I) L’Estonie préhistorique et la conquête germanique

La préhistoire de l’Estonie a duré jusqu’à la fin du XIIe siècle : les mentions écrites antérieures sont pratiquement toutes douteuses (la Germanie de l’historien latin Tacite, parue vers 100 ap. J.C., mentionne des Æstii mais ce mot désigne probablement des populations plus méridionales ; l’historien arabe al-Idrisi mentionne en 1154 une forteresse qui a été identifiée à Tallinn ; une chronique russe mentionne la fondation en 1030 par un prince de Kiev d’un fort baptisé Iouriev, ce qui serait la première mention de Tartu). La première mention incontestable de l’Estonie se trouve dans une chronique rédigée vers 1075, et la première mention indiscutable de Tallinn date de 1219.

A) De l’âge de pierre au temps des vikings

Les premiers habitants de la région sont arrivés après la fonte des glaces, vers 10500 av. J.C. Les plus anciennes traces d’occupation humaine remontent à 9000-8500 av. J.C. : c’étaient des semi-nomades qui vivaient de chasse, de pêche et de cueillette. Ils n’avaient pas d’organisation collective au-delà du clan. Les premières traces de poterie datent de 4900 av. J.C., l’agriculture apparaît vers 4000 av. J.C. C’est peut-être à cette époque que les premiers parlers finno-ougriens sont parvenus dans la région, sans doute en provenance de la région située entre la Volga et l’Oural. Vers 3200-3100 av. J.C., des populations de langue sans doute indo-européenne sont venues s’y mêler ; elles ont coexisté plusieurs siècles durant. C’est vers 2000 av. J.C. que l’élément finno-ougrien l’a emporté sur le territoire de l’actuelle Estonie, mais une partie importante du vocabulaire de base de l’estonien est d’origine proto-balto-slave. Plus au sud, l’élément finno-ougrien s’est effacé, mais il demeure encore en Lettonie quelques locuteurs d’une langue proche de l’estonien, le live. Aujourd’hui beaucoup d’Estoniens d’aujourd’hui sont fiers d’être parmi ceux des Européens qui ont su le mieux préserver un très ancien héritage culturel : ils se tiennnent pour des indigènes, les “Indiens de l’Europe”. L’âge du bronze commence vers 1800 av. J.C. ; la révolution du métal est liée à des influences scandinaves, sensibles notamment dans les sépultures et dans de nombreux emprunts linguistiques. C’est vers cette époque qu’apparaissent la charrue et les premiers champs, ainsi que les premières forteresses. Les premiers objets de fer apparaissent vers 500 av. J.C. ; de 50 av. J.C. à 450 ap. J.C. les influences romaines sont profondes – c’est à elles que remontent notamment les saunas, déclinaison nordique des bains publics méditerrranéens. C’est de cette époque que datent les premiers villages ; la future Estonie avait 20.000 à 30.000 habitants vers le début de notre ère, et il commençait à se constituer une dizaine de cultures régionales distinctes les unes des autres. L’époque des grandes invasions fut un temps de déclin économique, les forteresses se multiplièrent ; mais c’est alors aussi qu’apparut la jachère. Les influences scandinaves reprirent vers 800 : l’Estonie se trouvait sur l’une des routes du grand commerce viking, entre la Suède et Byzance.

B) À l’aube de l’Histoire (vers 1050-1210)

Vers 1050, les marchands allemands commencèrent à concurrencer les Scandinaves. L’est de l’Estonie entra dans des relations de dépendance avec les principautés russes, mais cela se réduisait à des expéditions militaires périodiques et à des versements de tributs : l’influence russe demeura limitée. Les ancêtres des Estoniens se livraient à la piraterie en Baltique, voire à des raids en Suède : ainsi ils participèrent au pillage de la ville de Sigtuna, en 1187. L’Estonie avait environ 150.000 habitants. L’agriculture progressait, la région exportait même des céréales. Les villages étaient d’habitat plus groupé qu’aujourd’hui. Certaines forteresses étaient en passe de devenir de vraies villes. La société était de type pré-féodal : elle était dominée par une aristocratie que les sources latines du XIIIe siècle désignent du nom de seniores (est. vanemad). C’étaient de grands propriétaires fonciers ; leurs guerriers se recrutaient parmi leurs paysans. Il y avait des esclaves, des artisans, des commerçants ; la polygamie était répandue. Nous connaissons très mal la religion des ancêtres des Estoniens. Les sources du XIIIe siècle ne mentionnent qu’un nom de divinité, Tarapita, que certains ont rapproché du dieu Thor des Scandinaves. Les habitants de l’Estonie rendaient un culte aux forces de la nature, leur sacrifiaient des animaux et des humains, honoraient les morts, pratiquaient la divination. Ils avaient des sanctuaires où l’on trouvait des “images” des dieux, dont des bosquets sacrés (hiied) et des arbres sacrés ; en revanche, les pierres à cavités qu’on trouve au bord de certains champs sont plus anciennes. L’influence du christianisme était déjà sensible ; elle est sans doute d’abord venue de Russie, puis de Suède. Ainsi les archéologues notent que la crémation reculait devant l’enterrement ; des croix apparaissent sur certains tombes, certains morts portent des crucifix. Il n’existait pas à l’époque de peuple estonien : les habitants de la région n’avaient pas de conscience collective, et sans doute même pas de terme pour se désigner collectivement (en tout cas, aux périodes suivantes, et jusque vers 1850, une telle désignation n’existait pas : les habitants de langue finno-ougrienne de la région se désignaient du nom de maarahvas, littéralement “les indigènes” ou “les campagnards”, l’ethnonyme Esthen/Estones n’était usité qu’en allemand et en latin). L’Estonie n’était pas unifiée politiquement : il existait plusieurs entités politiques (kihelkonnad) rassemblant quelques milliers d’habitants et, dans certaines régions, regroupées en maakonnad. Elles vivaient en vase clos, parlers et coutumes étaient assez divers pour qu’on puisse parler de différents peuples. Durant la conquête germanique, jamais nous ne les voyons agir en commun ; au contraire, les conquérants ont tiré parti de leurs divisions. À cette époque, la parenté linguistique n’avait aucune répercussion sur le plan idéologique, culturel ou politique : se représenter le contraire, c’est faire un grave anachronisme, plaquer sur le Moyen Âge une idéologie apparue à la fin du XVIIIe siècle.

C) La conquête germano-danoise (1208-1227)

Notre source essentielle sur cette période est une chronique rédigée vers 1227 par Henri de Lettonie, un Allemand arrivé sur place en 1205, qui participa à la conquête mais vécut plutôt dans les régions correspondant à l’actuelle Lettonie. Il vivait encore en 1259. La cause essentielle de la conquête fut religieuse – au Moyen Âge, les Européens pensaient en termes religieux et agissaient pratiquement toujours en fonction d’objectifs religieux. La Baltique orientale était l’une des dernières régions païennes d’Europe : c’était un scandale pour le clergé comme pour beaucoup de chrétiens. Dès la fin du XIIe siècle, les Scandinaves avaient envoyé des missionnaires. Puis les Allemands avaient repris le flambeau : outre des raisons religieuses, toujours prépondérantes, c’était que les marchands allemands étaient de plus en plus présents en Baltique orientale depuis que la Hanse, fondée en 1161, avait pris le relais du grand commerce viking, et supportaient mal l’anarchie qui régnait dans ces régions. Et puis l’Allemagne était surpeuplée : le surplus de population avait déjà commencé à se déverser sur les régions slaves de l’Europe (c’est ce qu’on appelle le Drang nach Osten). Un premier missionnaire allemand s’était installé vers l’actuelle Riga vers 1184, mais les indigènes lives ne se laissaient pas christianiser : ils tuèrent son successeur en 1198. Le pape convoqua alors à une croisade ; en 1201, l’évêque Albert de Buxhövden fonda Riga. La région à christianiser reçut le nom de Livonie. En 1202, les croisés s’organisèrent en une fraternité de moines-chevaliers sur le modèle des Templiers, les porte-glaive. Les croisés atteignirent les territoires correspondant à l’actuelle Estonie en 1208, mais en 1210 ils furent un moment arrêtés par des indigènes venus d’Estonie sur la rivière Ümera (en Lettonie du nord). En 1211-1217, ils conquirent le sud de l’actuelle Estonie. Les indigènes appelèrent les Russes au secours et certains tentèrent de s’unir, tardivement, sous la direction d’un vanem du Sakala, Lembitu (les armées indigènes s’appellent en estonien des malevad). Mais ils furent battus à la bataille de la Saint-Mathieu (septembre 1217), où Lembitu trouva la mort ; les Russes arrivèrent trop tard. Comme les indigènes résistaient mieux que prévu, les croisés allemands firent appel aux Danois. Ceux-ci débarquèrent en 1219 à Tallinn (on a rapproché ce nom de Taani linn, “le fort des Danois”). Pourtant les indigènes du nord de l’Estonie reprirent l’avantage, et Copenhague abandonna la partie en 1223, tandis que les chevaliers danois restés sur place et les porte-glaive se déchiraient. Malgré une nouvelle intervention russe, les porte-glaives reprirent l’avantage. Tartu tomba en 1224 et l’île de Saaremaa en 1227. La population des régions correspondant à l’actuelle Estonie avait diminué d’un tiers et les élites indigènes étaient décimées, surtout au sud. La résistance des indigènes avait duré près de vingt ans, car les envahisseurs étaient handicapés par leur petit nombre et leur éloignement de l’Allemagne, le climat, les conditions naturelles (marais, forêts) et la quasi-absence de voies de communication. De plus, l’entente ne régnait pas toujours entre conquérants ni même parmi les porte-glaive. Les indigènes en revanche étaient en état d’infériorité techonologique ; ils ne surent jamais s’unir et ne purent compter sur les Russes, alliés peu fiables qui, de toute façon, étaient également des conquérants en puissance.

II) Dans la Livonie médiévale (1227-1558)

A) La Livonie dans l’Europe médiévale

Les frontières mirent quelque temps à se fixer. À l’est, le grand-duc de Moscou Alexandre Nevski arrêta les chevaliers allemands sur le lac Peipous, en 1242. Au sud, les régions qui résistèrent à la christianisation formèrent la Lituanie ; les croisés héritèrent donc des régions correspondant en gros aux actuelles Estonie et Lettonie, qui portèrent le nom de Livonie (est. Livimaa, Livland en allemand) jusqu’en 1561. Quoique dominée par une élite germanophone, la Livonie ne faisait pas partie du saint Empire romain germanique. Les guerres étaient incessantes avec la Lituanie comme avec la Russie, qui n’accepta jamais la présence d’Allemands catholiques au débouché occidental de son commerce. À la fin du XVe siècle, le déséquilibre s’accentua en faveur de la Russie, en voie de se débarrasser du joug tatar, tandis que la Livonie s’affaiblissait, notamment à la suite de la défaite des chevaliers teutoniques contre les Polono-Lituaniens à Tannenberg, en Prusse, en 1410.

B) L’organisation spirituelle et politique intérieure

Au traité de Stensby (1238) les terres conquises furent réparties entre les différents acteurs de la conquête ; durant tout le Moyen Âge, le pouvoir ecclésiastique demeura prédominant. Les chevaliers administraient les régions les plus étendues. En 1237, les porte-glaive, affaiblis par une défaite face aux Lituaniens, avaient fusionné avec les chevaliers teutoniques, installés en Prusse depuis 1231, mais ils conservèrent leur autonomie sous le nom d’ordre de Livonie. Leur maître résidait dans l’actuelle Lettonie ; en Estonie, ils s’appuyaient sur un réseau de forteresses (Viljandi, Rakvere, etc.). C’étaient toujours des moines-soldats célibataires ; seuls leurs vassaux formaient une noblesse héréditaire, sans grand pouvoir. Le Danemark possédait le nord de l’actuelle Estonie, le duché d’Estlande (all. Estland, est. Eestimaa) ; mais Copenhague ne parvint jamais à affermir son pouvoir et vendit l’Estlande à l’ordre de Livonie en 1346. Il y avait trois évéchés (Tallinn, Saare-Lääne et Tartu), les deux derniers avaient des juridictions temporelles autonomes. Les évêques avaient aussi des vassaux et des forteresses, comme celles de Vana-Vastseliina et de Kuressaare. 9 agglomérations acquirent progressivement le statut de villes, avec une autonomie garantie par des chartes urbaines. À Tallinn, il y avait même deux cités distinctes, Toompea (la ville haute, aristocratique) et la ville basse, peuplée de marchands, qui obtint la charte de Lübeck en 1248. Sauf Toompea, les villes étaient administrées par des Conseils (raed, all. Räte) cooptés parmi les puissants et dirigés par des bourgmestres. Les rapports entre ces entités étaient flous : la Livonie n’avait ni chef d’État, ni gouvernement, d’où d’incessantes disputes. L’Ordre essayait d’absorber les évêchés, les villes tentaient d’élargir leur autonomie. À plusieurs reprises, cela déboucha sur des confrontations armées générales. L’Ordre se renforça en récupérant les domaines du Danemark, mais du fait de la maigreur de ses effectifs et de l’affaiblissement progressif d’une légitimité liée à la conquête, il ne parvint jamais à prendre complètement le dessus. En 1419, il apparut une ébauche de pouvoir central, la diète (maapäev, all. Landtag) de Livonie, mais c’était une institution délibérative qui n’avait pas les moyens de se faire obéir. Au total, au début du XVIe siècle la Livonie était d’une faiblesse de plus en plus appétissante pour les grandes puissances en train de se constituer à ses frontières, la Russie moscovite, la Pologne-Lituanie et la Suède.

C) La société livonienne médiévale

La population passa à 250.000-280.000 habitants au milieu au XVIe siècle. C’était une société de type colonial, divisée en communautés à la fois sociales et linguistiques. Les Germano-Baltes, germanophones, formaient les élites (militaires, spirituelles et commerçantes) ; les indigènes (maarahvas, all. Undeutschen : “non-Allemands”) formaient la paysannerie et les couches inférieures de la population des villes. Les germanophones n’étaient pas des étrangers. Après 1250, en majorité ils étaient nés sur place ; leurs liens avec l’Allemagne étaient étroits, mais pas quotidiens. Cette caste privilégiée était pleinement intégrée à la société livonienne, sur laquelle elle a laissé une empreinte profonde. Il ne faut pas imaginer l’opposition entre Deutschen et Undeutschen comme une confrontation entre deux “peuples”, terme complètement anachronique – elle était au moins autant de nature sociale que de nature culturelle, et par ailleurs elle n’était pas permanente : les contacts quotidiens créaient des liens. Bien sûr, il était très difficile de passer d’une communauté socio-linguistique à l’autre, et les rares ascensions sociales passaient par des processus de germanisation. Les flux de population en provenance d’Allemagne continuaient : ils concernaient des chevaliers de l’Ordre, des moines et des curés, des marchands – en revanche, il n’y eut pas d’immigration de paysans allemands, ce qui explique sans doute que la culture des indigènes se soit préservée. Des pêcheurs suédois s’installèrent sur les côtes et dans les îles. La société féodale livonienne s’organisait autour des mõisad (ce mot désigne à la fois un domaine nobiliaire et un manoir). Ils apparurent peu à peu, d’abord sur les domaines du Danemark, au fur et à mesure qu’une noblesse héréditaire s’installait sur les fiefs qu’on lui avait attribués ; au XVIe siècle, il y en avait environ 500. Le clergé était entièrement germanophone, et largement issu de la noblesse. Les ordres religieux possédaient de vastes domaines, qui fonctionnaient comme des mõisad, et jouaient un rôle économique majeur. En théorie les indigènes n’avaient pas le droit de s’installer en ville. Fortifiées, elles étaient l’univers de la noblesse, des marchands, organisés en guildes, et des artisans, organisés en corporations ; elles rassemblaient 5 à 8% de la population. Au XVe siècle, Tallinn avait 7000-8000 habitants et Tartu 5000-6000. La paysannerie indigène formait l’échelon inférieur de la société. Elle n’était pas homogène : on distinguait des “petits vassaux” exemptés des contributions féodales mais soumis au service militaire, des laboureurs, des paysans sans terre, des domestiques, plus différents catégories intermédiaires comme les üksjalad (“un seul pied”), installés sur des exploitations plus petites aux marges des mõisad. L’esclavage avait été aboli et le servage n’existait pas encore dans ces régions au Moyen Âge, pourtant la situation sociale de la paysannerie s’aggrava peu à peu : dîmes et corvées pesaient de plus en plus lourd, certains paysans s’endettèrent à tel point que leur liberté était menacée. Ces tensions débouchèrent, en 1343-1345, sur la révolte de la nuit de la saint-Georges (Jüriöö ülestõus), qui toucha tout le nord-ouest de l’Estonie. Les insurgés brûlèrent des mõisad, des églises et le monastère de Padise (ils auraient tué au total 8.000 Germano-Baltes) ; ils se dotèrent de quatre “rois” et assiégèrent Tallinn. Les chevaliers attirèrent leurs chefs dans un piège, sous prétexte de négociation, et les tuèrent. La répression ravagea les régions insurgées et décapita ce qui restait d’élite indigène. Par la suite, la condition des paysans continua à s’aggraver : au début du XVe siècle, l’ère du servage s’annonçait. Certains indigènes tentaient de s’installer en ville, d’autres fuyaient en Russie : aussi la justice féodale entreprit de limiter progressivement leur liberté de mouvement.

D) La vie culturelle et religieuse ; la Réforme

Comme dans toute l’Europe médiévale, l’essentiel de la création artistique et littéraire servait des objectifs spirituels. Les artisans, peintres, etc., étaient pour la plupart des Allemands, comme Bernt Notke, auteur de la danse macabre de l’église saint-Nicolas à Tallinn (fin du XVe siècle). À Tallinn, une cinquantaine de maisons, l’hôtel de ville (raekoda) et la pharmacie municipale datent du XVe siècle ; à la campagne, la plus belle église médiévale est celle de Kaarma, à Saarema (fin du XIIIe ou début du XIVe siècle). L’écrit était en latin ou en bas-allemand, aucun document en langue indigène antérieur au XVIe siècle ne nous est parvenu. L’enseignement était aux mains du clergé. La christianisation des indigènes demeura longtemps superficielle, mais il ne s’agissait pas d’une opposition frontale entre deux religions constituées, plutôt d’un ensemble de syncrétismes partiels, confus, évolutifs. Le clergé n’y était d’ailleurs pas toujours hostile, car ils permettaient de créer des ponts entre l’univers des indigènes et celui de la foi. Aussi le culte des saints rappelait sans doute celui des anciennes divinités païennes ; les prêtres reprirent une partie des fonctions des anciens “sorciers”. Dans ce lent processus de christianisation, le clergé régulier joua un rôle essentiel, notamment les frères mendiants qui faisaient des tournées dans les campagnes les plus reculées et parlaient la langue des indigènes. La Réforme parvint très vite en Livonie : dans nos régions, le premier service religieux selon le rite réformé eut lieu à Tartu en 1524. Une partie du clergé tenta de s’y opposer, mais une explosion de colère populaire coupa court à cette opposition : en quelques mois (1524-1525), la plupart des couvents et des églises furent pris d’assaut et dévastées. Seuls demeuraient catholiques les chevaliers et les évêques, complètement isolés – cela contribua encore à affaiblir la Livonie face à ses voisins. C’est vers l’époque de la Réforme qu’appaurent les premiers textes dans la langue des indigènes : le premier livre en estonien que nous ayions conservé est un catéchisme luthérien publié en 1535.

III) Le temps des guerres (1558-1710)

A) Les guerres de succession de la Livonie

Attaquée par la Russie d’Ivan le Terrible en 1558, la Livonie s’effondra en trois ans, tandis que l’évêque de Saare-Lääne vendait ses domaines au Danemark. La Pologne-Lituanie et la Suède intervinrent également, tandis que des révoltes paysannes éclataient. En novembre 1561, au traité de Vilnius, les vainqueurs catholiques se partagèrent la Livonie, mais la carte de la région ne se stabilisa qu’en 1570. Finalement, le Danemark reçut Saaremaa, la Suède la région de Tallinn, qui forma le duché d’Estlande, et la Pologne-Lituanie le sud de l’actuelle Estonie, qui, avec le nord de l’actuelle Lettonie, forma le duché de Livlande. Les chevaliers se sécularisèrent et se fondirent dans la noblesse héréditaire. Il fallut une vingtaine d’années pour écarter les Russes, qui reconnurent leur défaite à la paix de Iam Zapolsk (1582). La Suède et la Pologne recommencèrent à s’affronter en 1600 : la Suède finit par l’emporter, elle prit Tartu en 1625. À la paix d’Altmark (1529), la Pologne renonça à la Livlande. En 1645, la Suède annexa également Saaremaa : les régions correspondant à l’actuelle Estonie étaient de nouveau sous une même domination. Dans tous ces conflits, les indigènes ne firent preuve d’aucune solidarité collective, et s’engagèrent indistinctement dans tous les camps.

B) Population, administration et société jusque vers 1680

Ces guerres eurent des effets ravageurs, surtout à cause des famines provoquées par la désorganisation générale, des pillages et des épidémies diffusées par les armées, amies ou ennemies. Au total, la région n’avait plus que 120.000 à 130.000 habitants vers 1640. Par la suite, la population remonta assez vite, à 350.000-400.000 personnes vers 1690, mais en 1695-1697, la plus grave famine de l’Histoire emporta 20% de la population. De ce fait, il y eut une très forte immigration en provenance de Finlande, de Russie, de Courlande, de Lituanie, voire d’Écosse ou des Pays-Bas : la population rurale se serait renouvelée pour 20%. Sauf en ville, ces nouveaux venus ne s’assimilèrent pas aux Germano-Baltes, dont un fossé social et juridique les séparait, mais aux indigènes ; le processus prit plusieurs siècles. L’une de ces communautés a gardé sa langue et sa religion jusqu’à aujourd’hui : des vieux-croyants qui, fuyant la répression qui les frappait en Russie, s’installèrent sur la rive occidentale du lac Peipous à partir du dernier tiers du XVIIe siècle.

Le grand bénéficiaire des guerres fut la noblesse, les “barons baltes”. Elle demeura germanophone. Elle obtint le statut de corps privilégié, en 1561 en Livlande et en 1584 en Estlande. Elle se réunissait en trois diètes (une en Estlande, une en Livlande et une à Saaremaa), qui durèrent jusqu’en 1917. Elles assuraient l’essentiel de l’administration et de la justice ; les gouverneurs avaient des pouvoirs limités, sauf dans les territoires sous administration polonaise. L’agriculture évolua assez peu. Les mõisad se multiplaient et s’appropriaient toujours plus de terres. Désormais la grosse majorité des paysans étaient serfs. Ils pouvaient être vendus avec leur terre, voire sans elle comme de véritables esclaves, les châtiments corporels étaient courants, la justice était rendue par les seigneurs. Le poids des taxes et des corvées s’accrut. Il y eut peu de révoltes : la seule issue était la fuite, notamment en Russie. Les villes étaient en déclin : elles regroupaient 6% de la population seulement, mais Tallinn était la troisième ville de Suède. Le système des guildes se durcit : à Tallinn, celle de Saint-Olaf, l’une des plus ouvertes aux indigènes, dut cesser ses activités.

C) L’évolution culturelle

Les Églises étaient toujours les vecteurs essentiels de la culture. À l’époque où la Pologne dominait la Livlande, Tartu était le centre de la contre-Réforme dans la région : les jésuites y fondèrent un lycée, puis un séminaire. En 1632, les Suédois rouvrirent l’établissement sous la forme d’une université, qui fonctionna par éclipses jusqu’en 1710, tantôt à Tartu, tantôt à Tallinn, tantôt à Pärnu. L’enseignement était en latin ; il n’y avait pratiquement pas d’indigènes parmi les étudiants. La consolidation du pouvoir suédois permit un enracinement du luthéranisme, même si les survivances de l’ancien paganisme étaient nombreuses, ainsi que celles du passé catholique. Pour assurer le salut des âmes, le clergé protestant commença à doter le pays d’un réseau d’écoles paroissiales, qui jouèrent un rôle essentiel dans l’alphabétisation précoce des paysans. En revanche, il n’y eut pas de tentative pour germaniser les indigènes ; au contraire, c’est à cette époque qu’apparut une tradition d’écriture des parlers locaux. La première grammaire de l’estonien date de 1637 ; dans les années 1680, le pédagogue Forselius posa les bases d’une orthographe cohérente, qui demeura en vigueur jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les premières imprimeries datent des années 1630. 45 ouvrages en langue indigène, tous religieux, parurent avant 1710 : parmi eux, une traduction de l’Ancien Testament en dialecte de Tartu, en 1686. En revanche, la littérature séculière était encore inexistante, à l’exception de petits poèmes de circonstance rédigés en langue indigène par des Germano-Baltes. Le tout premier texte rédigé en estonien par un indigène, Käsu Hans, est une lamentation en vers sur l’incendie de Tartu par les troupes russes en 1708. La langue des indigènes continuait à subir une forte empreinte allemande. De même, la culture matérielle des paysans constituait un mélange d’éléments très anciens, remontant au fonds finno-ougrien, et d’éléments influencés par les usages des élites : ainsi, au XVIIe siècle, s’imposèrent de nouveaux costumes venus de Suède, d’où viennent les costumes populaires féminins d’aujourd’hui.

D) Les réformes de Charles XI et la seconde guerre du Nord

Le roi de Suède Charles XI (1660-1667) contraria un moment les intérêts des barons baltes, en voulant faire de ses domaines un État fort sur le modèle de l’absolutisme français. C’est largement à ses efforts que la période suédoise doit d’être restée, dans la mémoire des Estoniens, “le bon vieux temps suédois”, même si les réformes furent davantages pensées contre les Germano-Baltes qu’en faveur des indigènes. Dans les années 1680, Stockholm commença à confisquer des mõisad : cette politique de “réduction des biens” toucha les deux tiers des domaines privés en Livlande, le tiers en Estlande et le quart à Saaremaa. Le servage fut aboli sur les terres de la Couronne ; il fut interdit de vendre des paysans sans leur terre. En 1688, Stockholm fit entreprendre une cadastration générale des terres et consigner les obligations des paysans, serfs compris, dans des cahiers dont un exemplaire leur était remis, ce qui était censé limiter les abus. Le pouvoir de la justice seigneuriale recula. Les indigènes ne démontrèrent aucune pugnacité particulière : le statut de paysan libre, qui impliquait le service militaire, n’était peut-être pas beaucoup plus attractif que celui de serf, et les administrateurs nommés par la Suède étaient des étrangers, contrairement aux grands propriétaires germano-baltes. En revanche, les barons baltes se sentirent menacés et protestèrent. Aussi, lorsqu’en 1700 la Pologne-Lituanie, la Saxe, le Danemark et la Russie de Pierre le Grand attaquèrent la Suède, désormais gouvernée par le trop jeune Charles XII, les barons baltes penchèrent du côté de la coalition ; en revanche, la paysannerie semble avoir penché du côté suédois. Charles XII se laissa entraîner dans des opérations en Pologne, qui se soldèrent par le désastre de Poltava (1709). Pendant ce temps, les Russes conquirent les provinces baltes : Tartu, prise en 1704, fut incendiée en 1708 et ses habitants furent déportés en Russie. Tallinn tomba en 1710. Le traité de Nystadt (1721) formalisa l’annexion. De nouveau, la région était dévastée : la population retomba à 170.000 personnes, selon des chiffres peut-être sous-estimés. En particulier, une nouvelle peste, la dernière de la région, ravagea l’Estlande et la région de Pärnu dans les derniers mois de la guerre.

IV) Le premier siècle de pouvoir russe (1710-1802)

A) Les cadres administratifs et sociaux

La Russie rendit leur privilèges aux Germano-Baltes et leur abandonna presque complètement la gestion des deux provinces baltes, en échange d’un loyalisme qui ne se démentit jamais jusqu’en 1917. Les mõisad furent restitués à leurs anciens propriétaires et le servage y fut rétabli. Saint-Pétersbourg ne désignait que les responsables des douanes, les percepteurs, les autorités militaires et bien sûr les deux gouverneurs, qui siégeaient à Tallinn et à Riga (Saaremaa était rattachée à la Livlande). Une partie des barons baltes se mit au service de la monarchie russe, très germanophile,maisleur influence demeura limitée. La caste nobiliaire ne faisait que se replier sur elle-même. Dans les années 1740, il apparut des registres où figuraient les noms des familles reconnues nobles : elles seules pouvaient prendre part aux sessions des diètes, et il fallait un vote à une forte majorité pour admettre une nouvelle famille. Au départ, 172 familles étaient inscrites sur le registre de la Livlande, 127 sur celui de l’Estlande et 25 sur celui de Saaremaa. La noblesse représentait 1% de la population en 1782, et l’ensemble des germanophones, 2,5%. Il y avait alors entre 1.000 et 1.100 mõisad, qui s’étendaient toujours davantage au détriment des exploitations des paysans libres. Ce fut l’apogée du servage, qui concernait 90% de la population ; la condition des serfs s’aggrava encore, ils n’avaient même plus le droit de se marier librement. Dans les années 1760, des Germano-Baltes influencés par les physiocrates commencèrent à critiquer le servage pour son manque de rentabilité économique. Catherine II partageait leurs idées : en 1764, elle visita les provinces baltes, et l’année suivante, elle imposa à la diète de Livlande une série de mesures visant à améliorer le sort des serfs. Dans les années 1782, les réformes reprirent et se radicalisèrent : comme Charles XI un siècle auparavant, la tsarine voulait reprendre le contrôle de la région. Le régime douanier et fiscal s’aligna sur celui de la Russie intérieure, les deux provinces baltes furent réunies sous l’autorité d’un seul gouverneur en 1783. Une réforme juridique donna plus de droits aux paysans. Ces réformes exaspérèrent les barons baltes ; mais en 1796, le nouveau tsar Paul Ier en annula la plupart.

B) Économie et démographie

Grâce à la paix, la situation démographique se redressa très vite : les régions correspondant à l’actuelle Estonie avaient 485.000 habitants en 1782. L’immigration se ralentit. L’agriculture progressait lentement, les techniques n’évoluaient guère et les serfs travaillaient le moins possible. Pourtant les mõisad étaient prospères, notamment grâce à la proximité de la capitale. Le secteur le plus dynamique était la distillation de vodka. Malgré tout, à la fin du XVIIIe siècle, le mode de vie ostentatoire des barons baltes déboucha sur une spirale d’endettement. Les villes n’abritaient plus que 5% de la population vers 1800. Narva avait été détachée de l’Estlande et rattachée à l’Ingrie, plus à l’est. Il apparut deux nouvelles villes, Paldiski, une base navale, et Võru.

C) Culture, vie spirituelle et intellectuelle

L’évolution la plus importante est l’essor du piétisme, un mouvement de rénovation du protestantisme par approfondissement de la spiritualité personnelle de chaque croyant, hostile à l’institutionnalisation de la foi. Apparu vers 1675, il toucha se développa surtout après 1710 dans les provinces baltes. Il insistait notamment sur la nécessité de lire la Bible au moins une fois par an. Vers 1729, les frères moraves (herrnhuutlased) arrivèrent dans les provinces baltes. C’étaient des communautés piétistes issues de celle que le comte Nikolaus von Zizendorf avait fondée en Saxe en 1722. Zinzendorf lui-même visita Riga et Tallinn en 1736 ; sa prédication eut un grand succès dans l’ensemble de la société. Pourtant un oukaze interdit la prédication morave en 1743 : il faut dire que les communautés moraves accueillaient des serfs sur un pied d’égalité, ce qui ne plaisait pas à la noblesse ; les églises se vidaient ; enfin, il y avait eu quelques excès de puritanisme, notamment des autodafés de bijoux et d’instruments de musique, des illuminés avaient eu des convulsions et des apparitions. L’interdiction fut levée en 1764 et la prédication morave reprit sous des formes plus paisibles – elle atteignit l’apogée de son influence au début du XIXe siècle. On dit parfois que c’est le piétisme qui est parvenu à christianiser en profondeur les ancêtres des Estoniens. L’habitude de lire la Bible en famille fit progresser l’alphabétisation des indigènes. Les serfs et les femmes étaient traités sur un plan d’égalité – tout cela préparait l’essor des idées démocratiques et l’éveil national du XIXe siècle. Le mouvement morave encouragea l’écrit en langue vernaculaire, notamment sous la forme d’autobiographies spirituelles manuscrites. En revanche, les moraves luttèrent contre les costumes traditionnels, et avec les choraux protestants, l’influence allemande pénétra les musiques populaires. Une traduction de la Bible dans le dialecte de Tallinn parut en 1739 : les auteurs étaient très liés au mouvement morave. C’est en bonne partie grâce au prestige de ce texte qu’au XIXe siècle, le dialecte de Tallinn l’a emporté sur celui de Tartu dans le processus d’élaboration de l’estonien littéraire. Il apparut également des ouvrages édifiants, des almanachs paysans ; mais l’essentiel de la vie culturelle continuait à se dérouler en allemand. C’était une région très provinciale au sein de l’Europe allemande, d’autant que l’université avait fermé ses portes en 1710. Malgré tout, l’Aufklärung, c’est-à-dire le versant allemand des Lumières, y parvint assez vite, notamment par l’intermédiaire des Germano-Baltes qui allaient étudier en Allemagne et d’Allemands qui venaient travailler dans la région comme pasteurs, médecins, juristes, précepteurs, etc. Ainsi Johann Gottfried Herder enseigna à Riga entre 1764 et 1769 : il fut l’un des premiers à considérer les indigènes comme des “nations” avec leurs “coutumes nationales”, leur “génie national”, leur “âme”. Il inclut sept chansons estoniennes dans son recueil Stimmen der Völker in Liedern, paru en 1778 : c’était la première fois qu’un texte en estonien était publié pour sa valeur littéraire. Certains Germano-Baltes commençaient eux aussi à considérer les Estes et les Lettons comme des nations, définies essentiellement par leur langue. Ces idées nouvelles venaient intégralement d’Allemagne : c’est pourquoi la conception estonienne de la nation, telle qu’elle s’est élaborée au XIXe siècle, est essentiellement inspirée du modèle allemand de la Kulturnation, et n’a pas grand-chose à voir avec la conception française, citoyenne, de la nation.