Le 27 mars 2024, Annika Haas présentait à l’INALCO de magnifiques photographies consacrées aux cultures minoritaires d’Estonie, incluant une série sur la communauté rom du sud du pays. L’occasion pour nous d’évoquer en images et en mots une population qui reste peu connue des Estoniens, alors même qu’elle est présente dans la région depuis au moins un demi-millénaire (les archives du conseil municipal de Reval mentionnent deux tsiganes originaires de Rothenberg dès 1533).

Les Roms, il est vrai, tendent à vivre en marge de la société et n’ont jamais été très nombreux en Estonie: d’après les statistiques officielles, entre 450 et 600 personnes résideraient aujourd’hui dans le pays, mais la plupart des chercheurs considèrent qu’il faudrait doubler, voire tripler ce chiffre pour s’approcher de la réalité.

Présents dans une vingtaine de villes, Valga en tête, les Roms d’Estonie sont depuis longtemps sédentarisés, mais la dispersion géographique de leurs très grandes familles et leur appétence pour le commerce les incitent à de fréquents déplacements, à l’intérieur du pays comme à l’étranger.

Globalement, la communauté rom d’Estonie est pauvre, mais les niveaux de richesse peuvent varier assez sensiblement d’une famille à l’autre. Traditionnellement, les hommes s’adonnaient à l’élevage de chevaux, au travail du cuir et du métal ; les femmes vendaient des fleurs, des baies, des herbes médicinales, mendiaient et disaient la bonne aventure. Bien qu’un certain nombre de ces activités continuent d’être exercées aujourd’hui, parfois au prix d’adaptations (les voitures tendent par exemple à remplacer les chevaux), l’éventail des professions envisageables ne cesse de s’élargir. Trouver un emploi reste malgré tout un défi pour les Roms: s’ils maîtrisent souvent nombre de savoirs pratiques (langues, arts…), il est rarissime qu’ils poursuivent leurs études au-delà de l’école primaire et ils sont confrontés à de très fortes discriminations sur le marché du travail. Après le retour à l’indépendance, de nombreux jeunes ont pris le chemin de la Finlande, de la Suède ou de la Grande-Bretagne – en cela, ils ne diffèrent guère de leurs compatriotes estoniens.

La famille joue un rôle fondamental dans la vie des Roms. L’âge et le sexe déterminent assez strictement la place et le rôle à l’intérieur du groupe ; tant qu’elles sont célibataires, les filles sont par exemple censées préserver leur virginité. L’usage est de se marier et de faire des enfants tôt. Cependant, les mœurs évoluent lentement: l’âge moyen au mariage s’élève peu à peu, les noces se déroulent dans une plus grande intimité qu’autrefois, tandis que les mariages mixtes, les divorces et les remariages sont mieux acceptés.

Au cours des dix dernières années, la communauté rom d’Estonie a donné lieu à des études historiques, ethnologiques et linguistiques dignes d’intérêt. Trois thèmes ont particulièrement retenu l’attention des chercheurs: le souvenir du porajmos (génocide des tsiganes), l’apparition du pentecôtisme et la naissance (ou non) d’un dialecte propre aux Roms estoniens.

La mémoire du génocide

En Estonie, la communauté tsigane d’avant-guerre a été quasiment exterminée par les nazis: de l’avis général, la moitié au moins des Roms du pays ont péri au cours de l’occupation allemande. L’historien Anton Weiss-Wendt va jusqu’à estimer la proportion d’assassinats à 90%, un des pourcentages les plus élevés d’Europe. Les enfants représenteraient presque la moitié des victimes. Les principales exécutions de masse ont eu lieu à Narva, dans la prison de Harku, au milieu des dunes de Kalevi-Liiva et à la prison centrale de Tallinn, entre 1941 et 1943.

Le porajmos a entraîné la disparition définitive des Roms de Laiuse. Une légende prétendait que ceux-ci descendaient de musiciens tsiganes oubliés par le roi de Suède Charles XII après un séjour dans la région. La vérité est qu’ils furent regroupés et sédentarisés de force par le régime tsariste, dans cette paroisse de Laiuse, vers 1840. La plupart vivaient à Raaduvere, ainsi qu’à Rakvere et Jõgeva. Leur dialecte a été étudié par le grand linguiste Paul Ariste dans les années trente.

Conséquence directe de l’ampleur du génocide : la plupart des Roms résidant actuellement en Estonie n’y sont arrivés (de Lettonie ou de Russie), ou nés, qu’après la seconde guerre mondiale. En comparaison du cauchemar vécu sous l’occupation nazie, un certain nombre gardent une nostalgie du régime soviétique, qui leur garantissait un travail et un salaire, ainsi qu’un accès à l’éducation et aux soins médicaux. Ce ressenti, assez proche de celui des russophones, ne correspond pas au récit national estonien tel qu’il s’est développé dans les années quatre-vingt-dix ; est-ce à dire que le porajmos est occulté dans la mémoire collective?

Bien qu’une résolution du Parlement européen du 15 avril 2015 y invite, les autorités estoniennes n’ont pas adopté le 2 août comme journée de commémoration du porajmos, mais le génocide des tsiganes est mentionné chaque année le 27 janvier, lors de la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’holocauste.

Stèle commémorative du massacre des Roms à Kalevi-Liiva. Photo : Estonian Roma Union

En mai 2007, après des années de lobbying, une stèle commémorative spécifique a été érigée à Kalevi-Liiva, en partie grâce à des financements finlandais. Depuis lors, des Roms s’y réunissent chaque année, pour se rappeler les massacres qui y ont été perpétrés.

La chercheuse Eva-Liisa Roht-Yilmaz a consacré un intéressant article à la représentation des tsiganes dans plusieurs expositions estoniennes entre 2013 et 2018. Elle constate une faible visibilité de cette communauté, en dépit d’une évolution de la muséologie estonienne vers une plus grande inclusivité, expression d’une réelle volonté d’intégrer l’histoire de toutes les minorités au récit national. En fait, le conflit des mémoires autour de la seconde guerre mondiale ne constitue qu’un des aspects du problème : l’invisibilité découle aussi et surtout du manque d’intérêt des chercheurs, de la rareté des artefacts susceptibles d’être exposés, d’une tendance à considérer les Roms de Laiuse, aujourd’hui disparus, comme les seuls « vrais » tsiganes d’Estonie et de la méthode participative prônée par les musées (peu adaptée aux Roms, car supposant une collaboration active des intéressés à la préparation des expositions).

L’irruption du pentecôtisme

Le pentecôtisme est une forme de spiritualité née dans les églises protestantes des États-Unis, qui met l’accent sur la puissance de l’Esprit-Saint et sur la dimension émotionnelle de l’expression religieuse. Depuis le milieu du XXe siècle, on observe une progression rapide de cette religion chez les tsiganes d’Europe, alors qu’ils avaient plutôt tendance jusque-là à adopter la religion majoritaire du pays où ils résidaient. En Estonie, les conversions n’ont vraiment débuté qu’après le démantèlement de l’Union soviétique, à un moment où les Roms subissaient de plein fouet les nouvelles règles de l’économie de marché.

Nombre de travaux académiques expliquent l’attrait du pentecôtisme par des raisons socio-économiques. Telle qu’elle s’est développée au cours des dernières décennies, cette religion a en effet beaucoup d’atouts pour séduire les personnes pauvres, peu éduquées, exclues du système du santé: aux fidèles, le néopentecôtisme fait miroiter la perspective de guérisons miraculeuses, voire d’un enrichissement matériel (au sein des courants les plus controversés, adeptes de la «théologie de la prospérité»). Les dons du Saint-Esprit ayant plus d’importance que le texte biblique, il n’est nul besoin d’avoir fait de très longues études pour devenir pasteur.

Dans le cas des Roms d’Estonie (et d’Europe en général), l’ethnologue Lidia Gripenberg estime cependant que la motivation première des conversions est spirituelle, même si le désir d’intégration sociale peut aussi jouer un certain rôle : les «born again» avec lesquels elle s’est entretenue évoquent un bouleversement intérieur, d’origine divine, qui les a conduit à changer radicalement de mode de vie.

Il arrive que l’éthique pentecôtiste entre en contradiction avec les valeurs traditionnelles tsiganes, ce qui met les convertis en porte-à-faux vis-à-vis de leur communauté, et les conduit habituellement à négocier entre les deux codes moraux. Eva Liisa Roht-Yilmaz le montre par exemple à propos de la divination, que les pasteurs condamnent fermement, alors qu’il s’agit pour les femmes roms d’un gagne-pain autant que d’un élément de leur identité culturelle : même si les converties renoncent à dire la bonne aventure, leur attitude à l’égard de cette pratique, «satanique, mais pas toujours», reste assez ambiguë.

Bien plus limitée que dans d’autres pays, la diffusion du pentecôtisme parmi les Roms estoniens a aussi ceci de particulier qu’elle a été pour l’essentiel l’œuvre de Kaale (tsiganes de Finlande). Dans les années quatre-vingt-dix et deux-mille, l’organisation Elämä ja Valo (fondée sous un autre nom en 1964, mais rebaptisée ainsi pour marquer son appartenance au mouvement évangélique international « Vie et Lumière », lancé par le pasteur breton Clément Le Cossec en 1954) s’est investie dans l’évangélisation de ses voisins baltes. Une mission a notamment été implantée à Valga.

Les missionnaires ont beaucoup joué sur le sentiment d’une identité partagée, et l’impression de retrouver des frères après une longue séparation imposée par des raisons politiques. Il y a pourtant entre les Kaale et les Roms d’Estonie des différences culturelles assez importantes. S’ils s’accordent sur des valeurs telles que l’importance de la famille ou le respect dû aux anciens, les tsiganes de Finlande apparaissent cependant plus conservateurs, patriarcaux et rigoristes que leurs voisins du sud.

Ainsi, les Kaale considèrent-ils par exemple que la danse n’a pas sa place à l’église, et qu’hommes et femmes doivent y être séparés – ce qui n’est pas toujours le cas en Estonie. Lorsqu’ils manipulent de la vaisselle ou de la nourriture, ils observent des règles de pureté rituelle très strictes, qui étonnent leurs coreligionnaires estoniens. Chez les Kaale, l’éloignement constitue le moyen privilégié de règlement des conflits (la vendetta avait cours autrefois, mais les pentecôtistes y ont renoncé), alors que les Roms d’Estonie recourent plus volontiers aux tribunaux communautaires, où des femmes peuvent être autorisées à siéger.

L’émergence du laloritka

Langue indienne, le romani se subdivise en de nombreux dialectes, influencés par les parlers locaux d’Europe. En Estonie dominent le lotfitka et le xaladitka, qui appartiennent tous deux au même superdialecte nord-oriental. Bien que le lotfitka soit influencé par le letton et le xaladitka par le russe, ces idiomes passent pour être parmi les plus conservateurs du romani. En cela, ils s’opposent au kaalo, para-romani en usage en Finlande, tellement contaminé par le suédois et le finnois qu’il est devenu difficilement compréhensible pour les tsiganes du continent.

L’estonien standart n’a guère emprunté au romani. Tout juste peut-on, à la suite de Paul Ariste, mentionner manguma («quémander»), de mangel – dont l’estonien n’a gardé que la connotation péjorative, puisque ce verbe signifie aussi «demander» en romani.

Les variantes dialectales du romani parlées dans les pays baltes sont-elles plus influencées par l’estonien? Ceux des Roms, en particulier les jeunes, qui se considèrent comme Estoniens ont souvent cette impression. Pour le différencier du lotfitka de Lettonie, ils appellent leur dialecte laloritka (du nom peu flatteur à l’origine – il dérive de laloro, signifiant «muet» – donné aux Estoniens par leurs voisins du sud).

La linguiste Anette Ross a mené l’enquête pour juger de la distance entre les deux dialectes. Elle note effectivement des différences, mais celles-ci proviennent généralement d’innovations du lotfitka de Lettonie, qui n’ont pas passé la frontière.

Ce sont essentiellement des emprunts lexicaux qui trahissent l’influence de l’estonien sur le laloritka. Le système phonologique originel du romani, limité à a, e, i, o et u, s’enrichit à l’occasion de voyelles exotiques: täxtas («étoile»), küla («village»), lõuna («déjeuner»)…

Le romani distingue assez systématiquement les mots hérités des mots empruntés, à l’aide de marqueurs spécifiques. Le suffixe -in est par exemple ajouté au radical des verbes empruntés à l’estonien : jalutinel («marcher»), kazutinel («utiliser»), reizinel («voyager»)…

Les substantifs empruntés à l’estonien se répartissent entre les deux genres du romani. Les noms devenus masculins prennent la terminaison -s (untis «loup», juustos «fromage», maagus «estomac»….), les féminins la terminaison -a (silta «pont», pirna «poire»…).

Plusieurs adverbes, comme järsku («soudain»), tavaliselt («habituellement») ou liiga («trop»), sont passés tels quels dans le vocabulaire des Roms d’Estonie.

Mais la morphologie et la syntaxe du laloritka n’ont pratiquement pas été modifiées par le contact avec l’estonien. Anette Ross ne relève qu’un calque sémantique : sous l’influence du verbe saama, dolel («recevoir») est fréquemment utilisé pour exprimer la possibilité, dans des tournures comme : Tu dolesa mansa te jees? («Peux-tu venir avec moi?»).

Contrairement au russe et au letton, l’estonien n’a donc pour l’instant exercé qu’une influence superficielle sur le romani des pays baltes, mais Anette Ross pense que l’intensification des contacts avec les Estoniens devrait à terme provoquer des transformations linguistiques plus importantes.

BIBLIOGRAPHIE

GRIPENBERG, Lidia. « Rebuilding ties that existed long ago : experiences of Finnish Roma during missionary work in Estonia ». In : Journal of ethnology and folkloristics, 1 (2022), p. 117-134

HAAS, Annika. Meie, mustlased = We, the Roma. [Lieu de publication inconnu] : Annika Haas, © 2018. [ca 200 p.] ; tout en ill., 27 cm. ISBN 978-9949-88-447-6

ROHT-YILMAZ, Eva-Liisa. Converting identities and moralities : Pentecostal christianity among the Roma in Estonia and Latvia. – Tartu : University of Tartu Press, © 2023. – 113 p. (Dissertationes ethnologiae Universitatis Tartuensis ; 17). Edition commerciale de : Th. Doct. : Philosophy and ethnology : 2024

ROHT-YILMAZ, Eva-Liisa. « (In)visibility and the (unheard) voice of the Roma in Estonia : the depiction of Roma history and culture in museum exhibitions ». In : Journal of Baltic studies, 54:1 (2023), pages 123-143

ROSS, Anette. « Estonian lotfitka Romani and its contact languages ». In : Philologia Estonica Tallinnensis, 1 (2016), p. 154-172

ROSS, Anette. Estonian lotfitka Romani. 113 p. Master’s thesis : Estonian langage and culture : Tallinn university, School of humanities : 2017.

WEISS-WENDT, Anton. « Who were the Roma victims of the Nazis ? : a case study of Estonia ». In : Journal of Baltic studies, 54:1 (2023), p. 27-46

A noter : tous les chercheurs estoniens cités utilisent « r » pour rendre un son que d’autres écriraient « rr ». Nous avons choisi de nous conformer à cette manière de transcrire ; on ne s’étonnera donc pas de trouver plus haut : rom, romani, porajmos, laloro… au lieu de rrom, rromani, porrajmos, lalorro…