Comment une simple boule à facettes a pu faire s’effondrer près de soixante-dix ans de communisme ? C’est au travers d’un film d’inspiration autobiographique que le réalisateur Jaak Kilmi essaie de formuler une réponse. Né en 1973, Kilmi a eu dix ans dans les années 1980 et son film nous transmet les impressions de l’enfant qu’il était alors. La mise en scène originale mêle dessin animé, montage de maquettes, effets spéciaux, interviews, images d’archives, fiction… Il est impossible de catégoriser ce film, à la fois thriller d’espionnage et comédie frisant l’absurde. De plus, le réalisateur multiplie les références cinématographiques et audiovisuelles, qui d’une manière très intéressante sont évoquées par quatre enfants. L’idée géniale de Kilmi a été de présenter cette période chaotique à travers le regard rêveur et malicieux de l’enfance, avec en contrepoint des rappels historiques sur les événements essentiels.

L’Estonie, indépendante de 1918 à 1940, devient finalement soviétique, mais elle est toujours demeurée proche de la Finlande géographiquement, politiquement, et culturellement. Elle se retrouve donc en pleine Guerre Froide au centre d’un affrontement idéologique où les apparatchiks soviétiques s’efforcent tant bien que mal d’endiguer la propagation de l’influence occidentale qui pénètre par les chaînes de télévision finlandaises. Bien que celles-ci fussent interdite, il n’était pas insurmontable, avec un peu d’astuce, de capter le signal de la tour de télévision finlandaise, assez haute pour transmettre jusqu’en Estonie. Ainsi, le narrateur du film, le petit Jaak, peut raconter aux spectateurs comment il arrivait à suivre la série américaine Dallas et à en envoyer un compte rendu par la poste à ses amis et à sa famille. Les effets de contraste entre la narration en voix off et les scènes filmées, où réalité et fiction se mélangent, sont empreints d’une naïveté enfantine. Ce long-métrage palpitant et inclassable est souvent qualifié de documentaire, ce qui implique évidemment des images d’archives, comme l’apparition de Brejnev, Andropov et toute la gérontocratie soviétique, ou des entretiens avec des témoins de l’histoire. Ainsi, Jaak Kilmi donne la parole successivement à plusieurs spécialistes, tels Sakari Kiuru, ancien directeur de la télévision finlandaise, Edward Lucas, auteur de The New Cold War ou encore Hagi Šein, ancien directeur de la télévision estonienne. Ces spécialistes éclairent la façon dont fonctionnait l’esprit soviétique et les menaces du soft power occidental clandestin qui pesaient sur lui.

Les années 1980 sont une période charnière dans le processus de liquéfaction du système soviétique. Les fonctionnaires de la nomenklatura ont de plus en plus de mal à contrôler la vie de la population. Grâce à la tour finlandaise, Jaak et ses amis suivent assidument la série Dallas, vecteur du quotidien, symbole par excellence de la vie capitaliste montrant des hommes d’affaires aux dents blanches accompagnés de leur épouses riches et malheureuses. D’autres références sont évoquées, comme Ninotchka avec Greta Garbo, incarnant une jeune Soviétique qui embrasse le capitalisme. Ainsi débute une véritable bataille idéologique où les membres de l’appareil essayent de lutter contre ces clichés en affirmant que les Soviétiques boivent du champagne ou en créant une émission de télévision où l’on apprend la danse disco. Une mise en abyme scénique où les enfants imitent les acteurs de Dallas témoigne à quel point la vie occidentale les sort de ce quotidien morose où rien ne se passe. La télévision soviétique mène une propagande virulente qui contraint la jeunesse à rester coincée entre une culture occidentale séduisante et le droit chemin communiste. Le montage de Kilmi, parsemé de bruitages et d’une mélodie récurrente, donne l’impression d’avoir été réalisé par des enfants. Il raconte comment, petit, il aimait distribuer à ses amis les films que ses parents se procuraient clandestinement pour les vendre au marché noir. Un des moments forts, teinté d’une pointe d’humour, est la diffusion du film érotique français Emmanuelle. En 1987, dans la plus grande discrétion, les habitants rusent par tous les moyens, même les plus excentriques (comme un thermomètre !), pour regarder Emmanuelle diffusé à la télévision finlandaise. À travers ce comique de l’absurde, on voit apparaît une nouvelle génération à la charnière entre deux mondes, une jeunesse dont les souvenirs d’enfance sont encore imprégnés fortement par la période soviétique et qui pourtant se dirige vers l’idéal capitaliste incarné par Dallas et Emmanuelle qui ont émerveillé leur imaginaire. La touche finale du film – la célèbre chanson d’amour de Pierre Bachelet – symbolise une génération de jeunes pleins d’espoir.

Fiche technique

Disko ja tuumasõda

Année : 2009
Genre : documentaire
Réalisateur : Jaak Kilmi
Scénario : Kiur Aarma, Jaak Kilmi
Pays d’origine : Estonie
Producteurs : Kiur Aarma, Aleksi Bardy, Annika Sucksdorff
Studio : Eetriüksus
Son : parlant
Langue : estonien
Format: couleur
Montage : Lauri Kaasik
Musique : Ardo Ran Varres
Durée : 1h20
Sortie estonienne : 7/04/09
Prix et distinctions : 6
Disponible en DVD éd. Eetriüksus OÜ, Helsinki Filmi