En octobre 2017, une délégation de huit membres du Think Tank « Atelier Europe » s’est rendue à Tallinn. Elle a rencontré des responsables nationaux et européens, diplomates, fonctionnaires et chefs d’entreprises. Elle a pu ainsi s’informer sur les dossiers européens en cours, mais aussi découvrir un pays champion de la transformation numérique de l’État. Classée société numérique la plus avancée au monde par le magazine Wired, l’Estonie a pris une avance considérable, dès les années 1990, et peut être une précieuse source d’enseignement à bien des égards, notamment en matière de gouvernance au service des innovations. Pour le think tank « Atelier Europe », Violaine Champetier de Ribes nous livre ici le compte rendu de ce séjour.

 

Un État plateforme pour des économies de ressources

Les Estoniens ont réinventé la notion même d’État, pensé comme une plateforme de services qui met le citoyen au centre. Cet État réinventé pratique des partenariats très étroits avec le secteur privé et l’écosystème des startups. Si une jeune pousse a besoin que la législation évolue afin de poursuivre son développement, le gouvernement est en mesure de le faire sous trois mois. Il existe une réelle volonté d’améliorer les services de l’État en ayant recours à des solutions développées par des startups lorsque cela est nécessaire. Dans ce contexte, les orientations de l’État et la simplification radicale des démarches administratives ont un réel impact sur la vitalité du tissu économique des startups à laquelle s’ajoute une maîtrise du marketing territorial qui relève du « nation branding ».

À travers les échanges qui ont eu lieu lors de ce voyage d’études, il est clairement apparu que le numérique en Estonie est avant tout un sujet sociétal. La technologie, outil de mise en œuvre, arrive en dernier. L’e-gouvernement a été initié en raison de moyens financiers limités et de la configuration territoriale du pays : 1,3 million d’habitants sur une superficie plus étendue que celle de la Belgique ou des Pays-Bas. Cette densité très faible aurait rendu le maillage territorial des services publics très coûteux.

Au-delà de la vision, il était aussi nécessaire d’assurer le déploiement et la mise en œuvre de cet État revisité en plateforme de services. Pour cela, les Estoniens ont eu la chance de pouvoir prendre des décisions politiques rapides et constantes, appuyées par la confiance réelle de la population initiée à Internet dès les années 90, sans oublier le développement d’infrastructures adaptées. Depuis l’année 2000, l’accès à internet est considéré comme un droit humain (85% de la population à accès à internet en haut débit) et Tallinn est actuellement couvert en 5G. À cela s’ajoute la mentalité de « doers » des Estoniens, qui ont eu l’habitude de « faire avec très peu de moyens » pendant toute la période soviétique. Dans cette perspective historique, le futur est perçu avec un optimisme qui facilite l’adoption des « idées de niche ».

La création de la plateforme d’État (X-Road) a démarré en 2000 avec la carte d’identité équipée d’une puce électronique (97,9% de la population est équipée de carte d’identité électronique) et la déclaration d’impôt en ligne, puis avec la mise en place de la signature électronique (2002), l’e-gouvernement et les démarches d’état civil sur internet. Les services numériques de l’État se sont par la suite étendus : transports, banque, santé, élections (2005), éducation…

À titre d’exemple, la digitalisation de l’administration permettrait d’économiser en papier chaque mois l’équivalent de la hauteur de plusieurs tours Eiffel (300 m) ainsi qu’une semaine de travail par an pour chaque citoyen estonien. L’e-administration repose aussi sur le cryptage des données, l’interopérabilité et la transparence.

Ne partant de rien, donc libres de tout tenter

L’infrastructure numérique s’appelle l’X-Road. C’est la colonne vertébrale de l’e-administration qui gère près de 2000 services. Parmi ceux-ci, on trouve : le M-Parking (payement du stationnement par mobile), l’e-Tax, la signature digitale, le vote électronique, l’e-Police, l’e-ordonnance. Plus de 900 organisations intégrées partagent sur la blockchain d’État des bases de données grâce à des API qui permettent aux administrations de communiquer entre elles et d’échanger des données décentralisées. Par ailleurs, l’administration n’a pas le droit de demander deux fois la même information à un citoyen dans sa vie…

Selon Indrek Önnik, chef de projet à l’e-Estonia showroom, vitrine de l’Estonie numérique : « Nous pouvons aujourd’hui tout faire en ligne, à l’exception de trois démarches : le mariage, le divorce et l’achat immobilier. » Certains pays, comme la Norvège, 18 pays africains, l’Ukraine, la Géorgie ont déjà mis en place des solutions similaires dans leur infrastructure étatique ou s’y intéressent. Parmi les avantages de l’État plateforme: une économie annuelle à hauteur de 2% du PIB grâce aux démarches dématérialisées.

Face à la vulnérabilité numérique : l’Estonie héberge le centre cybersécurité de l’OTAN

En 2007, une cyber attaque de grande ampleur a frappé le pays. Depuis, l’Estonie héberge le centre de cybersécurité de l’Otan et développe une sensibilisation à l’hygiène digitale auprès de la population. La dernière innovation sur le sujet concerne l’ouverture au Luxembourg d’une e-ambassade. Ce Datacenter stockera les données du pays (impôts, documents d’identité, retraites, législation…) en bénéficiant des mêmes principes d’extraterritorialité qu’une ambassade classique. Le but est de protéger l’Estonie des cyber attaques ou, en cas d’invasion terrestre, de pouvoir continuer à gérer l’État depuis l’extérieur grâce au back-up des archives administratives conservées dans un sanctuaire numérique.

Un Programme d’e-résidence pour attirer les talents

Le programme d’e-résidence (ou de transnationalité numérique), lancé par le gouvernement estonien en 2014, permet aux entrepreneurs du monde entier d’accéder à l’e-administration estonienne pour créer et gérer une entreprise à distance. L’e-résidence est une start-up d’État encore en version beta.

Ce programme permet de créer son entreprise en Estonie sans se rendre sur place (en 18 minutes chrono selon le record), d’accéder à des services performants et, pour les titulaires hors Union européenne, d’avoir accès au marché européen. Pour autant, ce n’est pas un passeport pour l’évasion fiscale : l’impôt sur les sociétés reste dû dans le pays où la valeur ajoutée est créée. En Estonie, cet impôt est de 20%. Par contre, l’argent réinvesti dans l’entreprise n’est pas taxé.

La Présidence estonienne de l’UE : développer une Europe digitale au service des citoyens.

L’Estonie se présente comme un partenaire fiable et prévisible qui s’est toujours efforcé de contribuer positivement au futur de l’Europe. À travers les sujets portés lors de la présidence du conseil de l’Union européenne, l’Estonie a affiché une volonté de placer l’angle sociétal comme principal enjeu du digital en Europe. En effet, dans cette optique, le numérique relève moins de la technologie (les TelCos ou la 5G) que de ce que l’on peut faire avec. Le numérique est utile pour ce qu’il permet de faire et pour sa capacité à réduire les coûts.

En matière de numérique, l’Europe a raté la révolution des plateformes et pris du retard par rapport aux grands pays de la Tech : les États-Unis, la Chine ou Singapour. Selon nos interlocuteurs sur place, le prochain défi européen porte sur l’intelligence artificielle. Ce qui va nécessiter de concentrer les efforts sur la cybersécurité et le développement de la société digitale.

C’est notamment pour cette raison que la présidence estonienne a voulu pousser le plus possible le principe de la libre circulation des données en Europe. Le but : contribuer à créer un écosystème permettant des innovations révolutionnaires. Créer un « moment Spoutnik », comme les États-Unis l’ont eu lorsqu’ils ont répondu aux avancées spatiales et technologiques des soviétiques par la création de la DARPA. En effet, l’harmonisation de la législation est une urgence pour que des entreprises comme Blablacar puissent passer rapidement à l’échelle supérieure.

Adapter la façon de penser et d’écrire les lois pour remporter la guerre de l’innovation

Les citoyens européens ont besoin d’avoir confiance dans le numérique, pour éviter à l’Europe une déperdition  des  services qu’elle produit. La blockchain, qui repose sur le principe de la confiance partagée change la façon de penser les politiques publiques. Les défis de la quatrième révolution industrielle ouvrent de nombreux questionnements : comment introduit-on le principe d’itération dans l’établissement des lois ? Comment gérer le changement rapidement ? Ces questions sont cruciales car c’est le régulateur le plus adapté qui remportera la bataille mondiale de l’innovation.

 

Article publié initialement dans la Revue civique http://revuecivique.eu

Voir aussi le site Internet de l’Atelier Europe : http://www.atelier-europe.eu