Deux projets politiques très présents au cours de 2022 ont fait la Une jusqu’aux dernières semaines de l’année : le passage à un enseignement scolaire unique en estonien et le système des allocations familiales.

Thème récurrent depuis le début des années 1990, l’utilisation du russe comme langue d’enseignement dans certains établissements scolaires estonien appartiendra au passé après l’année 2032. Le 12 décembre, les députés estoniens ont adopté le plan de transition vers un enseignement intégralement en estonien dans tout le pays proposé par le gouvernement. Si les lycées ont fait l’objet d’une réforme à la fin des années 2000 avec la mise en place d’un enseignement à 60 % en estonien, le russe demeure la langue utilisée dans certains jardins d’enfants, écoles et collèges. Selon le plan, l’enseignement en russe disparaîtra dans les jardins d’enfants et pour la première classe (l’équivalent du CP français) et la quatrième classe (CM1 français) au début de l’année scolaire 2024-2025. Ainsi, l’enseignement russe disparaîtra des écoles-collèges (põhikool) à la fin de l’année scolaire 2028-2029. La transition concernera ensuite les lycées qui devront passer du système 60/40 à un enseignement uniquement en estonien. L’intégralité du système scolaire sera ainsi passé à un enseignement en estonien au début de l’année 2032-2033.

Fin 2022, les députés estoniens ont dû siéger pendant la période des fêtes afin de corriger au plus vite la loi sur les allocations familiales adoptée le 7 décembre mais que le président de la République Alar Karis a décidé de ne pas promulguer. En effet, le chef de l’État a estimé que la nouvelle loi contenait des éléments anticonstitutionnels et que l’inégalité entre enfants introduite par la loi n’était pas assez justifiée. Selon la nouvelle loi, l’allocation pour le premier et le deuxième enfant devait passer de 60 à 80 euros (l’allocation de 100 euros par enfant supplémentaire demeure inchangée) et l’aide allouée aux familles nombreuses avec de trois à six enfants devait augmenter de 300 à 650 euros et de 400 à 850 euros pour les familles de plus de sept enfants. De plus, cette aide aux familles serait indexée sur l’indice des retraites. Cette indexation est l’un des points critiqués par Alar Karis puisque seules les familles avec trois enfants et plus en bénéficieraient. Avec la fin de la législature qui approche, les députés ont dû rapidement décider de la suite à donner à la décision présidentielle. S’il a été rapidement acté que les passages anticonstitutionnels devaient être reformulés, certaines formations politiques ont saisi l’occasion pour proposer des modifications aux augmentations prévues. Ainsi, le Parti du centre (opposition) et les Sociaux-Démocrates (coalition gouvernementale) ont proposé d’augmenter plus encore l’allocation pour les deux premiers enfants. Très mécontents de l’écart entre les sommes allouées aux familles avec seulement un ou deux enfants et celles dites nombreuses, les Sociaux-Démocrates ont tenté, sans succès, de rééquilibrer les aides en réduisant le bonus prévu à partir de trois enfants. Malgré l’absence de consensus sur leurs amendements, les deux formations, ainsi que le Parti de la Réforme, peu emballé par le texte mais conscient de la nécessité d’aider les familles estoniennes, ont réaffirmé leur soutien à la loi, qui était surtout un cheval de bataille du parti de droite Isamaa. La balle est de nouveau dans le camp du président, qui peut promulguer la loi ou saisir la Cour suprême.

À la fin de l’automne, les regards sont inévitablement tournés vers le ciel à la recherche des premiers flocons dans l’espoir d’un Noël blanc. En 2022, si elles ne sont pas arrivées plus tôt que d’habitude, les premières neiges n’ont exceptionnellement pas fondu, couvrant tout le pays de blanc, faisant la joie des enfants et des amateurs de ski et fâchant les Estoniens obligés de déneiger leur trottoir. Comme s’il s’agissait d’un phénomène météorologique nouveau, l’organisation du déneigement des rues, notamment à Tallinn, a été, cette année encore, critiquée. La situation a été particulièrement compliquée après le passage de la tempête Birgit le 12 décembre. Les chutes de neige ont aussi provoqué d’importantes coupures d’électricité, en particulier sur l’île de Saaremaa des coupures étaient apparues au cours des jours précédents.

En décembre encore, il a aussi été beaucoup question de Narva. Le 21 décembre, un nouveau monument a quitté la ville : la statue de Lénine. Installée sur la place Peetri en 1957, la statue avait été démontée en 1993 et installée 200 mètres plus loin, dans la cour de la forteresse Hermann, en tant qu’élément des collections du Musée de Narva. Attraction phare de Narva depuis près de 30 ans, le Lénine de Narva a été remis au Musée d’Histoire d’Estonie. Symbolique dans le contexte de 2022, le déplacement avait été décidé dès 2018 dans le cadre du projet de rénovation de la cour de la forteresse qui s’achèveront en 2023.

Outre Lénine, c’est le poste-frontière situé côté russe à Ivangorod qui fait parler. En effet, le gouverneur de l’oblast de Léningrad a annoncé la fermeture de ce poste à tous les véhicules pour deux ans afin d’effectuer des travaux de rénovation. En Estonie, les réactions officielles sont prudentes, aucune information officielle n’ayant été transmise aux autorités. En revanche, les éventuelles conséquences ont d’ores et déjà été analysées. Une telle fermeture porterait un coup dur à l’ensemble du secteur du transport et de la logistique de la région. De son côté, le quotidien Eesti Päevaleht y voit dans son éditorial du 19 décembre une possibilité pour Narva de s’ancrer définitivement à l’ouest.

Enfin, deux personnalités de la société estoniennes sont décédées.

Le 10 décembre, c’est Virve-Elfriide Köster, plus connue sous le nom de Kihnu Virve, qui est décédée à l’âge de 94 ans. Figure de l’île de Kihnu, Kihnu Virve a composé de nombreuses chansons, dont la célèbre Merepidu. La sortie d’un album à la fin des années 2000 lui permit par exemple de remporter le prix de l’artiste féminine de l’année en 2010 lors des Prix annuels de la musique pop. L’importance de Kihnu Virve se retrouve jusqu’au ferry qui relie le continent à l’île de Kihnu puisque celui-ci a tout simplement été baptisé Kihnu Virve.

Le 29 décembre, une page de de l’Histoire estonienne contemporaine s’est tournée avec le décès d’Edgar Savisaar à l’âge de 72 ans. Personnage central de la vie politique des trois décennies écoulées, adulé ou détesté, E. Savisaar joue d’abord un rôle lors de la Révolution chantante. Signataire de la proposition IME (demandant l’autonomie économique de la RSSE) avec Siim Kallas, Tiit Made et Mikk Titma en 1987, il devient l’un des leaders du Front populaire fondé en 1988. En 1989, il devient le président du Comité du plan de la RSSE et l’un des vice-présidents du Conseil des ministres. Lors des élections de 1990, il est élu au Soviet suprême avant de devenir président du gouvernement de la RSSE. Son gouvernement assure la transition après le recouvrement de l’indépendance en août 1991 faisant de lui le Premier ministre de facto et reste en poste jusqu’à sa démission en janvier 1992 dans un contexte de crise économique (hyperinflation, utilisation des tickets de rationnement) et d’hiver très rude. Par la suite, Edgar Savisaar est à la tête du Parti du centre (Keskerakond) fondé sur les bases du Front populaire et en fait l’une des principales forces politiques du pays. Toutefois, ses passages au gouvernement (en tant que ministre seulement) sont limités – ministre de l’Intérieur (avril-octobre 1995) et ministre de l’Économie et des Communications (avril 2005 – avril 2007) – et il demeure avant tout une figure d’opposition à l’échelle nationale, jugé infréquentable par ses adversaires. À la tête de son parti, il s’assure progressivement le soutien massif de l’électorat russophone du pays (beaucoup reconnaissent l’importance de Savisaar dans l’absence de parti russophone en Estonie) au point de devenir imbattable dans les circonscriptions majoritairement peuplées de russophones. Sa popularité lui permet de faire de Tallinn son fief : il est maire de la capitale à deux reprises, de 2001 à 2004 et de 2007 à 2015, année où il est écarté de son poste le temps d’une enquête pénale pour des faits de corruption (il reste officiellement maire jusqu’aux élections locales de 2017). En raison de sa santé très fragile, il a notamment été amputé d’une jambe en 2015 à la suite d’une infection bactérienne, Savisaar a pu échapper au procès. Néanmoins, au-delà de cette enquête, les soupçons de corruption et de favoritisme ont constamment entaché les mandats de Savisaar. En 2010, il est même qualifié d’« agent d’influence » à la solde de la Russie par les services de sécurité estoniens après la publication d’éléments selon lesquels Savisaar aurait demandé de l’argent en Russie pour financer la campagne de son parti avant les élections législatives de 2011. Constamment condamné par les autres partis politiques, le système Savisaar (dont la culture politique survit encore malgré les promesses de changement comme en témoignent les différents procès en cours et autres scandales récents) a progressivement fait l’objet d’une opposition interne au Parti du centre dans les années 2010. Après avoir réussi à se maintenir à la tête du parti, Savisaar est finalement évincé par Jüri Ratas et ses soutiens lors d’un congrès en 2016, ouvrant une nouvelle page politique en Estonie – cet événement rend le parti de nouveau fréquentable et permet son entrée au gouvernement. Alors qu’il est de plus en plus isolé et affaibli par de nombreux problèmes de santé, la carrière politique de Savisaar se termine en 2021 lorsqu’il échoue à se faire réélire à l’Assemblée municipale de Tallinn (en 2017, il s’était fait élire à titre personnel en menant une petite liste de candidats).

Ses obsèques, nationales (une première en Estonie depuis celles du président Lennart Meri en 2006), se dérouleront le 5 janvier à Tallinn (avant une inhumation dans le cimetière de Võnnu (région de Tartumaa)). Si beaucoup ont salué le rôle de Savisaar lors de la Révolution chantante et son impact incontestable sur la vie politique estonienne post-soviétique, certaines voix critiquent l’organisation d’un hommage national à cet homme politique à la carrière entaché de nombreux scandales.

Photo : Vallo Kruuser / Eesti Päevaleht