Jean-Jacques Rousseau et J. G. Herder sont considérés à juste titre comme les ancêtres de l’idée de nation en Europe. Leurs noms symbolisent respectivement la conception politique et la conception culturelle de la nation. On peut comprendre que dans les États « anciens » et centralisés, comme la France, le facteur politique ait joué un rôle décisif dans la naissance de la nation et que l’unité nationale se soit constituée parallèlement à la démocratisation du pays. Il est également logique que des peuples morcelés, comme les Allemands, ou tenus à l’écart du pouvoir politique, comme les ethnies minoritaires des grands empires d’Europe centrale et orientale, aient plutôt cherché à s’appuyer sur l’unité culturelle. À partir des Lumières, l’influence de Rousseau et de Herder joua également un rôle déterminant dans l’évolution de la vie intellectuelle sur le territoire peuplé par les Estoniens et les Lettons, c’est-à-dire, selon les divisions administratives de l’époque, dans les provinces ou gouvernements d’Estlande, de Livlande et de Courlande (duché polonais jusqu’en 1795), alors connues sous le nom général de « provinces baltiques de la Russie » (Ostseeprovinzen Russlands).

En 1710, à la fin de la grande guerre du Nord, l’aristocratie germano-balte issue des croisés et des marchands d’autrefois avait capitulé en quelque sorte volontairement en se plaçant d’elle-même sous la domination du tsar de Russie Pierre Ier. Celui-ci lui avait alors promis l’autonomie, lui accordant notamment le droit de conserver l’usage de la langue allemande et la religion luthérienne. Les puissantes corporations de la noblesse – les «chevaleries» baltes – administraient le territoire et le représentaient à la Cour impériale. La hiérarchie sociale extrêmement rigide semblait devoir se maintenir sans changement. La paysannerie, composée d’Estoniens (ou de Lettons), constituait la couche la plus basse de la société et n’était pas concernée par les droit accordés aux Allemands par les différents pouvoirs centraux. Les paysans serfs n’avaient pas le droit d’acheter des terres, et pour pouvoir exploiter leur ferme ils devaient effectuer au manoir un lourd service de corvées. Certes, au début du XIXe siècle, les peuples autochtones furent officiellement libérés du servage, mais cela n’apporta d’abord guère de changements. Toutes les terres furent proclamées propriété des seigneurs, et elles n’étaient vendues aux paysans que de façon exceptionnelle. La principale forme d’exploitation des terres resta les corvées effectuées par les paysans dans les grands domaines nobiliaires. Les pouvoirs de justice et de police étaient exercés par la noblesse locale, et la séparation des pouvoirs était inconnue.

L’Université de Tartu

Pourtant, même dans cette société de type médiéval, les notions rousseauistes d’égalité et de droits de l’homme et du citoyen parvinrent à s’introduire. Il est intéressant de noter que des œuvres de Rousseau furent publiées à Tallinn dès la fin du XVIIIe siècle. Par ailleurs, les provinces baltiques furent touchées par l’influence des idées de Herder (qui avait vécu à Riga). Celles-ci développèrent la foi dans les facultés créatrices du petit peuple et dans une possible renaissance des Estoniens et des Lettons en tant que nations spécifiques. La fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe furent dans ces provinces une époque d’effervescence intellectuelle, caractérisée par la diffusion des idées européennes et symbolisée par la réouverture en 1802 d’un centre intellectuel digne de ce nom, l’université de Tartu. C’est à cette époque que se « prépara » la naissance d’une nation estonienne moderne (ainsi que d’une nation lettone).

L’abolition du servage suscita un large débat public sur l’avenir des populations jusqu’alors asservies. Dans leur grande majorité, les Germano-Baltes estimaient que l’avenir de ces peuples était de s’assimiler aux Allemands. Toutefois, une fraction des intellectuels allemands commença à développer, sous l’influence des Lumières et des idées romantiques, une intense activité « estophile ». Il n’existait alors aucune élite intellectuelle d’origine estonienne et estonophone. Contrairement à d’autres pays, où les prêtres furent les premiers « intellectuels nationaux », les pasteurs luthériens allemands des provinces baltiques n’étaient que des « messieurs de l’Église » : ils administraient les domaines ecclésiastiques et entretenaient des contacts étroits avec l’aristocratie foncière germanique, dont ils dépendaient même directement, car c’étaient les propriétaires fonciers qui décidaient du choix des pasteurs. L’éducation du peuple était assurée par l’Église, qui mettait l’accent sur les sermons en langue maternelle et la lecture individuelle de la Bible. Depuis le XVIIe siècle, l’Église avait fait de réels efforts pour apprendre au peuple à lire dans sa langue. Mais, comme la noblesse, elle n’envisageait l’éducation des paysans que dans les limites jugées adéquates à leur statut.

Friedrich Robert Faehlmann (1798-1850)

À l’époque des Lumières et dans la première moitié du XIXe siècle apparurent toutefois, principalement dans les rangs du clergé, des hommes animés d’un véritable dévouement, qui réclamèrent le développement de l’école populaire et l’élargissement des horizons de la paysannerie par la transmission d’un savoir non exclusivement religieux. Ils commencèrent également à étudier et à valoriser la langue et les traditions des Estoniens. L’objectif avoué était de faire de la langue estonienne, considérée jusqu’alors comme une simple langue de paysans, une langue écrite développée capable d’exprimer la totalité des connaissances et des idées du monde moderne. Les intellectuels estophiles admiraient l’ancienne culture des Estoniens, dans laquelle ils voyaient un ensemble cohérent d’une grande valeur artistique, formé à l’époque lointaine de la liberté (avant la conquête germano-danoise du XIIIe siècle) et parvenu jusqu’aux temps présents sous une forme dégradée et fragmentée. Ils entreprirent alors de reconstituer cette ancienne culture : des mythes furent créés sur la période bénie d’indépendance qui avait précédé les sept cents ans d’esclavage subis sous le joug allemand. Cette vision était en contradiction absolue avec la conception dominante chez les Germano-Baltes, selon laquelle les Estoniens d’avant la conquête étaient des tribus sauvages dépourvues de toute organisation et de toute culture. On s’enthousiasmait à présent pour cette ancienne culture proche de la nature et pour les mythes reconstitués par les estophiles. Un médecin, folkloriste et linguiste d’origine estonienne, Friedrich Robert Faehlmann, devait faire l’objet d’une vénération particulière de la part des générations futures pour avoir inventé des mythes et élaboré un projet d’épopée estonienne. C’est à son initiative que fut fondée en 1838 à Tartu une société scientifique, la Société savante estonienne, qui se proposait d’étudier la langue et la culture estoniennes.

Les estophiles romantiques lancèrent l’idée d’une nation estonienne. Mais cette idée et le peuple estonien lui-même devaient encore se rencontrer. Les Estoniens n’avaient pas encore, alors, de patrie clairement délimitée, ne serait-ce que sous la forme d’une entité administrative distincte : les frontières des trois provinces baltiques, l’Estlande, la Livlande et la Courlande avaient été fixées au fil des invasions des grandes puissances et d’après les organisations nobiliaires existantes, et non d’après la répartition des populations autochtones. Les Estoniens habitaient dans la province (ou gouvernement) d’Estlande, au bord du golfe de Finlande, et dans le nord de la province (ou gouvernement) de Livlande. Dans le sud de cette dernière, ainsi qu’en Courlande habitaient les Lettons. Ces deux groupes ethniques ne présentaient guère de différences aux yeux de la classe dominante : c’étaient « simplement des paysans ». La sortie d’une individu de la classe paysanne et son ascension sociale entraînaient nécessairement sa germanisation. La langue était le marqueur de la condition sociale. Les mots « Estonien » et « paysan » étaient synonymes. La germanisation liée à l’ascension sociale était un modèle de comportement bien établi qu’il était difficile de modifier. Et les idées des estophiles romantiques sur l’avenir des Estoniens étaient loin d’être partagées par le reste des Germano-Baltes. Ceux-ci avaient plutôt tendance à croire que l’accès des peuples autochtones à la « civilisation », comme on avait alors coutume de dire, se traduirait nécessairement par leur germanisation.

Les conditions nécessaires à la naissance de la nation

Pourtant, les conditions furent bientôt réunies pour la poursuite du développement des Estoniens – un développement qui, selon les estophiles, avait simplement été interrompu. La vieille Europe secouée par la Révolution française et la révolution industrielle en Angleterre avançait inexorablement vers la modernité. La Russie et ses provinces baltiques suivaient également le mouvement, avec un certain retard et quelques particularités. Les provinces baltiques étaient devenues au cours du XIXe siècle l’une des régions les plus développées de l’Empire sur le plan industriel et commercial ainsi que du point de vue de l’extension de l’agriculture rationnelle. Le processus de modernisation y était beaucoup plus rapide que dans le reste de l’Empire. Il favorisa la croissance de la population, la modification de la structure sociale, la diffusion de la culture et de l’information ainsi que la transformation de toutes les anciennes classes, et donc aussi de l’ancienne classe paysanne.

Les Estoniens étaient et demeurent un petit peuple. Au XIXe siècle leur nombre augmenta pourtant de façon sensible : ils étaient environ 500 000 au début du siècle et 960 000 à la fin du siècle. Dans la population totale, la proportion des classes supérieures germanophones était relativement faible : à peine plus de 5%. À la fin du XIXe siècle, elle était tombée à 3,5%. Peu à peu, les Estoniens les plus éduqués commençaient à se demander pourquoi tous les droits dans leur propre pays devraient appartenir à une minorité.

Dans le même temps, la mobilité sociale des paysans ne cessait de s’accroître : le nombre de personnes éduquées d’origine estonienne augmentait assez rapidement, notamment grâce à un réseau d’écoles populaires de plus en plus dense et à la soif d’instruction des jeunes paysans désireux de s’élever toujours « plus haut ». Les premiers métiers intellectuels exercés par des Estoniens furent ceux de pasteur, médecin et avocat. Le phénomène de germanisation qui affectait jusqu’alors les Estoniens ayant fait des études supérieures commença à régresser, et même si bon nombre d’entre eux conservaient une double identité esto-allemande, c’est de cette catégorie que sortirent les principaux dirigeants et idéologues du mouvement national.

Le nombre des Estoniens éduqués commença à augmenter très fortement au seuil du XXe siècle : la plupart d’entre eux avaient fait leurs études à Saint-Pétersbourg, à l’université, au conservatoire ou à l’Académie des Beaux-Arts. Mais leur accès aux fonctions locales était entravé par les Germano-Baltes, et ils devaient souvent chercher du travail en Russie, sans pour autant manifester de tendance particulière à la russification. Les conflits d’intérêt avec les Germano-Baltes devinrent de plus en plus aigus.

Le développement du réseau d’écoles populaires fit apparaître une nouvelle catégorie sociale, assez nombreuse, celle des maîtres d’école. Ceux-ci ne peuvent guère être considérés comme des intellectuels au sens européen du terme, carils n’avaient souvent qu’une formation modeste, reçue dans les séminaires d’instituteurs ou dans les dernières classes de l’école primaire rurale (école paroissiale). Ils remplissaient pourtant dans les villages estoniens une fonction culturelle importante : ils s’occupaient des bibliothèques, animaient la vie associative, diffusaient les journaux, etc. Ils se révélèrent particulièrement réceptifs aux idées nationales et contribuèrent à leur propagation, notamment par l’intermédiaire de leurs élèves.

L’école communale de Peningi, commune de Harju-Jaani, dans les années 1890. Photographie de Heinrich Tiidermann.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle commença également l’exode rural des Estonien. À la fin du siècle, 19,2% des Estoniens habitaient dans des villes. À la veille de la Première Guerre mondiale, la proportion était de 22%. Mais les Estoniens enrichis n’étaient pas encore en mesure de rivaliser avec le capital germano-balte. Du fait du prestige de la classe moyenne allemande, les villes avaient longtemps été de véritables creusets de germanisation. À la fin du siècle cependant, l’afflux des Estoniens dans les villes était déjà si important qu’il excédait la capacité assimilatrice du milieu social. Les Estoniens urbanisés trouvaient maintenant dans les mots d’ordre nationaux un soutien dans leur lutte contre leurs concurrents allemands.

Un facteur plus important encore pour la diffusion des idées nationales fut la transformation des paysans. Vers le milieu du XIXe siècle furent en effet adoptées dans les provinces baltiques de nouvelles lois agraires, qui permettaient pour la première fois aux paysans d’acheter les terres qu’ils exploitaient ou de payer leur fermage en argent. Même si la vente dépendait des propriétaires fonciers et si un certain nombre de restrictions de type féodal subsistaient, ces lois furent à l’origine d’un véritable bouleversement : à côté des grands propriétaires nobles apparut une classe de paysans propriétaires et de fermiers indépendants. Ceux-ci étaient toutefois relativement pauvres, le prix de la terre était élevé et la plupart des patrons de ferme devaient de l’argent au manoir. Les paysans avaient toujours conscience de la situation privilégiée des grands propriétaires et le vieux conflit qui les opposait aux maîtres des manoirs resta longtemps vivace dans les esprits. Il était désormais facile d’interpréter cette opposition et ces conflits d’intérêts en termes « nationaux », d’y voir une opposition entre des fermiers et des petits propriétaires estoniens, d’un côté, et de riches propriétaires allemands, de l’autre. Étant donné que les paysans étaient alphabétisés et que l’influence des maîtres d’école – catégorie sociale la plus sensible à la dimension nationale – était grande, les idées nationales « modernes » se frayèrent  assez facilement un chemin jusqu’à la classe paysanne, qui ailleurs en Europe était généralement considérée comme conservatrice. Contrairement à de nombreux peuples de la Russie tsariste, les Estoniens, à la fin du XIXe siècle, étaient en grande majorité alphabétisés, et par conséquent réceptifs aux influences véhiculées par les supports imprimés. Certes, l’allemand restait l’unique langue d’enseignement dans les lycées et à l’université, ainsi que dans les écoles élémentaires situées dans les villes. Cette situation se prolongea jusque dans la deuxième moitié des années 1880, lorsque le gouvernement slavophile et nationaliste d’Alexandre III commença l’unification réelle des provinces baltiques en remplaçant les institutions de classe par les institutions russes et en lançant une politique de russification. Tout le système scolaire fut réformé : l’allemand y fut remplacé par le russe ; la position de l’estonien en tant que langue d’éducation régressa plus encore ; il ne fut maintenu que dans les premières classes des écoles primaires de campagne, où il était permis d’enseigner le russe « avec le secours de la langue estonienne ». Il fallut attendre la révolution de 1905 en Russie pour que les minorités nationales se voient accorder la possibilité d’ouvrir des écoles -obligatoirement privées- dans leur langue maternelle.

Les nationalistes estoniens travaillaient pourtant de plus en plus activement au développement d’un réseau de communication en estonien. Ils parvinrent à faire contrepoids à l’école en langue étrangère en publiant des journaux et des livres en estonien et en fondant des associations culturelles. C’est ainsi qu’en dépit des circonstances, le domaine d’utilisation de l’estonien ne cessa de s’élargir. En outre, les nouvelles organisations culturelles en langue maternelle permirent la mobilisation des Estoniens pour la cause de l’émancipation nationale, et donc la constitution du mouvement national estonien en tant que mouvement social.

Les objectifs du mouvement national estonien

Considérés sur un plan très général, les objectifs du mouvement national estonien concernaient avant tout – comme c’était d’ailleurs le cas pour la plupart des nations sans État d’Europe centrale et orientale – le développement d’une nouvelle nation en tant qu’entité culturelle. Il s’agissait essentiellement de promouvoir l’instruction populaire en langue maternelle, de développer la pratique des loisirs culturels, de créer des institutions culturelles fondées sur la langue maternelle, d’élargir les horizons intellectuels de la population, de développer la formation professionnelle, etc. Tout cela visait à remplacer la culture paysanne par une nouvelle culture populaire en adéquation avec la culture écrite européenne. Un objectif important était le développement d’une culture savante spécifiquement estonienne, car les principaux acteurs du mouvement national ne voyaient pas pourquoi la culture allemande aurait dû prévaloir dans le pays. La « grandeur spirituelle » était considérée comme une expression de la force vitale d’une nation et la garantie de sa survie.

Le mouvement national estonien avait également pour but la mise en place d’une structure sociale moderne, en remplacement de l’ancienne classe paysanne homogène. Il s’agissait en premier lieu de constituer une élite intellectuelle estonienne et de faire émerger des classes moyennes fortes, c’est à dire en réalité de soutenir des processus qui étaient déjà objectivement engagés. La société germano-balte n’accueillait pas les Estoniens, ou le faisait seulement au prix de leur germanisation. Une nouvelle société, qui se définissait à présent comme « estonienne », apparut bientôt à côté de l’ancienne ; elle était caractérisée par une nouvelle organisation, fondée sur les gouvernements locaux (d’abord au niveau communal uniquement) et sur les associations volontaires créées par des Estoniens.

Enfin, l’une des principales revendications du mouvement national estonien était, comme partout en Europe, la mise en place de conditions politiques favorables à l’existence de la nation. À partir du principe de l’égalité des droits et de l’exigence de participation au gouvernement des provinces, formulés au début du mouvement, les positions évoluèrent jusqu’à la revendication de l’autonomie nationale et territoriale. Les différentes forces de la société estonienne en voie de modernisation adoptèrent au début du XXe siècle l’idée de l’autodétermination des peuples.

Le régime tsariste avait confié le soin de maintenir l’« ordre et la paix » dans les provinces baltiques à l’aristocratie balte, dont la capacité administrative était hautement appréciée par les fonctionnaires russes. Les institutions policières et judiciaires à la disposition de la noblesse étaient particulièrement vigilantes à l’égard des moindres mouvements du petit peuple local. Les nationalistes estoniens espéraient toutefois profiter du conflit qui s’approfondissait entre la noblesse balte et le tsarisme, en raison des visées unificatrices et russificatrices du régime qui se manifestaient de plus en plus clairement. L’opinion publique russe, reflétée par les grands journaux de Saint-Pétersbourg, était depuis les années 1860 extrêmement critique à l’égard des classes supérieures des provinces baltiques, notamment à l’égard de la noblesse balte et de ses privilèges. Plus l’Allemagne se renforçait, plus la noblesse balte était soupçonnée de séparatisme. On commença à envisager de supprimer l’autonomie de l’aristocratie des provinces baltiques et d’étendre à ces provinces le système en vigueur en Russie en matière d’administration locale, de justice et de police. Les Estoniens espéraient et attendaient qu’à l’occasion de ces réformes leurs droits en tant que peuple autochtone soient élargis au détriment de ceux des Germano-Baltes. La plupart de ces réformes furent mises en œuvre à la fin des années 1880, mais elle furent accompagnées d’une réaction politique de plus en plus dure, qui réduisit à néant les espoirs des Estoniens. Ce régime d’oppression très sévère ne dura pas longtemps. La révolution de 1905 vit triompher l’idée de l’autodétermination politique et nationale des peuples et fit voler en éclats toutes les illusions concernant la politique des nationalités de l’autocratie tsariste.

Les nationalistes estoniens furent poussés à l’action à partir du milieu du XIXe siècle par les succès des mouvements nationaux dans plusieurs pays d’Europe, notamment les mouvements d’unification en Allemagne et en Italie. Un autre exemple encourageant et un idéal fut la situation du peuple voisin, les Finnois, apparentés aux Estoniens : s’ils faisaient également partie de l’empire russe, ils avaient leur propre constitution et jouissaient, selon les Estoniens, d’une autonomie « véritable », car des représentants de la classe paysanne participaient aux travaux de la Diète de Finlande, principal organe du régime d’autonomie. L’agriculture finlandaise florissante et le haut niveau culturel du pays suscitaient l’admiration. Les lettrés estoniens insistaient de plus en plus souvent sur la parenté linguistique avec la Finlande, et à partir des années 1860 s’établirent des relations étroites entre les acteurs des mouvements nationaux finnois et estonien, car l’intérêt était réciproque.

« Nationalisme culturel » et propagande nationale

Johann Voldemar Jannsen (1819-1890)

La mobilisation des Estoniens dans le mouvement national commença grâce à la propagande à laquelle les nationalistes « déjà éveillés » se livrèrent auprès du peuple, à partir du tournant des années 1850-1860, pour lui insuffler un sentiment d’identité. Johann Voldemar Jannsen, sacristain et maître d’école d’instruction modeste, fonda en 1858 à Pärnu un journal en langue estonienne, dont il poursuivit la publication au cours de la décennie suivante dans la ville universitaire, Tartu, sous le nom de Eesti Postimees (« Le postillon estonien »). Ce journal marqua le début de la presse estonienne moderne et lança une campagne contre la germanisation des Estoniens. Un jeune instituteur, Carl Robert Jakobson, lui-même professeur de langue et littérature allemandes, mais qui devait devenir l’un des nationalistes estoniens les plus radicaux, s’adressa aux lecteurs du journal – en majorité des paysans – en leur demandant instamment de se respecter eux-mêmes et de respecter leur appartenance nationale. Jakobson essayait de renverser une opinion très répandue dans toutes les couches sociales, selon laquelle un individu éduqué ou qui avait fait carrière était forcément un Allemand. La nationalité, selon lui, s’acquérait par la naissance, et il n’était pas possible de la changer :un Allemand restait un Allemand, un Estonien restait un Estonien, quel que soit son métier ou sa condition et quel que soit le pays dans lequel il vivait. Dans les années 1870, Jakob Hurt, pasteur, folkloriste et dirigeant de plusieurs associations nationales, mettait encore en garde ses compatriotes contre l’assimilation. Enthousiasmé par les idées de Herder, il considérait que la nationalité était pour l’être humain une caractéristique aussi naturelle que l’écorce pour l’arbre ou la couleur et le parfum pour la fleur. Rester estonien était désormais considéré comme le devoir moral de toute personne née au sein de ce peuple.

Avec la multiplication des textes en estonien et l’apparition des premiers poètes nationaux, la langue estonienne devint un symbole essentiel de la nation. Parallèlement à l’exaltation romantique de la langue en tant que valeur et signe distinctif des Estoniens, la deuxième moitié du XIXe siècle vit progresser la codification de la langue, plusieurs grammaires nouvelles furent publiées, les deux langues écrites dialectales, l’estonien du nord et l’estonien du sud, utilisées surtout jusqu’alors dans la littérature religieuse, furent remplacées par une langue écrite unique fondée sur le dialecte central de l’Estonie du nord, et les hommes de lettres estoniens se consacrèrent activement à enrichir le lexique par toutes sortes de notions abstraites et de termes reflétant la vie moderne. Ils comprirent à quel point il était difficile de soumettre aux règles de la langue allemande une langue finno-ougrienne – ce que l’on avait pourtant essayé de faire pendant des siècles- et commencèrent à valoriser la singularité de l’estonien en prenant comme modèle le finnois, langue de culture écrite qui fonctionnait déjà. Au début des années 1870, une nouvelle orthographe fondée sur les mêmes principes que l’orthographe finnoise remplaça l’orthographe d’inspiration allemande. Elle contribua au développement de la production écrite, car elle était plus simple et plus naturelle, mieux adaptée à la prononciation de l’estonien. La langue devint pour les Estoniens un instrument des plus importants. L’« intellectualisation » de la langue atteignit un niveau sans précédent au début du XXe siècle.

Friedrich Reinhold Kreutzwald (1803-1882). Tableau de Johann Köler.

À côté de la langue et du folklore et de l’exaltation de la poésie populaire, une place de plus en plus importante dans l’œuvre des publicistes et des poètes désireux d’éveiller la conscience nationale fut occupée, à partir des années 1860, par la mythologie nationale. En utilisant les mythes folkloriques et historiques hérités des estophiles, ils s’efforcèrent de stimuler la conscience nationale et d’insuffler la foi dans l’avenir de la nation estonienne. L’existence d’une épopée nationale était considérée à l’époque comme l’une des principale preuves de la valeur d’une nation et de sa force vitale. Les estophiles et les nationalistes estoniens se convainquirent, principalement sous l’influence du Kalevala, que les Estoniens avaient eu autrefois une épopée complète en vers, rédigée dans le mètre de la chanson populaire ancienne (semblable au mètre «kalévaléen»). Au XIXe siècle, la tradition orale ne connaissait plus en réalité que des légendes en prose sur le héros populaire Kalevipoeg. Cela n’empêcha pas les estophiles, au premier rang desquels Faehlmann, de lancer un projet de reconstruction de l’épopée. La rédaction effective de celle-ci, par mélange de vers populaires authentiques et de créations personnelles, fut menée à bien par Friedrich Reinhold Kreutzwald, lui aussi médecin et folkloriste. L’épopée, intitulée Kalevipoeg, fut publiée sous la forme d’une édition scientifique en estonien et en allemand à la fin des années 1850 et au début des années 1860. En 1862, Kreutzwald parvint à faire imprimer en Finlande une édition populaire en estonien. Kalevipoeg fut lu surtout par les jeunes intellectuels de l’époque. Ceux-ci ne se souciaient pas de l’authenticité folklorique de l’œuvre, ils s’enthousiasmèrent pour l’épopée en tant que symbole et entreprirent de la diffuser largement par l’intermédiaire des journaux, des manuels scolaires, ainsi que dans des poèmes et des conférences. Dans sa célèbre anthologie scolaire publiée en 1867, Carl Robert Jakobson écrivit par exemple que Kalevipoeg devrait figurer dans toutes les maisons estoniennes à côté de la Bible. Comme ce fut le cas pour toutes les autres nations en train de « s’éveiller », l’histoire et les mythes historiques occupèrent une place importante dans les œuvres des publicistes et des poètes estoniens destinées au peuple. Dans le passé héroïque ou douloureux devait se dissimuler le gage d’un avenir meilleur.

Lydia Koidula (1843-1886)

L’expression la plus intense et la plus émouvante du culte romantique de la patrie et de son passé se rencontrait dans les vers de la poétesse Lydia Koidula, fille de Johann Voldemar Jannsen, apparue sur le devant de la scène dans les années 1860. C’est principalement par l’intermédiaire de sa poésie que les Estoniens adoptèrent la notion de patrie comme symbole de la nation. Koidula composa en effet des hymnes passionnés à la patrie, que les Estoniens chantent aujourd’hui encore. Elle rappela dans des vers dramatiques les souffrances subies par les ancêtres au cours des guerres et sous le joug cruel des étrangers qui les avaient réduits en esclavage. Koidula, comme les autres poètes nationaux de l’époque, affirmait que du sol imbibé de sang de l’Estonie sortiraient tout de même les fleurs de l’avenir. Le passé n’était pas fait que de souffrances et de résignation ; poètes et publicistes aimaient également à évoquer le long et héroïque combat des Estoniens contre les envahisseurs danois et allemands, ainsi que le grand soulèvement de la Saint-Georges de 1343. Ils prédisaient le retour de l’époque dorée de la liberté, en soutenant que cela était aussi inéluctable que l’alternance des saisons dans la nature.

Les poètes estoniens exaltaient souvent la patrie comme un être collectif, ou plutôt comme un symbole de cette personne collective qu’était la nation, un symbole qui exigeait qu’on le serve avec dévouement. La patrie était pourtant aussi une notion géographique, le territoire peuplé par les Estoniens, que l’on s’efforça de délimiter plus précisément. Le poète et linguiste Mihkel Veske composa dans les années 1870 un chant dans lequel il définissait les frontières de l’Estonie par les collines situées au sud, à la limite des zones de peuplement letton, le golfe de Finlande et la mer Baltique au nord et à l’ouest, et le lac Peipsi à la frontière avec la Russie. Ce chant connut une grande popularité et on le chante aujourd’hui encore, sur l’air de la chanson française « Ma Normandie ». Le territoire des Estoniens n’était délimité que dans la poésie. Sa transformation en unité administrative distincte devint une exigence politique du mouvement national estonien.

Le chant de Vanemuine, lithographie de Friedrich Ludwig von Maydell, 1840

Parmi les mythes nationaux, le motif préféré des auteurs de l’ère du Réveil était le « panthéon » des anciens Estoniens, associé à l’époque d’avant la conquête. Il s’agissait en réalité d’une pseudo-mythologie inventée par Faehlmann à partir de l’exemple finnois et que son créateur lui-même comparait au panthéon grec. Le plus populaire de ces prétendus dieux estoniens fut le dieu du chant, Vanemuine, équivalent du Väinämöinen finnois. On racontait qu’il avait vécu autrefois sur les rives de l’un des principaux cours d’eau estoniens, l’Emajõgi, qui traverse la ville de Tartu, et qu’il charmait tous les êtres vivants par son chant et la musique de sa cithare (kannel). De même que pour Kalevipoeg, le héros de l’épopée, on associait à Vanemuine l’idée de son retour, qui apporterait aux Estoniens une nouvelle ère de bonheur et de liberté. En même temps que les mythes nationaux, on s’efforçait également de propager la chanson populaire ancienne, les anciennes coutumes, les vêtements traditionnels, l’utilisation dans l’artisanat des anciens ornements traditionnels, etc., tous éléments qui avaient tendance à disparaître de la vie réelle. Le but de tout cela était de consolider le sentiment identitaire des Estoniens.

La propagande nationale fut bientôt amplifiée par la musique, plus apte encore que les mots à faire naître un sentiment de cohésion et de participation. Dans les années 1860 commencèrent à se former un peu partout des chorales estoniennes, inspirées par le chant choral polyphonique allemand. Précisons qu’il s’agissait là d’un type de musique très différent de la musique populaire estonienne, et notamment de la chanson traditionnelle monodique, mais il se répandit néanmoins très rapidement. Les chorales étaient généralement fondées par des maîtres d’école, qui avaient acquis leurs connaissances musicales dans les écoles ou dans les séminaires pour instituteurs, notamment sur la base des chants religieux luthériens. Des chorales furent fondées dans la quasi totalité des écoles rurales. Elles regroupaient les élèves de l’école et des adultes du village. La musique d’orchestre devint également une pratique très populaire.

Bientôt apparurent les premiers compositeurs estoniens, qui commencèrent à mettre en musique les textes patriotiques des poètes romantiques. Le chant patriotique devint le genre emblématique de la période. Le grand nombre de chorales rendit possible l’organisation, en 1869 à Tartu, du premier festival de chant choral estonien.

En plus de l’utilisation des mythes romantiques, qui devaient captiver et stimuler les Estoniens, leur donner une plus haute opinion d’eux-mêmes et les inciter à œuvrer pour le bien de leur patrie, la propagande nationale ne cessait de souligner l’importance de l’école et encourageait les Estoniens à acquérir à tout prix une meilleure instruction, car, selon la presse estonienne, la force des nobles allemands ne résidait pas uniquement dans leurs privilèges, mais dans leur instruction. Les nationalistes estoniens estimaient que même une instruction acquise en allemand ou en russe pouvait être mise au service de la nation, à condition de rester fidèle à celle-ci et de participer aux actions entreprises pour le bien général du peuple. Ils considéraient néanmoins que l’un des principaux devoirs patriotiques des Estoniens était la promotion de l’éducation en langue maternelle. Dans cette optique, ils commencèrent à réclamer la création d’au moins une école secondaire en langue estonienne.

L’organisation du peuple : associations et journaux

C’est précisément au nom de ces objectifs – la diffusion des pratiques culturelles et le développement de l’instruction – que commença dans la deuxième moitié du XIXe siècle un vaste regroupement des Estoniens en organisations. Le modèle suivi fut celui des Germano-Baltes qui, dès la fin du XVIIIe siècle, avaient fondé, en plus des organisations de classe et des organisations professionnelles -comme les chevaleries, les guildes et les corporations-, un nombre sans cesse croissant d’associations : société culturelles ou de loisirs, cercles de lecture, clubs, sociétés musicales, associations agricoles, œuvres de bienfaisance, etc. Mais ces associations allemandes, en règle générale, n’acceptaient pas les Estoniens de condition inférieure. Ceux-ci, à l’instigation des nationalistes les plus actifs, commencèrent à chercher les moyens de faire entendre leur voix dans la vie publique, au moins dans une certaine mesure.

Certes, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les Estoniens virent s’améliorer quelque peu leurs possibilités de participer à l’organisation des affaires publiques par le biais des collectivités locales. En 1866, les collectivités paysannes, les communes, furent libérées du contrôle du manoir, et la gestion locale – dans les limites des affaires concernant la classe paysanne – fut confiée à des organes élus par les habitant de la commune. De même, l’instauration de la loi urbaine russe dans les provinces baltiques, en 1877, mit un terme au pouvoir des guildes marchandes et des conseils municipaux, qui remontait au Moyen-Âge, et donna aux citadins estoniens un peu aisés certaines possibilités de participer à l’administration de leur ville. Le cens qui conférait le droit de participer aux élections était certes fixé à un niveau élevé, mais même ces possibilités limitées accrurent l’assurance des Estoniens, favorisèrent l’émergence d’un sens civique et contribuèrent au développement du sentiment national.

Johann Köler (1826-1899)

Plusieurs initiatives nationales importantes partirent des cercles intellectuels non officiels. À Saint-Pétersbourg commencèrent à se réunir régulièrement des Estoniens qui travaillaient dans la capitale russe. Certains d’entre eux occupaient des positions relativement importantes : Philipp Karell était le médecin de la Cour impériale ; Johann Köler, un fils de paysans pauvres qui avait acquis sa formation artistique grâce à des bourses, était l’un des peintres de la Cour. Ce dernier devint un patriote estonien particulièrement enthousiaste et le cercle qui se réunissait autour de lui réfléchissait sérieusement aux moyens d’éveiller les Estoniens de leur sommeil, selon l’expression de Köler. Les principaux moyens de stimulation devaient être les organisations estoniennes indépendantes et les publications en langue maternelle. À la même époque, plusieurs jeunes étudiants estoniens se réunissaient à Tartu dans le « salon » de Johann Voldemar Jannsen, où brillait la « première dame » estonienne, la poétesse Lydia Koidula, qui était aussi un personnage romantique. Ce salon était également fréquenté par des nationalistes finnois. C’est là que prit naissance la première association étudiante estonienne, qui eut d’abord la forme d’un regroupement informel (l’association ne fut enregistrée par les autorités qu’en 1884). À Tartu fut également fondée, en 1865, la première association estonienne de chant choral aux statuts officiellement enregistrés, la société Vanemuine. La même année vit le jour à Tallinn la société musicale Estonia.

Au début des années 1870 furent créées les premières organisations professionnelles estoniennes, plus précisément des associations de cultivateurs, dont l’objectif officiel était de diffuser auprès des petits paysans les connaissances agricoles et de leur apporter une aide économique. Mais très vite les principaux acteurs du mouvement national s’efforcèrent de mettre ces associations au service de leurs objectifs politiques. Dans les années 1870, l’organisation de masse qui parvint à mobiliser le plus grand nombre d’Estoniens fut toutefois une association à caractère culturel, créée pour collecter des fonds en vue de la création d’une école secondaire de langue estonienne, baptisée en l’honneur du tsar « École estonienne Alexandre ». Dans un petit pays et au sein d’un petit peuple, il est possible de mobiliser assez rapidement, pour des idées, des revendications ou des actions, une fraction importante de la population. C’est ce que parvint à faire dans les années 1870 l’association pour l’école Alexandre. À sa tête se trouvait le pasteur Jakob Hurt, déjà cité, qui était l’un des plus ardent propagandistes de l’école secondaire en langue maternelle. Les comités locaux créés pour la circonstance propagèrent l’« idéologie de l’école estonienne » ; donner de l’argent pour la future école devint un acte symbolique, un « sacrifice national », auquel participèrent les pauvres comme les riches. Dans le même temps, la noblesse allemande et l’église luthérienne commencèrent à réagir à l’activisme de la population dominée et à tenter de le contrecarrer, bien que les activités des Estoniens fussent parfaitement légales et qu’ils n’exigeassent point une réforme du système d’enseignement, mais simplement une école estonienne de niveau plus élevé.

L’autre grande association estonienne de cette décennie concentrait également ses activités sur la promotion de l’éducation populaire (par la publication de manuels scolaires de qualité en estonien), mais aussi sur l’émergence d’une culture savante de langue estonienne. Cette association était la Société des gens de lettres estoniens (Eesti Kirjameeste Selts), fondée en 1872 par des intellectuels, pour la plupart des maîtres d’école, sur le modèle de la célèbre Société de littérature finnoise. Ses activités les plus méritoires étaient l’étude scientifique et l’aménagement de la langue estonienne, mais aussi la collecte et l’étude de l’ancien folklore estonien. Cette association fut le premier centre de recherche scientifique des Estoniens, un centre modeste, certes, mais qui favorisa le développement des sciences littéraires en Estonie.

Les fondateurs de la Société des gens de lettres estoniens (Eesti Kirjameeste Selts)

Le processus continu d’auto-organisation de la société estonienne qui avait ainsi été mis en route ne fut pas interrompu par la pression russificatrice des dernières décennies du XIXe siècle. À cette époque, les associations locales s’efforçant de promouvoir « sur le terrain », en ville comme à la campagne, les pratiques culturelles devinrent très à la mode. Ces associations, de façon plus ou moins dissimulée, œuvraient toujours au nom de l’idée nationale. Les lois russes n’interdisaient pas directement la création d’associations ou de journaux, même pour les minorités nationales, mais sous le règne d’Alexandre III toutes les formes d’expression de la population furent soumises à un contrôle de la police ou de la censure plus strict encore que par le passé. Les statuts des associations n’étaient plus désormais approuvés par les autorités locales, mais directement par les ministères à Saint-Pétersbourg. Ces difficultés furent toutefois surmontées et sur la base des chorales et des orchestres existants furent créées de nombreuses sociétés musicales. Dans les années 1890 furent fondées, à l’exemple de la Finlande, plusieurs associations de tempérance. L’idéal de tempérance lui-même, de plus en plus répandu, était motivé par des considérations nationalistes : la préservation de la santé était aussi considérée comme un devoir national. Les Estoniens fondèrent également des confréries d’artisans, des sociétés de pompiers bénévoles (même dans un domaine aussi concret et nécessaire à l’intérêt général, les Estoniens et les Allemands ne parvinrent pas à créer des organisations communes), diverses sortes d’organisations bénévoles de secours mutuel, etc.

Jakob Hurt (1839-1907)

Malgré la russification, plusieurs grandes campagnes à caractère manifestement national furent organisées dans les dernières décennies du siècle, comme la collecte du folklore et des dialectes à l’initiative de Jakob Hurt : celui-ci parvint à engager des centaines de correspondants dans toute l’Estonie et dans toutes les catégories sociales. La collecte du folklore était considérée par la presse estonienne, mais aussi par la population, comme un important « devoir patriotique », selon l’expression de Jakob Hurt. À quelques années d’intervalle, on organisa dans les années 1890 trois festivals nationaux du chant choral, et si lors du premier festival, en 1869, le nombre de participants (chanteurs et musiciens) était d’environ huit cents, le sixième festival, en 1896 à Tallinn, en rassemblait environ cinq mille. Les manifestations apparentes de loyauté à l’égard du régime tsariste étaient une composante inévitable de ces manifestations publiques : lors de chaque festival était chanté à plusieurs reprises l’hymne impérial russe ; mais l’enthousiasme et la ferveur véritables étaient réservées aux chants patriotiques et aux adaptations de chants populaires dus aux compositeurs estoniens. Le morceau favori des chorales devint « Ma patrie, ma joie, mon bonheur » (Mu isamaa, mu õnn ja rõõm), un chant écrit par Jannsen sur une musique du compositeur finlandais Friedrich Pacius. Cette musique est aujourd’hui l’hymne national de la Finlande et de l’Estonie (avec des paroles différentes).

En entrant dans le XXe siècle, la communauté estonienne était donc déjà caractérisée par une organisation interne relativement solide. Pour réaliser leurs objectifs nationaux, les Estoniens ne pouvaient compter que sur leur initiative, sur les « trous » du système en vigueur, ainsi que sur les incohérences et les conflits internes des autorités. Un phénomène nouveau fut l’action collective dans le domaine économique, qui apparut à cette époque et se propagea rapidement. Le mouvement de coopération économique, principalement en matière de crédit, aida de nombreux « minicapitalistes » estoniens à démarrer leur activité. Les coopératives agricoles, principalement laitières, et leurs associations permirent aux fermiers estoniens de se lancer, comme les grands domaines fonciers, dans l’élevage de vaches laitières et d’atteindre par là une certaine aisance qui leur permit de donner une instruction à leurs fils et parfois même à leurs filles.

Les intellectuels estoniens, désormais plus nombreux, mieux éduqués et en voie de spécialisation, étaient aussi devenus plus ambitieux. Ils se répartissaient en plusieurs courants en fonction de leurs exigences politiques et culturelles. De nouvelles associations furent fondées qui se fixaient pour objectif le développement d’une culture estonienne de haut niveau : la Société de littérature estonienne, de tendance conservatrice, en 1906, et le groupe Jeune-Estonie (Noor-Eesti), constitué de jeunes intellectuels qui réclamaient une européanisation et une modernisation radicales de la culture estonienne. Vit également le jour à cette époque la première société artistique estonienne. Apparurent enfin, pendant la révolution de 1905 et sous son influence, les premiers partis politiques estoniens.

Par leur nature même, toutes ces organisations estoniennes constituaient toujours un corps étranger dans l’organisation sociale de la Russie et des provinces baltiques, où le système des états demeura en vigueur jusqu’en 1917. Le régime fit tout ce qu’il pouvait pour revenir sur les concessions promises après la révolution, et la noblesse germano-balte, qui s’était adaptée avec succès à l’économie de marché fondée sur les échanges monétaires, s’accrochait toujours fermement à ses privilèges et à ses institutions d’un autre âge. En pratique cependant, les nouvelles formes d’action collective de la population prirent une importance croissante dans l’organisation de la vie sociale. Les réseaux de relations des Estoniens, en grande partie dissimulés aux yeux du pouvoir, qui s’appuyaient sur une multitude d’associations, furent à l’origine d’une nouvelle mentalité et de l’émergence d’une volonté de réalisation de soi. Ce réseau d’organisations consolida le sentiment de cohésion nationale, attira et influença, en plus des classes moyennes, les catégories les plus démunies de la population et créa ainsi un terrain favorable à la diffusion de l’idée de l’autodétermination nationale.

À côté des associations, un rôle tout aussi important dans le développement des traditions participatives et dans le regroupement des Estoniens sous la bannière nationale fut joué par la presse estonienne. En Russie, en l’absence de libertés politiques, la presse était la seule institution qui reflétait les attitudes critiques de l’opinion publique embryonnaire. Dans les provinces baltiques, où, dans les années 1860, avaient pris naissance la presse politique germano-balte et les premiers journaux en estonien, ces publications voyaient leurs activités constamment entravées par la censure préalable, dont étaient exempts les journaux de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Les journaux destinés aux Estoniens étaient surveillés avec une attention toute particulière. Les fonctionnaires russes étaient toujours très étonnés par ce qu’ils découvraient dans les provinces baltiques, où toutes les couches sociales étaient organisées en associations et où des journaux destinés au bas peuple relevaient de la catégorie des publications politiques et étaient réellement lus par le peuple. En Russie, où le contraste entre les élites et le peuple était extrêmement fort, une telle situation aurait été difficile à imaginer.

À la fin des années 1870, la presse estonienne connut une forte croissance quantitative et fit un saut qualitatif important vers la modernité, qui devait lui permettre de devenir peu à peu la « voix de l’opinion publique ». Dans les années 1860 ne paraissaient que deux journaux en estonien ; en 1887, avec les divers suppléments, on en dénombrait vingt-cinq. À l’époque de la russification, il était difficile d’obtenir l’autorisation de créer de nouvelles publications. Mais après la révolution de 1905, la presse estonienne connut une floraison sans précédent : en 1906 et 1907 par exemple furent fondés plus de cent journaux en estonien. La « particularité estonienne » ne résidait plus seulement dans la lecture des journaux, mais aussi dans le fait que les gens y écrivaient des articles : à la fin du XIXe siècle, ce phénomène prit les proportions d’une véritable graphomanie. Il s’agissait là d’une forme essentielle de participation à la vie publique. En 1893, le journal estonien Olevik constatait que les Estoniens était un peuple de lecteurs et que leur lecture favorite était la presse politique.

La politisation du mouvement national

La voie de la politisation du mouvement national estonien n’était pas facile, car il fallait louvoyer entre deux forces hostiles : la noblesse balte et le gouvernement impérial russe. Celui-ci, influencé par le nationalisme slavophile et messianique, avait de plus en plus tendance à vouloir niveler les différentes régions. La recherche des formes politiques propices à l’existence de la nation était donc une activité dangereuse et pénible.

Les Estoniens se familiarisèrent toutefois peu à peu avec l’idée de l’autodétermination des nationalités et commencèrent à l’associer au principe de la souveraineté du peuple, en l’occurrence évidemment du peuple autochtone. La politisation commença à la fin des années 1870 et au début des années 1880. À cette époque, comme nous l’avons signalé, le nombre de publications en estonien augmenta et la population était déjà relativement organisée. Parmi les nouveaux journaux, celui qui influença le plus la formation de l’opinion publique estonienne fut Sakala (nom d’une ancienne province estonienne), publié à partir de 1878 par Carl Robert Jakobson. Ce journal fonda dans la presse estonienne la tradition de défense de l’égalité des classes, des droits de l’homme et du citoyen et des libertés. Il est probablement significatif que, dans le premier numéro de Sakala, le 11 mai 1878, figurent des proclamations de soutien à la République française, ainsi que la phrase suivante : « En ce qui concerne la liberté, les peuples occidentaux n’ont à l’égard d’aucun peuple de dette aussi grande qu’à l’égard de la France. »

Le premier numéro du journal Sakala (1878)

En s’appuyant sur le slogan des « droits du peuple estonien », Sakala formula le premier les exigences réformatrices qui constituèrent le programme du mouvement national estonien. En 1881, ces exigences furent résumées dans un mémorandum adressé au gouvernement, après que le représentant de dix-sept associations estoniennes eut été reçu par le tsar Alexandre III. La noblesse balte réagit à cette première action politique des Estoniens -qui en réalité n’avait pas une bien grande importance politique- par une mauvaise humeur inadéquate. Les chevaleries interprétèrent comme une atteinte à leurs droits la volonté des Estoniens d’avoir des relations indépendantes avec le gouvernement. Le mouvement national estonien fut accusé par la presse germano-balte de rébellion, et même de social-démocratie.

La « maturité politique » des Estoniens devint l’un des principaux sujets de débat entre les journaux de langue allemande et les journaux estoniens, débat qui fut mené de part et d’autre avec passion et à grand renfort d’attaques personnelles. Au cours des réunions de la Diète de la noblesse, on débattit à l’époque de la réforme du gouvernement provincial, principalement par peur de la volonté unificatrice du pouvoir tsariste, mais la majorité des nobles germano-baltes ne pouvaient accepter l’idée de la participation des Estoniens. Ils ne parvenaient pas à imaginer que le paysan fruste pourrait pénétrer avec ses grosses bottes dans la salle d’apparat de la diète. Pourtant, les exigences réformatrices des Estoniens étaient au début très modestes ; au premier plan figuraient les revendications agraires, qui exprimaient les intérêts des fermiers : fixation du prix des terres par l’État, répartition équitable des impôts entre les grands domaines et les fermes, etc. Dans la presse estonienne, la volonté d’autodétermination de la nation, encore très vague dans la conscience des Estoniens, ne se reflétait d’abord, en dehors du slogan général de l’égalité des droits, que dans le désir de participation à la Diète, alors réservée aux grands propriétaires. Les Estoniens réclamèrent ensuite l’instauration dans les provinces baltiques du système de gouvernement provincial et régional de la Russie d’Europe.

Il s’agissait d’un système très limité, tant par l’existence d’un cens électoral que du point de vue de l’efficacité, mais comme les paysans y jouissaient tout de même d’un certain droit de participation, les Estoniens espéraient, grâce à leur écrasante supériorité numérique, prendre en main l’administration de la province. La réalisation de tels vœux aurait évidemment signifié la fin de l’autonomie de la noblesse. Outre la participation au gouvernement provincial, les Estoniens réclamaient également l’abolition du système judiciaire et policier contrôlé par la noblesse, ainsi que l’usage de l’estonien comme langue de l’administration.

Bien qu’au début des années 1880 le gouvernement eût envoyé un haut fonctionnaire, le sénateur N. Manassein, inspecter et contrôler la Livlande et la Courlande, il n’envisageait pas en réalité de tenir compte des souhaits et des propositions des Estoniens, que les milieux tsaristes tenaient pour quantité négligeable. Certes, des réformes furent mises en œuvre à la fin des années 1880, mais elles furent accompagnées d’une politique de russification linguistique et leur unique objectif était la bureaucratisation et la centralisation. Le gouvernement provincial ne fut pas réformé, les chevaleries continuèrent d’assumer un certain nombre de fonctions administratives et à jouir d’un assez grand prestige à Saint-Pétersbourg.

Le sentiment national et le sens civique croissant des Estoniens se heurtèrent avec les fonctionnaires tsaristes au même comportement humiliant qu’avec la noblesse balte. Depuis longtemps déjà, les slavophiles, au premier rang desquels le célèbre Youri Samarine, essayaient de convaincre le gouvernement tsariste que les Estoniens et les Lettons étaient prêts pour la russification, à condition de modifier légèrement les conditions agraires dans les provinces baltiques et de propager activement la langue russe. En 1889, le gouverneur de Livlande, M. Zinoviev écrivit : « Les Estoniens et les Lettons nous sont certes nécessaires, mais seulement dans la mesure où ils cessent d’être des Estoniens et des Lettons pour devenir des Russes. »

Konstantin Päts (1874-1956)

La première vague de politisation du mouvement national fut donc étouffée par la réaction politique. Dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe commença toutefois une nouvelle période d’animation. Parmi les signes de ce renouveau, il convient de mentionner la fondation à Tallinn en 1901 d’un nouveau journal, Teataja, par plusieurs intellectuels radicaux, dont un jeune juriste estonien, Konstantin Päts, qui devait devenir plus tard un homme politique célèbre. Il s’agissait d’une publication radicale-démocrate, qui s’opposait en cela au principal journal estonien de l’époque, le Postimees, publié à Tartu par Jaan Tõnisson, de tendance nationale-libérale et même en grande partie « fondamentaliste nationale ». Le fait même que l’espace public estonien voyait s’affronter des conceptions politiques différentes était une conséquence et un signe de la maturation de la vie politique et de la politisation du mouvement national.

À en juger d’après l’attirance pour le modèle finlandais et les allusions figurant dans les écrits et les discours des personnalités estoniennes, il semble que l’idéal politique des Estoniens était de plus en plus clairement l’autonomie nationale et territoriale. Le premier à formuler publiquement cette exigence fut le socialiste Peeter Speek, dans le journal Uudised en 1905 : il soutenait l’idée de la fédéralisation de la Russie et l’octroi à l’Estonie d’un statut d’État fédéré autonome.

La révolution encouragea le peuple à prendre en main sa destinée : à l’automne 1905, dans la salle du club allemand Bürgermusse à Tartu, se réunit pour la première fois une assemblée de représentants du peuple venus de toute l’Estonie, plus exactement un congrès des représentants des organisations estoniennes. Il s’agissait, en un certain sens, du premier parlement des Estoniens. La vie publique estonienne était déjà si politisée, les courants de gauche si puissants, que l’assemblée se scinda en deux : la fraction la plus radicale se retira pour poursuivre sa réunion dans la grande salle de l’Université de Tartu, l’aula. C’est pour cette raison que l’on parle aujourd’hui, dans l’histoire estonienne, des décisions de Bürgermusse et de l’aula, les premières décisions politiques soutenues par une représentation aussi large des Estoniens. À Bürgermusse, l’aile modérée, libérale-nationale, de l’opinion estonienne réclama clairement l’autonomie nationale et territoriale (« Le peuple doit avoir le droit de décider lui-même de ses propres affaires »), l’instauration d’un système de gouvernement provisoire jusqu’à la mise en place des organes de gouvernement autonome par la voie d’élections générales et démocratiques. Dans l’aula, on décida de boycotter toutes les instances gouvernementales anciennes jusqu’à l’instauration en Russie d’une république démocratique et la formation d’une Assemblée constituante par la voie d’élections générales et uniformes, ce qui devait résoudre également le problème national.

L’importance de la révolution de 1905 pour les Estoniens a été caractérisée de façon très pertinente par le publiciste Eduard Laaman, qui a étudié la naissance de l’indépendance estonienne : sur le plan législatif, cette révolution s’est certes achevée sans résultat pour les Estoniens, estimait-il, mais « elle n’en eut pas moins un grand retentissement dans l’âme du peuple. Elle compléta le réveil national, commencé un quart de siècle plus tôt, par un réveil politique et social » (Eesti iseseisvuse sünd, Tartu, 1936, p. 65).

Le premier projet de gouvernement autonome authentique fut élaboré en 1906 par les radicaux-démocrates estoniens Konstantin Päts, Jaan Teemant, Otto Strandman et quelques autres, qui se trouvaient alors en exil en Suisse : l’Estonie devait avoir son assemblée représentative, son administration dirigée par un gouverneur, son tribunal avec son « sénat » (organe de contrôle) et son ministre-secrétaire d’État au conseil des ministres de Russie. Ce projet devait être présenté à la Douma d’État. En comptant sur la démocratisation générale de la Russie, plusieurs personnalités estoniennes de gauche soutinrent également l’idée de l’autonomie culturelle. Assez curieusement, les Estoniens furent représentés à l’assemblée législative de Russie avant de l’être dans les Diètes de leurs provinces ; le gouvernement tsariste fut en effet contraint de céder face au mouvement pour les libertés qui s’exprimait dans tout l’Empire ; il proclama les droits civiques fondamentaux et instaura une monarchie constitutionnelle avec la Douma comme parlement. Bien que les élections à la première et à la deuxième Douma fussent organisées pendant l’état de guerre et ne répondissent point aux principes démocratiques, six Estoniens furent élus à la première Douma et cinq à la deuxième. Mais leur élection ne servit pas à grand-chose. Le gouvernement tsariste engagé à nouveau dans la réaction essaya en effet de limiter par tous les moyens les compétences et la base électorale de la Douma.

Il fallut une nouvelle révolution pour que le rêve d’autonomie des Estoniens devienne réalité. Le projet d’autonomie élaboré lors d’une réunion des organisations estoniennes en mars 1917, qui prévoyait un redécoupage des provinces d’après les zones de peuplement estonienne et lettonne, fut approuvé le 30 mars (12 avril) 1917 par le gouvernement provisoire russe mis en place après la révolution. Dans les mois qui suivirent, l’idée de l’autodétermination gagna rapidement du terrain et le processus aboutit à la proclamation de la République d’Estonie (le 24 février 1918). La création d’un État national indépendant se fit sur la base d’un consensus entre toutes les forces politiques estoniennes : seul le petit groupe des Bolcheviks estoniens y était opposé. La naissance d’un État national avait été rendue possible par l’ensemble du mouvement national estonien qui l’avait précédée. On peut certes estimer qu’un rôle décisif a été joué, comme dans les autres États d’Europe centrale et orientale, par le fait que la situation internationale était propice. Mais il semble clair que l’indépendance politique n’aurait pas pu se produire ni se maintenir si la société estonienne n’y avait pas été intérieurement préparée sur le plan des idées et de l’organisation. Avec la proclamation d’une république indépendante, le programme politique du mouvement national était entièrement réalisé.

La nouvelle culture populaire et la culture savante estonienne

Au début du XXe siècle, la société paysanne estonienne était devenue une société moderne et bien différenciée. Certes, elle n’était pas encore parfaite, car il manquait encore une élite économique estonienne. Il existait cependant une classe instruite déjà relativement forte et capable de progresser. Celle-ci avait certes reçu son éducation en allemand et en russe, mais elle avait conservé un sens national et considérait comme son devoir de poursuivre le développement de la littérature estonienne et de la culture nationale dans son ensemble.

La lecture populaire, les publications en langue maternelle et l’industrialisation modifièrent considérablement la physionomie de la culture populaire : la culture paysanne traditionnelle, fondée sur un mode de vie reposant en grande partie sur l’économie naturelle, fut remplacée par une culture populaire moderne conforme aux normes générales européennes et influencée par le mode de vie urbain. Les Estoniens qui, depuis le début du XXe siècle, étaient en supériorité numérique dans les villes restaient en relations étroites avec le monde rural ; les fermiers faisaient du commerce sur les marchés des villes et, du fait qu’ils savaient lire et écrire, réglaient leur vie d’après les imprimés, les calendriers et les journaux qui, tout en idéalisant la vieille culture traditionnelle, propageaient le mode de vie urbain, petit bourgeois et germanique. On portait des vêtements à la mode ; on achetait les mêmes meubles que ceux que l’on avait vus dans les appartements de la ville ; les associations inculquaient à leurs membres des règles de comportement urbaines, etc. La paysannerie estonienne se montra visiblement beaucoup plus réceptive à la culture urbaine que ce ne fut le cas dans le reste de l’Europe. Toutefois, le changement de mode de vie ne s’accompagna pas d’une assimilation culturelle. Comme nous l’avons dit plus haut, même après la russification de l’école primaire, le champ d’utilisation de l’estonien s’élargit grâce aux journaux et aux associations, le sentiment identitaire se renforça, ainsi que l’idée selon laquelle les Estoniens, même s’ils étaient peut-être moins éduqués, étaient égaux et semblables aux autres peuples.

À la même époque, parallèlement à la diffusion de l’instruction secondaire et supérieure et à la croissance numérique de la classe intellectuelle estonienne, commença à prendre forme, sur la base de la nouvelle culture populaire, une culture savante estonienne, dont la formation était dès l’origine, comme nous l’avons déjà signalé, l’une des tâches prioritaires du mouvement national. Depuis l’époque de Carl Robert Jakobson et de Jakob Hurt, les dirigeants nationalistes ne cessaient d’insister sur l’idée que le maintien du peuple estonien comme membre à part entière de la famille des nations européennes dépendait de son niveau d’instruction et de sa capacité de création spirituelle. Le développement des diverses composantes de la culture savante, des arts, et surtout de la littérature et des humanités, la professionnalisation de la presse, la formation d’une classe intellectuelle créative et d’un public adéquat, etc. – tout cela avait commencé dans la deuxième moitié du XIXe siècle avec l’orientation claire qui consistait à œuvrer en faveur de l’identité nationale des Estoniens.

La vie artistique estonienne fit, au début du XXe siècle, un saut brusque vers la modernité. Pour l’écrivain finno-estonien Aino Kallas, le bouleversement culturel qui se produisit à cette époque fut le « saut de la mort » de la vie intellectuelle estonienne. Rejetant toute la culture estonienne antérieure, jugée rurale, primitive et conservatrice, le groupe de jeunes gens connu sous le nom de Jeune-Estonie lança le mot d’ordre « Davantage de culture ! (…) Davantage de culture européenne » et commença à propager l’esthétisme, la culture « authentique », raffinée, l’adoption de tous les courants culturels et de tous les styles artistiques modernes de l’Europe.

En réalité, ces déclaration qui choquèrent la vieille génération n’avaient rien de véritablement étonnant, car la situation était manifestement mûre pour un renouvellement de la culture estonienne, la professionnalisation de la culture des élites et la formation d’une ligne de démarcation plus nette entre la culture savante et la culture populaire. Un nombre sans cesse croissant de jeunes Estoniens affluaient maintenant dans les écoles secondaires et supérieures, étudiant dès le lycée l’allemand, le russe et le français, sans compter le finnois qu’ils apprenaient en plus, de leur propre initiative. Tout cela se traduisit par une augmentation du bagage de connaissances de chaque individu et un élargissement des horizons intellectuels. La conséquence fut que l’on cessa de reconnaître la supériorité inconditionnelle de la culture allemande, comme c’était jusqu’alors l’usage (car les autres cultures étaient peu connues), et les Germano-Baltes perdirent leur rôle d’intermédiaires principaux. La fraction la plus jeune et la plus éveillée de la classe intellectuelle tournait désormais ses regards « directement vers l’Europe », principalement vers la France, mais aussi vers la Scandinavie. La Finlande conservait également son pouvoir d’attraction : elle était une destination importante pour les étudiants et les exilés. Saint-Pétersbourg, où de nombreux Estoniens avaient reçu une éducation artistique générale ou supérieure, apparaissait maintenant comme un centre artistique plutôt conservateur, même si des liens avaient été établis avec l’avant-garde russe et si l’influence de la démocratie et de la pensée socialiste russes était forte. Les jeunes intellectuels estoniens étaient nombreux à voyager en Scandinavie et en Europe occidentale. L’une des raisons en était le fait que ceux qui avaient pris part à la révolution de 1905 avaient été contraints de s’exiler. Paris devint la Mecque des jeunes Estoniens. Après la révolution se constitua dans cette ville une colonie permanente d’artistes et autres créateurs estoniens. Ils habitaient à la Ruche ou dans d’autres immeubles bon marché.

Les déclarations des Jeunes-Estoniens ne restèrent pas sans suite : les nouveaux contacts et les influences portèrent leurs fruits : dans les premières décennies du XXe siècle apparurent en Estonie de nombreux écrivains, artistes et compositeurs dont les œuvres novatrices étaient d’un niveau artistique équivalent à celui de leurs homologues européens. Ces jeunes commencèrent à influencer aussi les créateurs plus âgés et plus conservateurs. Une caractéristique de la période était l’abondance des courants et des styles. Du fait de la forte base ethnique, et notamment de la spécificité de la langue estonienne – langue finno-ougrienne qui reflétait un univers conceptuel particulier -, l’admiration pour l’Europe ne se traduisit pas par le nivellement ou la disparition des spécificités de la culture populaire. Les éléments empruntés se fondirent avec les idées et les traditions authentiques pour former un nouvel ensemble à la physionomie propre. Les Jeunes-Estoniens eux-mêmes, bien qu’il y eût parmi eux de vrais cosmopolites, ne reniaient pas le caractère national de la culture. En culture comme en politique, ils s’opposaient simplement au fondamentalisme national des « vieux », en considérant que la nationalité était un« état naturel » des hommes, autour duquel il n’était pas nécessaire de « faire du bruit », car elle imprimait de toute façon sa marque sur la création.

Johannes Aavik (1880-1973)

La langue estonienne, exaltée par l’esprit romantique comme l’un des principaux symboles de la nation, commença à être aménagée et étudiée sérieusement dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le grand dictionnaire estonien-allemand de Ferdinand Johann Wiedemann (1869) est aujourd’hui encore une source d’informations inépuisable pour toutes les personnes écrivant en estonien ou intéressées par la langue estonienne. C’est également à cette époque que l’on commença à composer des grammaires scientifiques et à étudier l’histoire de la langue et les dialectes. Dans les premières décennies du XXe siècle, le Jeune-Estonien Johannes Aavik lança une rénovation radicale de la langue estonienne ; il formula les principes généraux de son entreprise ainsi qu’une théorie de la création lexicale artificielle. À cette époque également apparut sur le devant de la scène un autre personnage qui devait connaître la célébrité en matière de recherche linguistique et d’aménagement de la langue : Johannes Voldemar Veski entreprit d’établir les bases de la norme linguistique et s’occupa, selon l’évolution des besoins, de composer des dictionnaires normatifs et des glossaires spécialisés. Le romantisme national contribua à stimuler le développement fructueux des recherches sur le folklore estonien ainsi que les recherches ethnographiques associées. Les grandes campagnes de collecte du folklore contribuèrent à éveiller la conscience nationale, mais plus importante encore fut la constitution, avec le concours de la population, de vastes recueils de textes folkloriques authentiques, d’une valeur scientifique inestimable, qui fournirent une base pour des travaux ultérieurs de publication et de recherche. Jakob Hurt reçut de ses correspondants, entre 1888 et 1906, plus de 114 696 pages de textes folkloriques, aujourd’hui conservées au Musée de la littérature de Tartu.

Il était inévitable que la culture savante estonienne comporte au début quelques lacunes. Il ne pouvait en être autrement dans un pays dépourvu de libertés politiques et où la culture d’une minorité ethnique -de surcroît une minorité considérée comme « inférieure » par les classes dominantes- ne pouvait espérer aucun soutien officiel ni compter sur l’aide d’aucun riche mécène et dut se développer principalement grâce à l’enthousiasme des individus et à leur action collective dans le cadre des associations. Une nouvelle révolution, en 1917, devait ouvrir à l’activité des Estoniens toutes les voies possibles, mais il est normal que la mise en place d’un environnement véritablement propice à la culture savante n’ait pu se faire qu’après l’apparition d’un État national estonien.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin