Les relations entre l’Estonie et la France commencèrent à s’intensifier à partir des premières années du XXe siècle. À cette époque, Paris devint une destination privilégiée non seulement pour les réfugiés politiques, mais également pour les artistes, les écrivains et les acteurs culturels estoniens. Grâce au groupe Noor-Eesti, les Estoniens prirent conscience de l’importance de Paris en tant que centre culturel et scientifique, et la culture française influença fortement les œuvres des créateurs estoniens.

La naissance de la république d’Estonie fit surgir de nouvelles possibilités et de nouvelles conditions pour le développement des relations franco-estoniennes, qui allaient désormais prendre la forme de relations politiques, économiques et culturelles entre deux États indépendants. En Estonie, de nombreuses associations furent fondées, notamment entre 1921 et 1923, en vue de promouvoir ces relations et de propager la connaissance de la culture française. Fort logiquement, on s’efforca également de créér des associations «estoniennes» à Paris. Celles-ci étaient nécessaires d’une part pour développer les relations entre les deux pays et, d’autre part, pour regrouper les Estoniens de Paris. La question est de savoir si ces objectifs auraient pu être remplis par une seule association ou s’il était nécessaire d’en créer plusieurs. Manifestement, les diplomates estoniens ne se posèrent pas la question en ces termes. Ils agirent en fonction des nécessités et des possibilités du moment, sans disposer d’une conception d’ensemble claire et réaliste. La nature des associations fut donc influencée par les projets et les objectifs de leurs fondateurs, qui se recrutèrent dans trois groupes d’intérêt : les diplomates estoniens, les Estoniens de Paris et les Français amis de l’Estonie (ou des pays baltiques).

Premières tentatives

Dans les années qui suivirent immédiatement l’indépendance de l’Estonie, le rôle dominant fut joué par les diplomates estoniens (notamment par l’ambassadeur, Kaarel Robert Pusta). Leurs efforts permirent, dès 1919, la fondation de deux associations.

La Société maritime franco-estonienne avait pour objectif de mettre en place une liaison maritime régulière entre les deux pays. Mais, d’après Pusta, le manque de moyens financiers l’empêcha de démarrer ses activités.

L’Office franco-estonien, créé la même année, joua un rôle plus important. Bien que son objectif principal fût le développement des relations commerciales, l’une de ses missions devait être également de contribuer au rapprochement intellectuel des deux pays.

Au début des années vingt, les conditions devinrent beaucoup plus propices au développement des relations franco-estoniennes. En 1921, la France reconnut de jure la république d’Estonie, les relations officielles entre les deux pays s’intensifièrent et des Estoniens de plus en plus nombreux arrivèrent en France. On vit alors apparaître, en ce qui concerne les associations, deux grandes orientations. La première, représentée par Pusta et par les Français amis de l’Estonie, aboutit en 1922 à la création de l’Association France-Estonie. La seconde était celle des Estoniens de Paris, qui, après plusieurs tentatives infructueuses, fondèrent en 1925 l’Association estonienne de Paris. Ce furent là les deux associations «estoniennes» les plus importantes à Paris et c’est à elles que s’intéresse principalement le présent article.

L’Association France-Estonie

L’Association France-Estonie fut fondée à Paris le 8 décembre 1922, lors d’une séance solennelle organisée par l’Union des grandes associations françaises pour l’essor national et à laquelle participèrent plusieurs sénateurs et députés, ainsi que des représentants de la ville de Paris, de l’Université, de l’Alliance française, etc. Toutefois, l’élection du conseil d’administration et l’adoption des statuts n’eurent lieu que le 30 décembre.

Les liens noués avec des Français à l’époque de l’Office franco-estonien contribuèrent à la réussite de l’Association France-Estonie. Manifestement, les leçons des échecs antérieurs avaient été tirées: les objectifs furent définis de façon plus large et des Français prirent une part d’initiative importante dans la création de l’association.

Celle-ci était dirigée par un conseil d’administration élu pour trois ans et renouvelé par tiers chaque année. D’après les statuts, le conseil d’administration devait comprendre entre 30 et 42 membres. Sa composition réelle fut vraisemblablement plus restreinte : il semble en pratique s’être réduit au Bureau, qui comprenait le président (Georges Reynald), le vice-président (André Honnorat), le trésorier (Vrinat) et le secrétaire (Julien Luchaire). Le poste de président semble avoir été occupé plus tard par Paul Bastid. Le conseil d’administration pouvait décerner la qualité de membre d’honneur ou de président d’honneur à des «notabilités» «qui auront manifesté leur bienveillance et leur appui, ou qui auront rendu à l’Association des services signalés». En 1923, l’association possédait déjà neuf présidents d’honneur, parmi lesquels Kaarel-Robert Pusta, le recteur d’académie Apell, le sénateur Henri de Jouvenel, l’ancien président du Conseil Georges Leygues, le sénateur et ancien ambassadeur à Saint-Pétersbourg J. Noulens, Mme Ménard-Dorian, etc.

L’association était composée de trois catégories de membres : les membres fondateurs, les membres ordinaires et les membres bienfaiteurs. Le conseil d’administration admettait comme membres les Estoniens et les Français recommandés par au moins deux membres fondateurs ou ordinaires. La qualité de membre fondateur s’obtenait en versant une cotisation annuelle de 300 francs ou une cotisation unique de 5000 francs. Les membres ordinaires devaient payer 20 francs par an. Parmi les quelque trente membres de l’association (1923) figuraient un certain nombre de personnalités : des députés (G. Gérald, Cornudet), des sénateurs, des membres de l’Institut (Auguste Gauvain, M. Croiset), des professeurs à la Sorbonne (Eisenmann, Seignobos, Hauser), mais aussi le secrétaire de l’Alliance française (Paul Labbé), l’ancien chef de la mission militaire française en Estonie (le colonel Hurstel), etc.

L’objectif de l’association était de promouvoir le développement des relations intellectuelles et économiques entre l’Estonie et la France. L’une des premières manifestations fut un concert de musique estonienne, en janvier 1923, à la salle Pleyel. Par la suite, on peut mentionner la célébration du huitième anniversaire de la république d’Estonie (1926), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. À cette occasion, un discours fut prononcé par le ministre des Travaux publics, M. de Monzie, qui avait envoyé dès 1913 une délégation à Tallinn afin d’étudier la possibilité de mettre en place une liaison maritime régulière entre la France et l’Estonie. Nous ne disposons d’aucune donnée sur les manifestations organisées dans les années trente. Il est probable que l’activité de l’association fut peu à peu mise en sommeil. Plusieurs membres qui avaient déployé dans les premiers temps une grande activité moururent. Il semble en outre que l’association eût épuisé ses possibilités de développement et ne fût plus en mesure de répondre aux nouveaux besoins. La nécessité commençait en effet à se faire sentir de regrouper les Français amis des pays baltiques. De ce fait, les associations qui existaient à Paris pour chacun de ces trois pays perdirent de leur importance initiale. Les Français avaient l’habitude de considérer les pays baltiques comme un ensemble économique et politique cohérent. En 1930, le journaliste Henri de Montfort proposa donc de regrouper les activités de ces associations. L’idée fut accueillie favorablement et l’on procéda à la création d’une commission qui, sous le nom de Déjeuner de la Baltique, devait se charger d’organiser des repas et autres manifestations, afin de permettre aux Français intéressés par les pays baltiques de se rencontrer. Le premier déjeuner eut lieu le 12 janvier 1931, en l’honneur de l’ambassadeur d’Estonie. Cette tendance au regroupement des amis des pays baltiques et à une approche globale des trois pays aboutit en 1934 à la création du Comité franco-baltique ou Association France-Baltique. Parmi ses fondateurs figuraient plusieurs membres de l’Association France-Estonie. Deux ans plus tôt, une Chambre de commerce franco-balte avait également vu le jour.

L’Association estonienne de Paris

L’Association estonienne de Paris fut fondée le 10 mai 1925 par des Estoniens de Paris, à l’initiative de Karl Zirkel, alors étudiant en sciences politiques, et de l’artiste Jaan Siirak. La réunion constitutive rassembla une trentaine de personnes. Les statuts furent adoptés lors de la deuxième réunion, le 7 juin. Les tentatives faites par l’ambassade ou par des personnes privées pour créer une telle association avaient jusqu’alors échoué. La réussite de celle-ci s’explique sans doute par l’augmentation du nombre d’intellectuels estoniens à Paris et par l’aide apportée par le chargé d’affaires August Schmidt. L’attitude de Pusta à l’égard de cette association n’est pas connue avec certitude, mais il semble qu’elle n’ait pas été très favorable. Peut-être estimait-t-il qu’une association rassemblant les Estoniens de Paris n’avait guère d’intérêt du point de vue du développement des relations franco-estoniennes. À moins qu’il ne l’ait considérée comme une concurrente indésirable de l’Association France-Estonie, car les objectifs des deux associations se recouvraient partiellement. Le fait que l’Association estonienne de Paris fut fondée précisément pendant la période où Pusta se trouvait à Tallinn en tant que ministre des Affaires étrangères n’est peut-être qu’une coïncidence. Des allusions ont toutefois été faites à des désaccords entre Pusta et les Estoniens de Paris.

L’un des objectifs de l’association était de regrouper les Estoniens de Paris en une communauté unie «fondée sur l’amitié, l’entraide et la solidarité» et de leur permettre de conserver des liens avec la culture estonienne. Un deuxième objectif important était de contribuer à une meilleure connaissance mutuelle de la vie intellectuelle des deux pays et au resserrement des relations culturelles. Les moyens envisagés pour réaliser ces objectifs étaient relativement ambitieux et leur mise en œuvre devait se faire de façon progressive. De nombreux projets restèrent toutefois lettre morte. Il était prévu d’organiser des réunions, des causeries, des fêtes, des expositions, etc. Il était même envisagé de publier un bulletin mensuel, un annuaire, des brochures et autres imprimés, et de constituer une bibliothèque qui devait disposer d’une riche collection d’ouvrages et de périodiques concernant la vie culturelle en Estonie et en France. Il était envisagé de demander des aides et des bourses, pour permettre à des Estoniens de venir étudier en France, et d’organiser des voyages dans les deux pays. L’association devait aussi, aider les Estoniens qui arrivaient en France à s’orienter dans cet environnement étranger et à s’adapter à la vie locale.

Le premier problème important fut celui des moyens financiers, dont dépendait la possibilité de trouver un local. L’existence d’un local conditionnait dans une large mesure l’intensité de la participation des Estoniens de Paris aux activités de l’association. Dès 1925, les Estoniens commencèrent à se rencontrer chaque semaine, d’abord, semble-t-il, à la Closerie des Lilas, puis dans divers autres cafés de Montparnasse, notamment à la Rotonde. Il était possible de lire dans ces cafés des journaux estoniens mis à la disposition du public par l’association. Une bibliothèque put également être créée. Elle comptait soixante volumes en 1926 et cent cinquante-six en 1929.

La longévité de l’association fut favorisée par sa neutralité politique. Elle s’efforça en effet de se tenir à l’écart des luttes partisanes. D’autre part, le fait que ses activités faisaient l’unanimité rendait inutile la création d’une association concurrente qui aurait au bout du compte affaibli les deux. L’ampleur de ses activités dépendit du nombre des Estoniens de Paris et de leur dynamisme. En 1925, l’association comptait déjà trente-cinq membres, un an plus tard leur nombre était monté à soixante-dix-neuf. En 1934, selon J. Siirak, elle rassemblait autour d’elle quatre-vingt-dix personnes, qui représentaient près de la moitié de la communauté estonienne de Paris. Il convient de souligner le rôle très actif joué au sein de l’association par les Estoniens qui séjournaient à Paris pour de courtes périodes.

Le premier Bureau de l’association comprenait cinq personnes. Par la suite, il n’en compta plus que trois ou quatre (le président, le secrétaire, le trésorier et, pendant quelque temps, le bibliothécaire).

Les données fournies par le rapport d’activité 1928/1929, malgré leur caractère quelque peu confus et contradictoire, permettent de se faire une idée du budget de l’association à cette époque. Au 1er mai 1928, celle-ci avait en caisse 538,60 francs, et au 1er mai de l’année suivante 1217,55 francs. Le budget présentait donc cette année-là un excédent de 678,95 francs. Les recettes, qui provenaient des cotisations, des dons et des collectes, s’élevaient à 1760 francs, tandis que les dépenses étaient de 1081,05 francs.

L’Association estonienne de Paris organisa différents types de manifestations. Entre 1926 et 1932 vingt conférences furent prononcées à l’intention des Estoniens, la plupart sur des thèmes en rapport avec l’Estonie. À en juger d’après leur fréquence, l’activité de l’association connut son apogée entre 1926 et 1930, période pendant laquelle on compte trois ou quatre conférences par an. Leur nombre diminua à partir de 1930. Parmi les conférenciers, on relève les noms d’écrivains estoniens célèbres : Karl August Hindrey évoqua en 1927 son voyage au Congo ; Eduard Hubel (Mait Metsanurk) fit en 1929 une conférence intitulée «Paris et nous» ; la même année, le peintre et nouvelliste Aleksander Tassa parla du musée des Beaux-Arts d’Estonie. Le diplomate Georg Meri prononça également une conférence en 1931. L’association organisait des excursions estivales dans les environs de Paris, des arbres de Noël et des réveillon du nouvel an ; elle célébrait également la fête nationale estonienne. La participation des Estoniens de Paris à ces manifestations était importante. En 1932, l’arbre de Noël fut organisé conjointement avec l’association finlandaise, et plus de deux cents personnes y participèrent. Il y eut également un certain nombre de soirées à l’occasion desquelles furent présentées des pièces de théâtre, des chants, des danses, etc.

Entre 1933 et 1934, l’activité de l’association s’interrompit, car les membres les plus actifs (A. Normak, J. Siirak) avaient quitté Paris. Le nouveau Bureau élu en septembre 1934 parvint à faire redémarrer peu à peu la vie associative. Mais sa tâche fut compliquée par l’absence de local. Comme l’association était trop petite pour se procurer un local à elle seule, on envisagea en 1935 la possibilité d’utiliser des locaux communs avec les associations lettone et lituanienne. Nous ne savons pas si des démarches en ce sens furent effectuées. En 1935, l’association parvint à organiser une causerie, mais l’arbre de Noël fut assez modeste : quatre-vingts Estoniens environ y participèrent. En 1936, la fête nationale estonienne fut célébrée par un bal avec un concert et une tombola. Cent cinquante personnes y assistèrent. Mais cette même année 1936, les activités s’interrompirent à nouveau en raison de l’éloignement de certains des membres les plus dynamiques. À la fin de l’année 1937, une vingtaine d’Estoniens se réunirent pour tenter de «réveiller» l’association. Un Bureau provisoire fut élu, et cette année-là eut lieu à nouveau un arbre de Noël, qui connut une forte participation.

L’annexion de l’Estonie par l’Union soviétique, en 1940, porta un coup fatal aux relations franco-estoniennes. L’interruption des relations diplomatiques et la diminution de l’intérêt pour les pays baltiques en France affectèrent gravement les associations. La poursuite des activités associatives fut assurée principalement par les Estoniens de Paris et par quelques Français isolés. La période de l’entre-deux-guerres devait donc rester celle au cours de laquelle les relations franco-estoniennes furent les plus intenses et l’activité des associations «estoniennes» à Paris la plus animée.