Le 10 avril, les députés élus lors des élections législatives du 5 mars ont siégé pour la première fois. Comme le veut la tradition, la législature a été ouverte par un discours du chef de l’État, après quoi les députés ont élu le bureau de l’assemblée. Conformément à l’accord de coalition signé quelques heures plus tôt par le Parti de la réforme, Eesti 200 et le Parti social-démocrate, le poste de président du Riigikogu est revenu à un député d’Eesti 200 avec l’élection de Lauri Hussar, président de ce parti fraîchement entré au parlement. Si le poste de premier vice-président est revenu logiquement à un parti de la coalition, c’est le député Toomas Kivimägi (Parti de la réforme) qui a été élu, l’élection du second vice-président a révélé l’absence de toute unité au sein de l’opposition. Deuxième et troisième force du parlement avec 17 et 16 sièges, EKRE et le Parti du centre ont chacun présenté la candidature de leur président, Martin Helme et Jüri Ratas. C’est finalement ce dernier qui, grâce aux voix du groupe Isamaa, a été élu.

Le chef de l’État Alar Karis a ensuite confié à Kaja Kallas, présidente du parti vainqueur des élections, la mission de former un gouvernement. Comme le veut la législation, la candidate au poste de Premier ministre a prononcé un discours de politique générale et répondu aux questions des députés avant d’obtenir le soutien des trois partis de la future coalition, ce qui lui a permis de soumettre enfin au président de la République le nom des ministres potentiels. Le gouvernement est finalement entré en fonction le 17 avril après que le chef de l’État a nommé officiellement les ministres et que ces derniers ont prêté serment devant le Parlement quelques heures plus tard.

Contrairement à ce qui était le cas pour le gouvernement sortant, le Parti de la réforme, fort de son résultat aux élections, a imposé un partage « proportionnel » des portefeuilles. Ainsi, en plus du poste de Premier ministre détenu par Kaja Kallas, la formation de centre-droit est désormais à la tête de six ministères. Hanno Pevkur (Défense) et Signe Riisalo (Protection sociale) ont conservé le poste qu’ils occupaient au sein du gouvernement Kaja Kallas II. D’anciens ministres ont retrouvé un portefeuille : Kalle Laanet à la Justice et Kristen Michal à la tête d’un ministère du Climat (qui englobe l’environnement et les transports notamment). Enfin, deux novices ont pris la tête d’un ministère : Heidy Purga à la Culture et Mart Võrklaev aux Finances. Le Parti social-démocrate a choisi de confier les trois ministères dont il a la charge à trois de ses ministres du gouvernement sortant. Le président du parti Lauri Läänemets a conservé l’Intérieur alors que Riina Sikkut passe de l’Économie à la Santé et que l’ex-ministre de l’Environnement Madis Kallas a hérité du nouveau ministère des Affaires régionales qui regroupent les anciens ministères des Affaires rurales et de l’Administration publique. Enfin, Eesti 200, qui compte peu de personnes d’expérience, a confié le portefeuille de l’Éducation à son ancienne présidente Kristina Kallas, celui des Affaires étrangères à Margus Tsahkna (déjà ministre entre 2015 et 2017 au sein des gouvernements Rõivas II et Ratas I) et l’Économie à Tiit Riisalo.

Une équipe de treize ministres, mais pour faire quoi ? Alors que la situation financière de l’État est jugée très difficile, la nouvelle équipe gouvernementale prévoit plusieurs mesures pour assainir le budget. Le 1er janvier 2024, le taux de TVA devrait passer de 20 % à 22 % et le taux spécial appliqué aux établissements hôteliers devrait être supprimé. Le nouvel exécutif a annoncé souhaiter l’instauration d’une taxe auto à partir de l’été 2024. Le 1er janvier 2025, le taux d’imposition des revenus devrait aussi être augmenté de 20 % à 22 % (tout en supprimant le complexe système de taux variable introduit en 2018 pour les revenus compris entre 1200 et 2100 euros brut mensuels). De plus, le gouvernement a annoncé vouloir supprimer la gratuité des lignes de bus régionales dotées par l’État mise en place en 2017.

Les trois formations politiques ont décidé d’agir pour mettre fin au vide législatif né de l’union civile adoptée en 2014. Si la loi estonienne permet depuis cette année-là aux couples (tant hétérosexuels qu’homosexuels) d’officialiser leur vie commune par un contrat, l’absence des décrets d’application maintient un flou pour les personnes qui utilisent cette solution et impose un passage devant la justice pour faire reconnaître les différents droits qui en découlent mais qui n’existent pas encore dans l’ensemble de la législation estonienne. Sous la pression des Sociaux-Démocrates et d’Eesti 200, l’accord de coalition inclut l’adoption des décrets d’application, mais aussi une modification de la loi relative au mariage afin que les couples homosexuels en bénéficient aussi. Le nouveau gouvernement souhaite aller vite et clore le dossier avant la pause estivale du Riigikogu. Toutefois, il est fort à parier que les opposants à cette ouverture du mariage pour tous, notamment EKRE, qui compte dans son groupe Varro Vooglaid, leader de la Fondation pour la Protection de la Famille et de la Tradition, ne vont pas rester inactifs et utiliser tous les outils à leur disposition pour ralentir le processus parlementaire. L’opposition est également visible du côté des organisations, l’Église luthérienne refuse par exemple l’utilisation du mot abielu (mariage) pour les couples homosexuels et réclame un autre terme. Toutefois, la dimension religieuse du mariage en Estonie semble peu partagée dans le pays : en 2022, 94 % des unions prononcées l’ont été par un officier d’état-civil et 6 % par un membre d’une organisation religieuse (au nom de l’État).

Un autre point concerne la famille. Alors que le gouvernement précédent avait modifié le système des allocations familiales avec un bonus très important pour les familles de trois enfants et plus à l’initiative d’Isamaa, désormais dans l’opposition, la nouvelle équipe de Kaja Kallas souhaite réduire de 200 euros cet avantage considéré comme inéquitable.

Soucieux de mener la transition énergétique et écologique, les représentants des partis de la coalition ont indiqué ne pas planifier d’ouverture de nouvelles mines de schistes bitumineux, pour privilégier les infrastructures déjà existantes.

De plus, on peut souligner que le gouvernement semble vouloir résoudre les difficultés rencontrées dans la région d’Ida-Virumaa – le vote contestataire lors des législatives a eu l’effet d’une sonnette d’alarme – avec la nomination d’un représentant spécial du gouvernement dans la région. Enfin, la coalition envisage de permettre aux citoyens âgés de 16 et 17 ans de voter lors des élections législatives. Ces citoyens jouissent pour l’instant du droit de vote, mais uniquement pour les élections locales.

Son nouveau gouvernement en place, la Première ministre estonienne a effectué un premier déplacement à l’étranger. Conformément à une promesse faite précédemment, Kaja Kallas s’est rendue en Ukraine, où elle a notamment rencontré le président Volodymyr Zelinsky à Jytomyr (avant d’aller à Boutcha, Borodianka et Kiev).  Si d’autres personnalités estoniennes avaient déjà effectué le voyage, la cheffe de l’exécutif estonien ne s’était pas encore rendue en Ukraine depuis le déclenchement de la guerre. À cette occasion, le président ukrainien a décoré Kaja Kallas de l’Ordre du Prince Iaroslav le Sage pour son soutien à l’Ukraine. Avant elle, d’autres Estoniens avaient reçu cette distinction pour leur action en faveur de l’Ukraine depuis février 2022 : la Commissaire européenne à l’énergie, Kadri Simson, pour son rôle dans la connexion du réseau électrique ukrainien au réseau européen, Henrik Hololei, chef de la Direction générale Mobilités et transports de la Commission européenne, pour son rôle dans l’application des sanctions contre la Russie, et le président du Riigikogu Jüri Ratas.

En Estonie, ce dernier peut de son côté souffler : le 15 avril, l’assemblée représentative du Parti du centre devait se prononcer sur l’idée d’organiser un congrès exceptionnel au cours de l’été 2023, un an avant le congrès ordinaire. Soutenue par le maire de Tallinn, Mihhail Kõlvart, qui avait annoncé sa candidature le cas échéant, et ses partisans, l’organisation d’un congrès anticipé a finalement été rejetée d’une voix (75 contre 74). Juste avant le vote, le président du parti Jüri Ratas a annoncé qu’il ne serait pas candidat si un congrès devait avoir lieu en 2023. Indépendant de l’issue du vote d’avril, le Parti du centre semble plus divisé que jamais.

L’une des conséquences de la guerre en Ukraine en Estonie est l’intense débat à propos de la place des monuments hérités de l’époque soviétique présents dans l’espace public. Beaucoup d’entre eux ont été démantelés ou « désoviétisés ». En avril, c’est un bas-relief dédié à l’écrivain et poète Juhan Smuul (1922-1971) situé sur le mur du bâtiment qui abrite l’Union des écrivains dans la vieille ville de Tallinn qui a fait couler beaucoup d’encre. En effet, cet écrivain, communiste convaincu et partisan de Staline, a publié, outre sa production apolitique, des textes soutenant sans équivoque le régime soviétique. Surtout, il était soupçonné que Smuul avait pris part aux déportations de 1949, sans qu’il n’existe de preuve. Alors que partisans du retrait du bas-relief et opposants à l’idée débattaient, un inventaire de biens saisis lors de la déportation de personnes signé par Smuul a été retrouvé, levant le doute concernant une participation active. S’en est suivi un autre débat : à quel degré Juhan Smuul est-il responsable de la déportation ? Finalement, l’Union des écrivains réunie en assemblée générale a décidé de ne pas retirer le bas-relief (97 voix contre le retrait, 47 pour et 45 abstentions).

Le 22 avril, des délégués des habitants du Võrumaa historique (Vana-Võromaa)[i] se sont réunis pour la première fois en congrès dans l’optique de renforcer l’identité des võrokesed[ii] et le statut de leur idiome, le võro. L’assemblée a notamment décidé que les võrokesed constituaient un peuple autochtone et demandé que le võro soit reconnu comme langue autochtone indépendante de l’estonien dans la législation estonienne (et non pas comme un dialecte) et que le système scolaire du Vana-Võromaa propose un enseignement bilingue estonien-võro. De plus, le congrès a fait de la protection de l’environnement de la région une priorité, cet élément étant une réaction claire au souhait du gouvernement estonien d’agrandir le terrain d’entraînement militaire de Nursipalu (à l’ouest de Võru).

Le 13 avril, le monde de la télévision et du cinéma était réuni pour la remise des EFTA (Prix du film et de la télévision). C’est le film Kalev qui a remporté le prix du meilleur film, son réalisateur, Ove Musting, remportant, lui, le prix du meilleur réalisateur. Ce long métrage qui retrace l’aventure du club de basket Tallinna Kalev jusqu’au titre de champion d’Union soviétique lors de la saison 1990-1991 est le grand gagnant des EFTA 2023 puisqu’il a remporté six EFTA (pour dix nominations). Mait Malmsten, qui incarne Jaak Salumets, l’entraîneur de Kalev, a été distingué avec le prix du meilleur acteur. Le prix de la meilleure actrice a été décerné à Maarja Johanna Mägi pour son rôle dans Apteeker Melchior, la première adaptation des enquêtes de l’apothicaire Melchior d’Indrek Hargla. (On peut noter qu’un troisième film, L’Apothicaire Melchior et la fille du bourreau, est sorti en salles en avril.)

En sport, l’aventure européenne du club de basket BC Kalev/Cramo s’est arrêtée aux portes de la finale. Si les Tallinnois avaient remporté le match aller de leur demi-finale contre Cholet, le match retour a largement tourné à l’avantage de l’équipe française. Ce voyage en France a eu d’autres conséquences négatives, puisque prise dans les grèves, l’équipe tallinnoise n’a pu revenir en Estonie que le matin de sa demi-finale de la Ligue letto-estonienne. Deuxième de la saison régulière, Kalev/Cramo a fini la saison par deux défaites, contre Riga en demi-finale et contre Tartu en petite finale.

De son côté, Kristin Tattar, spécialiste du disc-golf, s’impose encore plus comme l’une des meilleures du monde. Première Européenne à remporter l’US Open en 2019 et victorieuse lors des Championnats du monde 2022, elle a remporté trois tournois consécutifs en avril, renforçant ainsi son statut de numéro 1. Les succès de Kristin Tattar témoignent de la popularité qu’a pris le disc-golf en Estonie depuis le début des années 2010. Avec plus de 150 parcours, l’Estonie se classe au cinquième rang mondial derrière les États-Unis, la Finlande, le Canada et la Suède et au premier en ce qui concerne la part du territoire couverte par des parcours !

Photo : Stenbocki Maja

[i] Le Vana-Võromaa couvre les actuelles régions administratives de Võrumaa (moins le Setomaa) et de Põlvamaa (moins la partie nord) et le sud-est de la région de Valgamaa. Il se composait des entités locales de de Põlva, de Räpina (Räpinä en võro), de Vastseliina (Vahtsõliina), de Rõuge (Rõugo), de Hargla (Harglõ), de Kanepi et d’Urvaste (Urvastõ) et de Karula.

[ii] Dénomination estonienne, võrokõsõq en võro.