Après son entrée en fonction, la nouvelle majorité gouvernementale souhaite avancer rapidement sur un certain de dossiers qui lui semblent essentiels : les finances publiques et l’ouverture du mariage aux couples homosexuels par exemple. De leur côté, les partis de l’opposition se mobilisent pour éviter l’adoption des projets par le Parlement. Alors que le gouvernement devait déposer ses projets auprès de l’assemblée pour que les commissions parlementaires les examinent (les réformes budgétaires doivent être adoptées au plus tard six mois avant leur entrée en vigueur donc tout ce qui est souhaité pour le 1er janvier 2024 doit être adopté avant le 1er juillet 2023), l’opposition a tout fait pour que ceci n’est pas lieu. Habituellement, celle-ci tente de ralentir l’adoption de lois en déposant par exemple de nombreux amendements, ce qui conduit souvent le gouvernement à faire du vote sur la loi un vote de confiance pour le gouvernement (dans ce cas les amendements ne sont pas débattus). Le 8 mai, toutefois, l’opposition a cette fois saisi une opportunité liée à l’organisation du travail parlementaire. En effet, avant que les députés ne votent l’ordre du jour d’une nouvelle semaine de travail, les députés ont la possibilité de déposer des propositions de loi et des requêtes auprès des membres du gouvernement. Ainsi, pendant les quatre séances ordinaires de la semaine et la séance extraordinaire convoquée à partir du vendredi après-midi (et qui a duré jusqu’au samedi soir), les députés de l’opposition ont déposé des dizaines de textes à examiner. Et lorsqu’ils n’avaient plus de propositions à déposer, ils ont fait preuve d’imagination pour faire passer le temps en posant d’innombrables questions de procédure au président de séance. Ce n’est que la semaine suivante, après que le président du Parlement Lauri Hussar (Eesti 200) a décidé de limiter les questions de procédure, que les députés ont pu adopter un ordre du jour et prendre des décisions législatives. Toutefois, l’opposition semble prête à ralentir les débats dès que possible et il est permis de se demander si le gouvernement pourra arriver à ses fins avant la pause estivale. Enfin, certaine que ses droits ont été bafoués, l’opposition a déposé une plainte auprès de la Cour suprême d’Estonie.

Parmi ses projets de réforme et conformément à l’accord de coalition signé en avril, le gouvernement a adopté le 15 mai et transmis au Riigikogu un projet de loi visant l’adoption des décrets d’application de la loi d’union civile votée en 2014 et l’ouverture du mariage aux couples homosexuels. Dès le lendemain, la Commission des Affaires juridiques a voté en faveur du texte qui a ensuite été examiné en première lecture par les députés lors d’une séance plénière le 22 mai. Après ce vote, les différents groupes parlementaires ont eu la possibilité de soumettre des propositions d’amendement. Sans surprise, ce projet a réanimé l’intense débat qui avait divisé la société estonienne en 2014. De leur côté, les porteurs du projet estiment que la société a évolué sur la question et veulent légiférer rapidement (afin que le mariage soit ouvert à tous à partir du 1er janvier 2024). Du leur, les adversaires d’une telle mesure et défendeurs d’un mariage accessible aux seuls couples hétérosexuels dénoncent la précipitation avec laquelle la coalition agit, estimant que rien ne la justifie. Le débat a trouvé un écho hors des murs du Riigikogu. Le 15 mai, le think tank conservateur PESA (« nid » en estonien), dont la figure de proue est l’ancienne ministre de la Justice Lea Danilson-Järg (Isamaa), a envoyé une lettre signée par une soixantaine de personnalités pour exiger le maintien du mariage comme l’union entre un homme et une femme. Une semaine plus tard, le 22 mai, 600 personnes issues du monde de la culture, de l’enseignement, du sport, etc. (avec notamment les anciens présidents Toomas Hendrik Ilves et Kersti Kaljulaid) ont publié un texte de soutien au projet de loi. Enfin, le 27 mai, la Fondation pour la protection de la famille et de la tradition, dirigée par Varro Vooglaid, désormais député EKRE, a organisé une manifestation contre le projet sur le parvis situé devant le Riigikogu. Il faut noter toutefois que l’opposition au projet de loi n’est toutefois pas homogène. Si EKRE et Isamaa sont catégoriquement contre l’intégralité du projet, le Parti du centre ne présente pas une position unanime. Certains estiment que seuls les décrets d’application de la loi sur l’union civile devraient être adoptés, et donc que le mariage devrait rester réserver aux couples hétérosexuels, d’autres ne semblent pas contre les deux évolutions proposées par l’exécutif.

Malgré les tensions politiques autour de certaines réformes, les députés estoniens ont entre-temps réussi à s’exprimer sur des dossiers moins clivants. Ainsi, le 17 mai, le Riigikogu a adopté une déclaration proposée par 95 des 101 députés estoniens dans laquelle l’assemblée législative affirme son soutien à une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Comme en 2022, alors que la guerre en Ukraine durait depuis deux mois et demi, la date du 9 mai, jour de commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale par la Russie et les Russes en général, a été source d’inquiétude et de vigilance. La plupart des événements ont été interdits afin de limiter les risques de débordement. Les autorités ont par exemple indiqué à l’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou qu’un service religieux ne pourrait être tenu que dans la chapelle du cimetière où se trouve la statue du Soldat de Bronze, lieu principal de rassemblement à Tallinn, et non en plein air. Finalement, l’organisation religieuse a décidé de renoncer à toute cérémonie. Ailleurs, certains lieux où les Russes avaient l’habitude de se rendre n’existaient plus, comme le monument du char T-34 près de Narva, le monument de Raadi à Tartu. Cependant, cela n’a pas empêché les personnes de s’y déplacer pour déposer des fleurs.

À Narva, le 9 mai a pris une tournure particulière avec un « bras de fer » frontalier avec la ville russe d’Ivangorod, située de l’autre côté de la Narva. Pour célébrer le 9 mai, l’espace au pied de la forteresse d’Ivangorod a été nettoyé et une scène et un écran installés en direction de l’Estonie pour que la rive gauche de la Narva puisse profiter du spectacle. De son côté, le Musée de Narva a accroché une affiche avec le portrait de Vladimir Poutine et les mots « War Criminal », dont le retrait a été exigé par des officiels russes lors d’une réunion extraordinaire avec des gardes-frontières estoniens au milieu du pont de l’Amitié qui relie Estonie et Russie. La requête a été poliment rejetée par la partie estonienne. En fin de journée, les habitants de Narva se sont installés pour suivre les festivités russes depuis la rive estonienne et mis à part un incident, la présence de personnes abordant des drapeaux ukrainiens n’a pas provoqué de débordements.

Le même jour, Journée de l’Europe, la Première ministre Kaja Kallas s’est vu remettre le Prix d’Européenne de l’Année par la représentation de la Commission européenne en Estonie et le Mouvement européen-Estonie.

À l’inverse, la lauréate du titre 2022, Johanna-Maria Lehtme, dirigeante de l’association Slava Ukraini, est dans la tourmente. Depuis des semaines, celle qui symbolisait l’engagement des Estoniens auprès des Ukrainiens depuis février 2022 doit faire face à des soupçons et des accusations de détournement des dons des Estoniens en Ukraine – les fonds auraient été détournés au profit d’une entreprise ukrainienne dirigée par un ancien maire adjoint de Lviv, avec qui Lehtme aurait eu une relation. Deux enquêtes pénales ont été lancées en Estonie et en Ukraine après des révélations d’un lanceur d’alerte ukrainien. Alors qu’elle avait été élue au Riigikogu le 5 mars 2023, Johanna-Maria Lehtme a finalement annoncé sa démission du Parlement après qu’une ancienne employeuse a révélé avoir découverte que Lehtme avait volé des fonds de l’entreprise il y a plusieurs années. Après cette démission, le quotidien Postimees a annoncé le retrait du titre de Personne de l’année 2022 remis à Lehtme. Du côté de l’État, la question des récompenses – le président de la République a par exemple décoré la cheffe de Slava Ukraini de l’ordre de l’Étoile blanche pour son implication dans l’organisation de l’aide à l’Ukraine – est en suspens jusqu’au dénouement du volet judiciaire de l’affaire.

Fin mai, le ministère de l’Économie et les organisations représentatives des salariés et des employeurs ont signé un accord relatif à la hausse du salaire minimum estonien au cours des années à venir. En 2023, le salaire minimum estonien (725 euros brut) s’établit à 39 % du salaire moyen. Selon l’accord, le salaire minimum sera augmenté progressivement pour atteindre 50 % du salaire moyen en 2027 (42,5 % en 2024, 45 % en 2025 et 47,5 % en 2026). La hausse sera toutefois plafonnée à 16 % si le salaire moyen devait augmenter très rapidement. Initialement, le projet porté par le gouvernement était d’atteindre 60 % du salaire médian (promesse de campagne des Sociaux-Démocrates), mais il a été décidé d’indexer le salaire sur le salaire moyen prévu plus facilement par la Banque centrale à l’automne.

De son côté, le gouvernement a annoncé la disparition de la commission chargée de la coopération entre l’exécutif et l’Église luthérienne évangélique d’Estonie, qui existait depuis la chute de l’URSS. Selon le ministre de l’Intérieur Lauri Läänemets (Parti social-démocrate), aucune Église ne peut être privilégiée ainsi par l’État ; la coopération se poursuivra ainsi d’une nouvelle commission bilatérale créée entre le gouvernement et le Conseil des Églises d’Estonie (dont fait partie l’ELEE). Du côté de l’ELEE, l’archévêque Urmas Viilma s’est dit surpris d’une telle mesure, estimant que la commission avait permis de nombreuses avancées au cours des trois décennies passées. Toutefois, ni Urmas Viilma ni Lauri Läänemets n’ont voulu mettre ce changement sur le compte des tensions actuelles liées à la réforme du mariage.

Depuis mai, la scène politique estonienne compte un parti politique de plus avec l’enregistrement officiel du mouvement Koos/Вместе (Ensemble) en tant que parti politique. Une première tentative avait été effectuée fin 2022 mais le tribunal de Tartumaa avait rejeté la demande, ce qui avait obligé les candidats du mouvement à se rapprocher du Parti de gauche unie pour se présenter aux élections législatives de mars – et obtenir des résultats notoires qui ont défrayés la chronique pendant quelques semaines. La seconde tentative aura été la bonne, même si la décision ne laisse pas indifférent. En effet, Aivo Peterson est en détention provisoire depuis son retour du Donbass début mars et Oleg Ivanov a quitté l’Estonie pour la Russie de peur d’être lui aussi interpelé par les autorités, tout en promettant néanmoins de diriger sa formation politique de son nouveau lieu de villégiature, Sotchi. Dans ce contexte, certains élus s’interrogent sur la nécessité de modifier la législation afin d’empêcher l’exercice d’activités politiques en Estonie depuis un État qualifié d’agresseur.

En Estonie, la fête des mères est célébrée le deuxième dimanche de mai. Comme chaque année depuis 25 ans, l’Union des Femmes d’Estonie (Eesti Naisliit) a remis son prix Mère de l’Année. En revanche, la remise du prix 2023 s’est faite en l’absence du président de la République Alar Karis qui a fait le choix de participer à un autre événement organisé pour la fête des mères. (Déjà en novembre 2022, le président avait préféré une cérémonie organisée à Rapla plutôt que de remettre le prix Père de l’Année aux côtés de la présidente de l’Union des Femmes.) De plus, la télévision nationale a préféré suivre le déplacement du président à Jõgeva. Ces choix semblent confirmer la perte de valeur de ces deux distinctions, entachées par divers scandales. Le titre de Mère de l’Année avait été au cœur d’une polémique en 2017 lorsque la présidente de l’Union des Femmes Siiri Oviir avait déclaré que les mères non mariées ne pouvaient prétendre au titre, une condition supprimée en 2018. En 2021, l’Union des femmes a retiré le titre à la lauréate 2013 après que celle-ci a été condamné pour des mauvais traitements sur enfants.

Les statistiques concernant les évolutions démographiques de 2022 ont été publiées. Au 1er janvier 2023, la population estonienne s’établissait à 1 365 884 personnes, soit 2,6 % de plus (+ 34 088 personnes) qu’un an auparavant. Cette hausse est exceptionnelle puisque depuis 2010, l’évolution s’établissait entre – 5000 et + 5000. Si le solde naturel a été négatif (moins de 12 000 naissances – une première depuis le début des statistiques annuelles estoniennes il y a un siècle – contre plus de 17 000 décès), le solde migratoire a été fortement positif avec cinq fois plus d’arrivées que de départs. Cet état de fait s’explique en grande partie par l’arrivée de dizaines de milliers d’Ukrainiens fuyant la guerre. De leur côté, les Estoniens continuent de migrer avant tout en Finlande, mais les statistiques révèlent qu’en 2022, les retours de Finlande ont été supérieurs aux départs vers le nord.

En sport, le choix de la joueuse de tennis Kaia Kanepi de s’associer à une joueuse russe (en compétition sous drapeau neutre) lors du tournoi de double WTA de Strasbourg a été fortement critiqué. Dès l’annonce de l’association avec Angelina Gabueva (solution de rechange après la non-qualification de l’Estonienne Elena Malõgina pour le tournoi de double), des voix se sont élevées pour appeler l’Estonienne à renoncer. Après la défaite de la paire russo-estonienne au premier tour, les critiques n’ont pas disparu. Le quotidien Postimees a décrété l’arrêt de la couverture des performances de Kaia Kanepi. De son côté, le président du Comité olympique estonien Urmas Sõõrumaa a condamné le choix de la joueuse. Toutefois, le secrétaire du COE Siim Sukles a souligné que l’organisation n’avait aucun moyen de sanctionner Kaia Kanepi en réduisant ou supprimant l’aide financière dont elle bénéficie. De même, le secrétaire général de la Fédération estonienne de tennis Allar Hint a indiqué que la fédération n’interviendrait pas quand bien même la décision de Kanepi serait contraire aux valeurs de la FET.

Enfin, l’Estonie a reçu le roi de Suède Carl XVI Gustaf, une première depuis le déplacement historique de celui-ci début 1992. Au cours des trois jours de cette visite d’État, le couple royal s’est rendu à Tallinn et à Tartu où il a rencontré de nombreux acteurs de la société estonienne. Le roi a notamment visité les deux établissements éducatifs estoniens fondés par son illustre prédécesseur Gustav II Adolf : le lycée Gustav Adolf de Tallinn et l’Université de Tartu.

Photo : Andres Putting / Delfi Meedia