« Tu veux me faire manger du plastique ? Un vrai croissant, ça s’achète dans une boulangerie et pas dans un supermarché, il ne t’a pas dit ça, Stéphane ? » Ainsi commence le premier véritable échange entre la Parisienne d’Estonie Frida et son aide-soignante Anne, arrivée tout droit d’Estonie. L’élégante Frida, incarnée par une Jeanne Moreau toujours aussi fascinante, reproche à Anne, pleine de bonne volonté, de ne pas connaître les coutumes françaises. Dépaysement, solitude, société capitaliste, que de mots pour qualifier ce film intimiste et social d’Ilmar Raag.

Le deuxième long-métrage du jeune réalisateur estonien, s’éloignant significativement du thème de la violence à l’école qui était le sujet de son premier film Klass (2007), explore toutes les facettes de la solitude, ainsi que le choc culturel Est/Ouest. Après Une estonienne à Paris, Ilmar Raag a réalisé successivement Kertu (2013) et I won’t come back (2014), étudiant avec finesse les relations entre des êtres en proie à la solitude. Ainsi, Une estonienne à Paris raconte le parcours d’un trio : Frida, Anne et Stéphane, qui chacun à sa manière affronte sa solitude.

Frida, le personnage central du film, défend bec et ongles sa singularité. Par fierté, elle refuse catégoriquement l’aide généreuse et patiente d’Anne. Cette dernière ne fait que subir une solitude engendrée par la vie : divorce, le départ du domicile familial des enfants devenus adultes, le décès de sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer.

Quant à Stéphane, ancien jeune amant de Frida, qui est toujours très amoureuse de lui, il essaie de s’occuper d’elle tout en essayant de mener une vie personnelle qui ne se résume pas à elle.

Le personnage d’Anne est remarquablement joué par Laine Mägi, qui a obtenu pour sa prestation le prix de la meilleure interprétation au Festival de Saint-Jean-de-Luz. Cette femme d’âge mûr se dévoue à Frida afin de l’aider dans son quotidien, ce que la vieille dame n’apprécie guère. En arrivant à Paris, Anne d’origine modeste, découvre un nouveau monde plein de paillettes. La caméra prend le temps de filmer les boutiques de luxe de Paris, le regard ébahi d’Anne devant les jolies robes et les parfums. On voit évidemment défiler des images de cartes postales, telles que l’Arc de Triomphe ou la Tour Eiffel, car pour Anne, c’est avant tout un rêve qui se réalise. Au tout début du film, Ilmar Raag montre un petit appartement estonien avec un vieux téléphone à cadran circulaire, probablement situé dans quelque périphérie urbaine, qui contraste fortement avec le vaste appartement cossu et rempli d’antiquités de Frida.

Les scènes sont marquées par de longs silences, où la musique est peu présente, créant un effet d’authenticité très poussé, qui permet de tisser un lien avec le spectateur.

D’emblée, Anne est dépaysée, voire choquée par certaines habitudes occidentales, comme celle de ne pas enlever les chaussures de ville chez soi. Elle essaye peu à peu de se faire accepter par Frida, mais se heurte au cœur de pierre de cette femme acariâtre. Dotée d’une voix grave, immédiatement reconnaissable, ravagée par le tabac, Frida rejette systématiquement tout au long du film les attentions d’Anne, en lui lançant perpétuellement des remarques désobligeantes ( « une pauvre petite immigrée »). Néanmoins, Anne tente d’établir un contact en lui parlant estonien, en lui préparant un petit déjeuner traditionnel, bref en lui rappelant ses origines, mais en vain : jusqu’à la fin Frida lui répondra en français et garde ses bonnes habitudes, telles que le croissant chaud du matin servi avec du thé. Subtile, Anne comprend l’origine de la fermeture de l’élégante grande dame : Frida est restée profondément malheureuse, car elle souffre de l’absence de Stéphane et elle l’exprime en rejetant tout le monde. Bien que l’on sache peu de choses sur les personnages, leur silence et leurs regards transmettent une palette d’émotions : la nostalgie de la jeunesse de Frida repensant à ses amours avec Stéphane, l’abattement d’Anne s’efforçant de se faire accepter par Frida, la fatigue de Stéphane.

Un moment fort dans le film est la rencontre organisée par Anne dans le spacieux et riche salon de Frida avec les anciens membres de la chorale estonienne de Paris. Croyant faire le bon choix, Anne pense que le retour aux racines permettrait à Frida de s’ouvrir aux autres, mais les retrouvailles tournent mal. Un seul souvenir est évoqué : les relations frivoles de Frida avec les hommes. Une rupture nette s’inscrit entre les deux femmes, Anne craque. Cette scène marque un tournant dans l’attitude de Frida, qui essaie de maîtriser davantage son tempérament excessif.

Au final, il s’opère pour chacun des personnages un changement intérieur positif : Anne prend soin d’elle, se constitue une belle garde-robe, Frida retrouve une empathie avec Stéphane et se réconcilie avec Anne.

Ce film intimiste, soigné et subtil, où s’entrecroisent des solitudes, est comme l’illustration de cette pensée de C.G. Jung : « La solitude ne vient pas de l’absence de gens autour de nous, mais de notre incapacité à communiquer les choses qui nous semblent importantes ».

 

FICHE TECHNIQUE

Année : 2012
Genre : drame
Réalisateur : Ilmar Raag
Scénario : Ilmar Raag, Lise Macheboeuf, Agnès Feuvre
Pays d’origine : France, Belgique, Estonie
Studio : Amrion OÜ, le Parti Production
Distribution : Ufilm, TS production, Amrion
Son : parlant
Langue : français, estonien
Format : couleur
Photographie : Laurent Brunet
Montage : Anne-Laure Guégan
Décors : Pascale Consigny
Durée : 1 h 34
Sortie estonienne : 26/12/2012
Prix et distinctions :
• Festival international des jeunes réalisateurs de Saint-Jean-de-Luz 2012 : Christera de la meilleure interprétation féminine pour Laine Mägi
• Nomination au Festival international du film de Vancouver 2013
Disponible en DVD éd. Pyramide Vidéo
Distribution : Jeanne Moreau, Patrick Pineau, Laine Mägi, Corentin Lobet