Le 24 février 1919, le Conseil des anciens, organe exécutif de l’Assemblée nationale estonienne, décida que ce jour, anniversaire de la déclaration solennelle d’indépendance, serait désormais fête nationale. En effet, le 24 février 1918 avait été le premier jour d’indépendance pour l’Estonie après sept siècles d’asservissement et avait vu la constitution du premier gouvernement provisoire estonien, dirigé par le leader politique Konstantin Päts.

Konstantin Päts

Cette première indépendance avait duré trente-six heures et le gouvernement avait « gouverné » pendant deux jours, car le 25 février, l’armée allemande était entrée à Tallinn (qui allait redevenir Reval) avant d’occuper tout le pays. L’une des premières mesures des occupants avait été de dissoudre le nouveau gouvernement local.

La proclamation de l’indépendance, le 24 février 1918, était un geste hardi et qui pouvait paraître à beaucoup dérisoire. En effet, à cette époque, les bolcheviks étaient au pouvoir en Estland et en Livonie. La lutte qui, depuis le début du siècle, opposait les réformistes, sous la direction de Konstantin Päts et de Jaan Tõnisson, aux révolutionnaires dirigés par Jaan Anvelt, avait pris à la suite de la révolution de Février 1917 un tour aigu. Les révolutionnaires, devenus les bolcheviks, avaient installé des soviets locaux (grâce au soutien des marins de la flotte de la Baltique et des garnisons russes presque toutes acquises à leurs idées) et s’opposaient à l’organe légal, le Maapäev, élu démocratiquement pendant l’été 1917, où ils étaient minoritaires.

La révolution d’Octobre à Petrograd donna un nouvel élan à la fraction bolchevik qui forma un Comité militaire révolutionnaire (où les Russes étaient les plus nombreux) dont Viktor Kingissep, envoyé par les bolcheviks de Petrograd, prit la direction. Ce comité essaya, avec le Comité exécutif des soviets estoniens de Jaan Anvelt, de diriger le pays, après avoir déposé le commissaire du gouvernement légal, Jaan Poska. Mais si les bolcheviks détenaient un pouvoir de fait, ils ne disposaient pas du soutien de l’administration, restée fidèle au pouvoir légal du Maapäev. Il y avait donc deux pouvoirs en Estonie. Le Maapäev ne pouvait se réunir devant l’obstruction par la force qu’exerçaient les bolcheviks, qui proclamèrent même sa dissolution. Toutefois, l’organe exécutif, le Conseil des anciens, réussit à se réunir le 25 novembre 1917. Il se déclara l’unique dépositaire de la légalité et s’opposa fermement à l’extension du pouvoir des bolcheviks.

Ceux-ci essayèrent alors de s’emparer de l’administration et des diverses institutions dans les districts. Ils occupèrent les imprimeries, interdirent les journaux qui leur étaient hostiles et procédèrent à de nombreuses arrestations parmi les propriétaires germano-baltes et parmi les socialistes non bolche-vistes. En janvier 1918, ils proclamèrent l’État de siège et déclarèrent la noblesse germano-balte hors-la-loi. Les bolcheviks accusaient les Germano-Baltes et les bourgeois estoniens de faire appel à l’Allemagne pour les protéger des révolutionnaires. Les arrestations, les exécutions sommaires et les pillages des domaines offrirent sans nul doute une justification « morale » à une occupation que le haut commandement allemand avait prévue et préparée. Devant cette situation de guerre civile dans un pays placé sous la menace de deux occupations de nature contradictoire, mais également redoutables, l’opinion publique évolua rapidement. La décomposition de l’Empire russe, le renvoi par Lénine de l’Assemblée constituante élue démocratiquement en décembre 1917 firent apparaître à tous que la situation politique en Russie avait radicalement changé. Le désir d’autonomie qui avait soutenu les efforts de tous les partis, même les révolutionnaires, se transforma en volonté d’indépendance, ce qui provoqua la rupture dont nous venons de parler entre les réformateurs héritiers des premiers tenants de l’idée nationale au XIXe siècle et les révolutionnaires qui ne voulaient à aucun prix d’une indépendance estonienne.

C’est pourquoi le Conseil des anciens adopta clandestinement le 18 février 1918 un projet de proclamation, qui ne put toutefois être publié à Tallinn parce que les bolcheviks occupaient toutes les imprimeries. C’est à Pärnu que le manifeste fut imprimé le 23 février 1918. À Tallinn, on ne put l’afficher que le lendemain. Le texte, qui portait la date du 24 février 1918, déclarait : « À partir de ce jour, l’Estonie est un État libre, démocratique et indépendant (…) dans ses frontières historiques et ethno-graphiques ».

Cette indépendance d’un jour, entre le pouvoir bolchevik qui n’en voulait pas et le pouvoir de l’occupant allemand qui la rejetait, a pris aux yeux des Estoniens une valeur symbolique à laquelle, par-delà le long hiver soviétique, ils sont restés attachés et fidèles.

Le manifeste d’indépendance de l’Estonie (version publiée en première page du journal Päewaleht le 25 février 1918)