est limité. 468 pharmacies peuvent continuer leurs activités et 25 disparaissent. Opposant à la réforme, l’homme d’affaires Margus Linnamäe, propriétaire d’une chaîne de pharmacies, Apotheka, a finalement décidé de quitter le secteur avec fracas pour se concentrer sur la vente de médicaments en gros. Alors que la réforme impose que les pharmacies soient désormais la propriété de pharmaciens, et non plus des grossistes en médicaments, Linnamäe a donné ses pharmacies aux pharmaciens y travaillant et va réclamer des dommages et intérêts à l’État.
Photo : Ville de Tartu