Dans l’entre-deux-guerres, de nombreux Estoniens partaient chaque année étudier à l’étranger. Dans certaines disciplines, la France était pour eux une destination importante.

Dès 1919, les diplomates estoniens avaient formé le projet d’envoyer en France et en Grande-Bretagne quatre cents étudiants. Le ministre d’Estonie en France, Kaarel Robert Pusta, avait obtenu des appuis dans les milieux universitaires. Mais ce projet ne put être mené à son terme, en raison du manque de devises et de la guerre d’indépendance qui se poursuivait en Estonie. Aux yeux des diplomates estoniens, l’envoi d’étudiants en France devait permettre de réduire l’influence allemande sur la jeunesse. La crainte de cette influence était justifiée par le fait qu’en Allemagne, certains étudiants estoniens finissaient par perdre le contact avec leur pays et par s’assimiler. L’Allemagne demeura toutefois, pendant longtemps, la destination privilégiée des Estoniens désireux d’étudier à l’étranger. Cette préférence était due principalement à la connaissance de la langue, mais aussi à un taux de change favorable et à des frais de voyage modérés.

Les études en France coûtaient en effet relativement cher. Ainsi, en 1923, l’université de Tartu devait verser à ses boursiers qui partaient étudier en France ou en Finlande 1,8 fois plus (18 000 marks estoniens par mois) qu’à ceux qui allaient étudier en Allemagne (10 000 marks). Par la suite, la France devint financièrement plus accessible, comme l’indique le montant des bourses, qui reflète le coût de la vie dans les différents pays. Ainsi, en janvier 1939, le montant mensuel des bourses accordées par l’université technique de Tallinn était de 250 couronnes pour la France et la Finlande. Seules les bourses pour la Pologne et la Lettonie étaient plus faibles (respectivement 200 et 150 couronnes). À titre de comparaison, ce montant était de 450 couronnes pour l’Angleterre et de 270 couronnes pour l’Allemagne. Les montants des bourses de l’université de Tartu étaient vraisemblablement identiques. C’était du moins le cas en ce qui concernait la France.

Un autre facteur qui exerçait un effet dissuasif, compte tenu du fait qu’une grande partie des étudiants allaient étudier à l’étranger des disciplines techniques, était la rumeur selon laquelle le ministère estonien de l’Instruction publique ne reconnaissait pas les diplômes français délivrés par des écoles techniques de province. De fait, en 1924, le ministère n’avait pas encore pris de décision au sujet des diplômés de ces écoles, car la scolarité normale y était de trois ans, au lieu de quatre au minimum dans les autres établissements. Quelques années plus tard (1928), le ministère décida de reconnaître comme ingénieurs les diplômés des écoles de Paris, Nancy, Toulouse et Grenoble, mais s’abstint de statuer au sujet des autres écoles.

La popularité des études à Paris aurait pu être accrue par l’achat, à la Cité universitaire, d’une chambre pour les étudiants estoniens. Le prix d’une chambre était de 50 000 francs, dont le versement pouvait être étalé sur cinq ans. Compte tenu de l’insuffisance des bourses, de la cherté de la vie à Paris et des autres avantages liés à la possession d’une chambre, l’achat d’au moins une chambre par la république d’Estonie (même si trois aurait été le nombre idéal) apparaissait comme une nécessité. Ces chambres étaient très demandées, mais André Honnorat, le fondateur de la cité universitaire, avait promis de réserver à l’Estonie la première qui se libérerait. Malgré les efforts de Pusta, les diverses instances estoniennes sollicitées entre 1928 et 1931 (ministère de l’Instruction publique, Fonds pour la culture, ville de Tartu) refusèrent de fournir la somme nécessaire, alors que le Danemark et la Suède, par exemple, construisaient chacun un pavillon de quarante chambres pour leurs étudiants.

Dans l’ensemble, les étudiants estoniens bénéficiaient en France de conditions d’études et de possibilités d’accès à l’université relativement favorables. Un décret signé le 26 octobre 1931 par le ministre français de l’Instruction publique autorisait l’accès à l’université de presque tous les élèves ayant achevé leurs études secondaires en Estonie. De nombreuses écoles et universités étaient désireuses d’accueillir des étudiants étrangers et envoyaient leurs brochures publicitaires à la légation d’Estonie et à l’université de Tartu.

Les rapports du ministère estonien de l’Instruction publique, en dépit des problèmes posés par l’hétérogénéité des sources, permettent d’avoir une idée du nombre et des destinations des Estoniens qui partaient étudier à l’étranger. Il apparaît qu’au cours des années vingt, entre 4 et 6% d’entre eux seulement allaient étudier en France. Toutefois, si l’on exclut ceux qui séjournaient successivement dans plusieurs pays et ceux dont la destination n’est pas indiquée, la part de la France apparaît un peu plus élevée et augmente au fil des années : 5,5% en 1923 ; 7,25% en 1925 ; 8,3% en 1927/1928 ; 8,6% en 1932. Par le nombre d’étudiants estoniens qu’elle accueillait, la France, toujours devancée par l’Allemagne, se situait en général à la quatrième ou à la cinquième place, parfois même à la troisième.

Les études en France étaient facilitées par diverses bourses accordées par les gouvernements ou par des organismes estoniens et français. En Estonie, les principaux bailleurs de fonds étaient le Fonds pour la culture (Kultuurkapital), le ministère de l’Instruction publique, l’université de Tartu, le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Défense et la présidence de la République. Des fondations privées, comme la Fondation Rockefeller, accordaient également des bourses.

Une bourse du gouvernement français était attribuée chaque année par l’Institut scientifique français de Tartu. Son montant, parfois réparti entre deux boursiers, était en général de 6 000 francs. De 1922 à 1928, elle fut réservée aux médecins. Le versement se faisait par l’intermédiaire de la légation d’Estonie en France. À partir de 1925, une deuxième bourse du gouvernement français fut accordée. Les bénéficiaires, choisis par le ministère estonien des Affaires étrangères, allaient étudier à l’École libre des sciences politiques et économiques de Paris. Cette bourse fut supprimée à l’été 1934. Des bourses étaient également attribuées par divers organismes français, comme l’Alliance française et l’Association française d’action artistique.

Au début des années trente, pendant la crise économique, la situation des boursiers se dégrada, en raison des retards de paiement et de l’augmentation du coût de la vie à Paris. En 1933, le ministère estonien des Affaires étrangères interdit à la légation d’Estonie d’accorder des avances aux étudiants dont la bourse n’avait pas été versée à temps. À cette époque, le montant des bourses était notoirement insuffisant pour vivre, et même les étudiants qui bénéficiaient de deux bourses (une du gouvernement français et une du gouvernement estonien) pouvaient rencontrer des difficultés, comme ce fut le cas pour Georg Meri, le père de Lennart Meri.

Les Estoniens qui se rendaient en France allaient étudier et compléter leur formation dans des domaines très divers, mais c’est surtout pour les artistes, les officiers et les médecins que les études en France revêtaient une importance toute particulière.

Paris apparaissait aux artistes estoniens comme une sorte d’Eldorado. Toutes leurs attentes étaient liées à cette ville. Les départs pour Paris se firent de plus en plus nombreux à partir de 1924. La majorité des artistes n’effectuaient que des séjours de courte durée (d’une vingtaine de jours à un an). Certains, comme Eduard Wiiralt, J. Muks, Adamson-Eric et J. Grünberg, restaient toutefois pour plus longtemps. Le Fonds spécial pour les arts plastiques (Kujutavate Kunstide Sihtkapital) du Fonds pour la culture accordait chaque année deux ou trois bourses d’un an ou de six mois. De nombreux boursiers prolongeaient leur séjour après l’expiration de leur bourse, et il était courant que des artistes se rendent à Paris à leurs frais. On a estimé qu’entre 1918 et 1940, 57 artistes estoniens avaient effectué des séjours de formation à Paris.

La France joua également un rôle important dans la formation des officiers estoniens et, plus généralement, dans l’édification du système d’instruction militaire estonien. En 1923, l’Estonie se vit accorder une place à l’École supérieure de guerre (Paris), et en 1926 on comptait déjà quinze élèves-officiers estoniens en France. Outre l’école citée, les Estoniens étaient répartis entre les écoles militaires de Versailles, Fontainebleau et Saint-Cyr. On a estimé qu’en 1927, 10% des officiers estoniens connaissaient le français.

Les médecins qui avaient étudié ou complété leur formation en France grâce à une bourse attribuée par l’Institut scientifique français de Tartu parvinrent à éveiller chez leurs collègues un intérêt pour la médecine française. Selon des données incomplètes, jusqu’à 1935, 71 médecins estoniens avaient séjourné en France, ce qui confirme une estimation selon laquelle 10% environ des médecins estoniens avaient effectué des séjours en France (en 1939, on comptait 960 médecins en Estonie).

Des Estoniens fréquentèrent également des établissements d’enseignement secondaire français, principalement le lycée de Vendôme. En 1923, la légation d’Estonie parvint à convaincre le gouvernement français d’autoriser l’admission d’élèves estoniens dans des lycées. Le projet de Pusta consistait à envoyer pour un ou deux ans dans un lycée français de province une dizaine d’élèves de première et de terminale. Comme les frais d’internat étaient d’environ 2000 francs par an, cela supposait que les parents soient relativement aisés. Le projet suscita un vif intérêt en Estonie, puisque 150 candidatures furent enregistrées. En septembre 1923, quinze Estoniens arrivèrent au lycée de Vendôme. Mais le choix des élèves s’avéra assez peu judicieux. En effet, les jeunes gens provenant de familles riches eurent beaucoup de mal à accepter la discipline stricte du lycée et la nourriture inhabituelle et peu abondante. Leur connaissance insuffisante du français fut également source de grandes difficultés. Bien qu’on eût organisé pour eux des cours de français spéciaux et que Pusta eût obtenu du ministère de l’Instruction publique que les élèves ayant terminé en Estonie la dixième classe soient dispensés de la première partie du baccalauréat, la majorité d’entre eux ne résistèrent pas à la charge de travail et au mode de vie étranger et quittèrent le lycée la même année. Cette expérience prometteuse se termina donc sur des résultats assez modestes.