Comme chaque année, le 24 février marquait le jour-anniversaire de la déclaration de l’indépendance de l’Estonie en 1918. Avec l’annonce au petit matin de l’attaque de l’Ukraine par la Russie, les festivités de cette année ont été inévitablement marquées par la stupeur, la tristesse, mais aussi un élan de solidarité – de nombreux drapeaux ukrainiens ont flotté à Tallinn, à Tartu et dans tout le pays. Les soldats du défilé militaire qui était organisé à Tallinn et les officiels présents arboraient dès les quelques heures qui ont suivi les premiers bombardements des rubans bleu et jaune. Le soir, dans son discours prononcé de l’opéra Estonia, le président Alar Karis, qui avait déjà apporté son soutien aux Ukrainiens en se rendant à Kiev le 22 février, le lendemain de la reconnaissance par la Russie des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, n’a pas manqué de condamner les événements du jour.

Rapidement, une forte mobilisation est née dans le pays pour envoyer de l’aide en Ukraine, préparer l’accueil des futurs réfugiés et soutenir la communauté ukrainienne vivant en Estonie (environ 30 000 personnes, qu’il s’agisse de personnes installées à l’époque soviétique ou plus récemment). La Croix-Rouge estonienne et d’autres organismes comme l’association d’aide aux réfugiés Pagulasabi ont reçu en masse des dons de produits de première nécessité. Des bus sont partis dès les premiers jours pour la frontière polono-ukrainienne pour permettre aux Estoniens installés en Ukraine de rentrer et aux Ukrainiens ayant déjà des liens avec l’Estonie de rejoindre leurs familles. Ces bus ont aussi permis aux Ukrainiens désireux de se rendre au front de rejoindre leur pays d’origine. D’autres initiatives diverses ont été mises en place. À l’université de Tartu par exemple, un appel aux dons a été lancé pour permettre l’octroi de bourses aux étudiants ukrainiens. Du côté des entreprises, certaines ont mobilisé leurs infrastructures pour fabriquer en masse les produits manquant en Ukraine.

Dans le même temps, les Estoniens ont majoritairement exprimé leur rejet de la guerre à travers divers rassemblements. Le 26 février, en plus d’autres rassemblements ailleurs dans le pays, environ 30 000 personnes se sont retrouvées sur la Place de la liberté à Tallinn en présence du président de la République Alar Karis et d’artistes, dont Ruslan Trochynsky, le chanteur du groupe esto-ukrainien Svjatra Vatra, originaire de la région de Donetsk, et la chanteuse Alika Milova, récente gagnante d’une célèbre émission de télécrochet. Toutefois, la condamnation de l’attaque sur l’Ukraine, ou son absence, a pu être source de tension au sein de certains groupes. Ainsi, le Parti du centre, qui a un fort électorat russophone, est apparu divisé lors du vote d’une déclaration du Riigikogu condamnant l’agression de la Russie. 10 députés sur 25 qui se sont abstenus de signer la déclaration et de la voter. Afin de lever les ambiguïtés quant à leur positionnement vis-à-vis de la guerre, des appels ont été lancés aux russophones d’Estonie (bien que cette communauté soit de plus en plus hétérogène et donc difficilement réductible à une opinion unique) pour qu’ils dénoncent haut et fort les actions du pouvoir russe.

À la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, de nombreuses mesures ont été prises dans les derniers jours du mois de février, tant par l’État que les entreprises du pays, pour couper les relations avec la Russie. Très rapidement, des opérateurs télécom ont annoncé l’arrêt de la diffusion de certaines chaînes russes à leurs abonnés. Question déjà débattue au cours des semaines qui ont précédé le conflit – et plus largement dans les débats sur l’intégration des russophones d’Estonie – l’arrêt de la diffusion de chaînes a finalement été décidé pour l’ensemble des diffuseurs par l’autorité de régulation intéressée. De leur côté, les entreprises de la grande distribution ont décidé le boycott des produits alimentaires fabriqués en Russie ou produits par des entreprises dont la maison-mère est en Russie. L’université de Tartu a elle annoncé la fin de toutes les coopérations avec des universités de Russie.

Les événements de fin février ont eu un impact immédiat sur la présence militaire de l’OTAN en Estonie. Alors que les 300 soldats français présents sur la base de Tapa allaient passer le témoin à des soldats danois en mars pour un an, avant que de nouveaux soldats reviennent au printemps 2023, le président français Emmanuel Macron a annoncé l’envoi d’un contingent d’un peu plus de 200 soldats dès mars 2022. De même, les avions devant venir à Ämari en avril assurer la mission tournante de surveillance de l’espace aérien balte seront sur place dès mars. En parallèle, et ce dès la mi-février, le Royaume-Uni a envoyé 850 soldats en plus des 850 déjà présents.

Malgré les nouvelles dramatiques du matin, les Estoniens ont célébré leur fête nationale. Pandémie de Covid oblige, la traditionnelle réception présidentielle n’a pas eu lieu, mais les autres temps forts si. Le 24 février 2022 marquait la première fête nationale du mandat d’Alar Karis qui a fait son premier grand discours. L’éclatement de la guerre le même jour ayant inondé les médias, le contenu de celui-ci (les différentes crises que connaît la société estonienne, la santé mentale des jeunes) a été très peu commenté. Comme chaque année, la fête nationale a coïncidé avec la remise des différents prix et décorations nationaux. La coopération franco-estonienne a été honorée avec la remise de la croix de Terra Mariana à la ministre française des Armées, Florence Parly pour son rôle dans la coopération bilatérale dans le domaine de la sécurité.

Avant de passer au second plan, les premières semaines de février ont été rythmées par les nouvelles concernant la situation sanitaire. Au début du mois, le gouvernement a annoncé qu’il prévoyait la suppression du passe vaccinal en Estonie pour le 21 février. ­À une condition toutefois : que le nombre moyen d’entrées quotidiennes à l’hôpital demeure sous 25 au cours des sept jours précédents. Fortement espérée par le Parti du centre, insistant pour alléger les restrictions alors que le Parti de la réforme était plus prudent, cette condition n’a pas été remplie et le passe est resté en vigueur, au grand dam des opposants aux restrictions. Le 2 février, ces derniers ont tenté d’imiter les convois de la liberté canadiens. L’absence de réelle organisation a toutefois fait plus ou moins capoté l’événement. Le gouvernement a en revanche pris la décision de lever l’exigence du passe pour les événements en plein-air à partir du 14 février. Après avoir atteint un record le 9 février (6878/100000 sur 14 jours), le taux d’incidence a commencé à baisser ; le 28 février, il n’était « plus que » de 5400. Preuve que la situation est loin d’être résolue, le nombre de patients hospitalisés a fortement crû (375 le 1er février et 638 à la fin du mois) et 203 personnes positives au Covid sont décédées.

Aux Jeux olympiques d’hiver de Pékin, 26 sportifs ont défendu les couleurs de l’Estonie dans huit disciplines. Pour la première fois depuis 12 ans, et les Jeux de Vancouver et une médaille d’argent de Kristina Šmigun-Vähi en ski de fond, l’Estonie a inscrit son nom au tableau des médailles grâce à la médaille de bronze de Kelly Sildaru en slope style (ski acrobatique). Hormis ce podium, les Estoniens ont obtenu des résultats plus ou moins à la hauteur de leur niveau habituel, sans coup d’éclat ni échec cuisant. À noter toutefois les résultats du patineur de vitesse Marten Liiv qui a pris la septième place du 1000 mètres et du spécialiste du combiné nordique Kristjan Ilves qui a fini à la neuvième place de l’épreuve grand tremplin. Ce dernier avait d’autres ambitions mais une infection au Covid-19 l’a contraint de renoncer à l’épreuve petit tremplin et de participer à l’épreuve restante après deux semaines enfermé à l’hôtel.

Toujours en sport, le 20 février, professionnels et amateurs de ski de fond se sont retrouvés pour le 48e marathon de Tartu. Pour la première fois depuis onze ans, la compétition s’est déroulée dans le cadre du circuit Visma Ski Classics. Ceci a permis d’attirer les tous meilleurs de la discipline. Si les Estoniens s’étaient enthousiasmés des victoires estoniennes de 2021, en 2022, les locaux ont dû cette fois se contenter de places lointaines (une 48e place chez les hommes et une 23e place chez les femmes pour meilleurs résultats) derrière les nombreux Scandinaves qui ont fait le déplacement.

Février est traditionnellement marqué par la tenue du concours de télécrochet Eesti Laul qui permet de désigner le représentant de l’Estonie à l’Eurovision. Après des quarts de finale à l’automne, puis des demi-finales et la finale, c’est le chanteur Stephan (Stefan Airapetjan) avec sa chanson Hope qui est sorti vainqueur de la compétition. Il s’agissait là de sa quatrième tentative après deux troisièmes places en 2018 et 2019 et une septième place en 2020.

Le 28 février, l’Estonie a célébré le centenaire de la naissance du sémioticien Youri (Juri) Lotman. Né à Petrograd, Lotman a rejoint Tartu, où il a vécu jusqu’à sa mort en 1993, et son université dans les années 1950. Il a ensuite fondé l’école de sémiotique culturelle, l’école Tartu-Moscou en 1964.

Enfin, mi-février, annonce a été faite du décès en Russie à 98 ans de l’avant-dernier premier secrétaire du Parti communiste d’Estonie (1978-1988) Karl Vaino. Né à Tomsk (Sibérie occidentale) en 1923 de parents estoniens communistes qui avaient migré, Vaino est envoyé en Estonie travailler dans le secteur ferroviaire en 1947. Deux ans plus tard, il commence sa carrière politique qui culmine avec sa nomination au poste de premier secrétaire du PCE en 1978 à la place de Johannes Käbin, jugé trop indépendant du pouvoir central moscovite. Vaino, qui parlait estonien très mal et à de rares occasions est indissociable de la politique de russification a eu lieu en Estonie dans les années 1980. Après son remplacement par Vaino Väljas en 1988, Karl Vaino est reparti en Russie où il a vécu le reste de sa vie. Son petit-fils, Anton Vaino, est le directeur de l’administration présidentielle russe depuis 2016.

Photo : Kiur Kaasik/Ekspress Meedia