« Une semaine de voyage sur un petit cargo estonien d’âge déjà respectable, à travers une mer du Nord sourcilleuse et une Baltique étale, n’ayant pour tout horizon qu’un ciel radieux et une côte lointaine, perdue dans la brume et, par une matinée ensoleillée de juillet, je débarquai sur le quai de Tallinn, en même temps qu’une trentaine de nationaux, souriants d’aise de revoir les rivages chéris de leur patrie. » C’est ainsi que commencent les impressions de voyage d’un jeune reporter belge. Celui-ci précisera ailleurs : « Au soir du sixième jour apparut pour la première fois la terre estonienne, en l’espèce, les contours flous et encore indistincts de l’île de Muhu et le premier bateau-phare estonien qui en réponse au salut réglementaire, lança vers le ciel un sympathique jet de vapeur en signe de bienvenue, un peu à la manière d’un grand-père tout heureux de revoir ses enfants après une longue absence. »

Le voyageur a pour nom Jacques Baruch. Né le 23 janvier 1919 dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle bruxelloise – son père était médecin, ses oncle, parrain et cousins sont journalistes ou artistes peintres, le jeune homme a des origines belges et hollandaises. Il a été baptisé en Angleterre où sa mère a de la famille. Dès 1935, à 16 ans, il se passionne pour le monde finno-ougrien et plus particulièrement pour l’Estonie et la Finlande. C’est à cette époque, lors de l’Exposition universelle de Bruxelles, qu’il fonde une éphémère Union mondiale dont il dirige, en plus du Secrétariat général, la section finlandaise. Cette activité le fait très vite remarquer comme un connaisseur du monde finnois. Tôt lié à la Société théosophique Belge, il y prononce une conférence sur l’origine des peuples finno-ougriens. Tandis qu’il termine des humanités qu’il juge sans intérêt, il se lance dans le journalisme et publie son premier article sur l’Estonie pour le vingtième anniversaire de l’indépendance de la petite république. Diplômé d’espéranto, il entretient dans cette langue une vaste correspondance avec les deux pays nordiques. Il se lie alors à la petite communauté estonienne de Bruxelles, et plus particulièrement avec la secrétaire de chancellerie Olga Karma-Gutman.

Jacques Baruch en 1943

En octobre 1938, Jacques Baruch entame sa première année d’étude à l’Institut pour journalistes de Belgique. Guère passionné par les cours, il entreprend de mettre sur pied, dès le mois de janvier suivant, un Office central des pays baltiques. Cet Office serait à la fois une agence de publicité pour les industriels baltes et finlandais, une agence de voyage et un centre de documentation. Pour mieux s’identifier à sa patrie d’élection, il adopte, le jour de ses vingt ans, le pseudonyme estonien de Sulev J. Kaja (Sulev = héros de Kalevipoeg ; J. = Jacques ; Kaja = l’écho). Le 24 février 1939, il est l’invité de deux émissions radiophoniques pour parler du vingt-et-unième anniversaire de l’Estonie. Reconnu dès lors comme le spécialiste belge des questions estoniennes et finlandaises, il adoptera définitivement son pseudonyme en juin 1939. À la fin de l’année académique, Sulev Kaja décide de visiter l’Estonie. Pour financer son voyage, il décroche un statut de pigiste à La Gazette de Bruxelles.

C’est ainsi que, par une après-midi pluvieuse de juillet 1939, Sulev Kaja quitte Anvers à destination de Tallinn. Il fait le voyage en compagnie de la fille de l’ancien ministre Johan Holberg, Irène, qui vient de passer trois mois à Bruxelles. Sur le bateau, il sympathise avec le peintre Karin Luts qui le présentera à des artistes et à des écrivains, parmi lesquels la poétesse Marie Under. Lors de son arrivée à Tallinn, Sulev Kaja séjourne chez Johan Holberg dont il a rencontré l’épouse Margarete à Bruxelles. Il découvre les environs de la capitale et les îles avec Luule Adamka et Otto Karma-Gutman, le frère d’Olga. Il traduit des contes avec Hilda Dresen et ne cesse de s’étonner : « Ici, […] on parle estonien, français, allemand, russe et espéranto ! Une vraie tour de Babel ! ». Sulev Kaja accompagne Margarete Holberg et ses filles Irène et Rita dans leur résidence d’été de Laura Mõisa, dans l’extrême sud-est du pays, à la frontière de la Lettonie et de l’URSS. Muni de réquisitoires, il parcourt alors le pays en long et en large. En route pour Narva, il est reçu au château d’Oru, propriété du président Konstantin Päts, d’où il est reconduit dans une voiture officielle. Il décrira à sa mère la tête des habitants du bourg voisin, surpris de voir descendre de la voiture présidentielle un tout jeune homme dégingandé. Après une visite de la ville de Narva aux deux impressionnantes citadelles, il se rend à Narva-Jõesuu, la « Riviera de la Baltique ».

Profitant d’une aubaine, il s’embarque le 28 août pour Helsinki. Dans la capitale finlandaise, on refuse de lui changer ses couronnes estoniennes. En effet, la tension internationale est à son comble et la Finlande craint de voir les pays baltes entraînés dans la guerre. Sans argent presque, il visite Tampere et Turku où la nouvelle de l’invasion de la Pologne par les Allemands le surprend. Sulev Kaja rentre à Tallinn le 5 septembre. Il compare les deux capitales : « À Helsinki, tout le monde était calme, ici à Tallinn au contraire, l’atmosphère est fiévreuse et tout le monde attend les dépêches avec impatience. » Vers le quinze septembre, alors qu’il évoquait un possible retour en Belgique, Jean Cathala, directeur de l’Alliance française, lui demanda s’il savait nager. Sur sa réponse négative, il ajouta : « Dans ce cas, Cher Monsieur, il serait temps d’apprendre ! » Préférant la sécurité du plancher des vaches à un possible torpillage, Sulev Kaja poursuit son étude de la langue estonienne et apprend à jouer du Kannel. Il envisage alors de s’installer définitivement en Estonie. Sans un sou vaillant, il donne des cours de français et publie des articles sur la Belgique dans le Postimees de Tartu et dans le Helsingin Sanomat. Le jeune Kaja se trouve à Tallinn lorsqu’un sous-marin polonais se réfugie dans le port. Arraisonné, le submersible s’échappe nuitamment et gagne la haute mer sous la canonnade. Pressé par sa mère de rentrer en Belgique, il lui répond, fin septembre : « La Finlande et l’Estonie sont les seules choses au monde qui m’intéressent » et il ajoute : « Je suis ici en Estonie plus chez moi que partout ailleurs. » Mais son nouveau foyer est menacé : les Soviétiques font pression sur l’Estonie et, suite à l’affaire du sous-marin, exigent la cession de bases navales. De journaliste-stagiaire en voyage à l’étranger, il devient désormais correspondant particulier. Il écrit dans La Gazette de Bruxelles du 3 octobre 1939 « que le pacte esto-russe n’apparaît que comme le premier acte d’une annexion par épisode ». Sulev Kaja, le cœur serré, découvre l’arrivée des premiers éléments de la soldatesque soviétique : des navires de guerre mouillent dans la rade de Tallinn. Il assiste à l’exode de dizaines de milliers de Germano-Baltes qui quittent précipitamment l’Estonie, avec une petite valise pour tout bagage. Face à cette tragédie, il publiera dans La Gazette du 17 octobre : « Dans les mois et les années qui vont suivre, comme nous le déclarait récemment une personnalité estonienne, l’effort estonien devra avant tout avoir pour base la défense de la culture. » Et il ajoute : « Plus que jamais, en effet, le peuple estonien doit faire en sorte que se conserve chez lui une culture originale et vraiment nationale. »

Le 14 octobre au matin, il câble un ultime papier avant de monter dans le dernier Express Baltique bondé. Désormais, un rideau de fer s’abat sur les républiques baltes. De retour à Bruxelles, Sulev Kaja maintient des contacts avec sa nouvelle patrie et devient le correspondant bruxellois du Postimees, sous le pseudonyme de M. Hilde. Il reçoit très vite des nouvelles d’Estonie : sa correspondante Aade Läll lui écrit que, depuis le 17 octobre, surlendemain de l’invasion, l’espéranto est désormais langue interdite. Le soir de son arrivée, Sulev Kaja reprend contact avec ses amis estoniens catastrophés par l’occupation soviétique. Pour attirer l’attention du public belge et resserrer les liens de la communauté estonienne en exil, l’Association nationale des Estoniens en Belgique (Belgia Eesti Rahvuslik Selts) lui demande de parler à sa tribune. Cinq cents invitations sont lancées. L’organisation de la réunion sera l’objet d’une sombre polémique : la Belgique se cantonnant dans la plus stricte neutralité et certaines autorités consulaires craignant des allusions à la situation internationale. Néanmoins, le 15 novembre, Sulev Kaja entretient un vaste auditoire sur « L’Estonie hier et aujourd’hui. Perspectives d’avenir ». Quinze jours plus tard, l’Union soviétique envahit la Finlande. Sulev Kaja prend fait et cause pour la Finlande. Durant les trois mois de la guerre d’Hiver, il donnera une trentaine de conférences sur l’Estonie et la Finlande. Le consulat général de Finlande, tenu à la discrétion dans la Belgique neutre, le charge de susciter la sympathie de l’opinion publique en faveur de la petite république. En février 1940, il débat contre un ténor du Parti communiste belge, le futur écrivain Julien Ségnaire.

En septembre 1940, alors que la Belgique est à son tour occupée, Sulev Kaja reprend contact avec le Postimees de Tartu et annonce qu’il « ne croit pas que ses services pourraient encore être utiles à l’estimé journal ». Depuis l’occupation d’octobre 1939 et surtout la guerre contre la Finlande, Sulev Kaja est devenu un anticommuniste rabique.

La traduction de “Toomas Nipernaadi” par Jacques Baruch (alias J. Kaja-Koskinen) et Olga Karma

De 1940 à 1944, il publie de nombreux articles sur la Finlande et l’Estonie. Il collabore à l’exposition antibolchevique « Voici les Soviets » et prépare plusieurs livres sur la Finlande, la Carélie orientale et l’Estonie, parmi lesquels Un An de bolchevisme dans les Pays Baltes. À défaut d’avoir réalisé son Office central des pays baltiques, il crée au début de 1944 une Agence des grandes éditions de Finlande. Sulev Kaja disposera, pour la période de la guerre et de l’immédiat après-guerre, d’un portefeuille d’une bonne trentaine de titres à présenter à des éditeurs belges et français. Dans ce nombre, il faut compter quelques romans suédois et les romans de l’écrivain estonien August Gailit. En 1943, Sulev Kaja lui écrit à Tallinn pour connaître les conditions de cession des droits des romans Toomas Nipernaadi et Ekke Moor. En effet, les éditions Les Ecrits de Bruxelles « seraient […] disposées à prendre option pour l’édition française de l’ensemble de [son] œuvre ». La traduction serait conjointement assurée par Olga Karma-Gutman, ancienne secrétaire de la légation d’Estonie et ancienne vice-présidente de l’Association nationale des Estoniens, et l’adaptation française par Sulev Kaja. Les échanges postaux rendus très difficiles avec l’Est, Kaja écrira à plusieurs reprises pour demander une réponse aux propositions des Ecrits. C’est seulement à l’automne 1945 qu’August Gailit, réfugié en Suède, parvient à le joindre. Le premier mai 1946, Sulev Kaja lui annonce la signature du contrat pour Toomas Nipernaadi avec les éditions de La Sixaine. Le roman publié ne sera pas synonyme de richesse pour l’auteur et son agent : les royalties versées sur un compte belge ouvert au nom de Gailit seront bloquées par l’Office des Changes, tandis qu’un long procès opposera La Sixaine à Sulev Kaja, qui transigera sur les sommes à percevoir. En 1946, August Gailit explique à Sulev Kaja : « Je regrette de n’avoir pas pu vous répondre plus tôt, mais j’étais forcé de m’enfuir de l’Estonie avec une toute petite valise seulement et je ne pouvais prendre avec moi aucun de mes livres. »

Si Gailit a fui l’Estonie pour échapper à la déportation en Sibérie ou à l’assassinat par les communistes, Kaja, lui, a connu les geôles belges à cause de son anticommunisme. Arrêté en septembre 1944 pour avoir écrit dans la presse pro-allemande, et surtout pour avoir écrit un pamphlet anticommuniste, il est libéré après cinq mois. Il bénéficie d’un non-lieu de la Justice militaire, assorti toutefois d’une interdiction professionnelle. Il change alors de pseudonyme pour contourner cette mesure. Il adopte celui de Kaja-Koskinen pour l’édition, celui de Marie-Claire Havenne pour la revue Annette et celui de Olavi Koskinen pour l’hebdomadaire Tintin. Hergé, le père de Tintin et Milou, a lui aussi été inquiété à la Libération. Lors de la fondation de son hebdomadaire, il prend le parti délibéré de recueillir ses compagnons d’infortune. Sulev Kaja, publiera dans ce journal plusieurs contes estoniens.

Sulev Kaja n’est pas un inconnu pour Hergé. En effet, Sulev Kaja est le cousin d’un proche de Hergé, le dessinateur Jacques Laudy – qui inspirera le personnage du capitaine Blake de Edgar P. Jacobs, et il a souvent rencontré Hergé dans le salon littéraire et musical de la pianiste finlandaise Hjördis Callas. Une grande énigme du monde de Tintin est le personnage du pilote Estonien qui apparaît pour la première fois dans Coke en stock : « Szut, ça mon nom… Piotr Szut… Moi esthonien… ». Serait-il fou de penser que Sulev Kaja a, sinon inspiré le personnage du pilote, tout au moins soufflé sa nationalité ? Ayant évoqué cette possibilité avec l’un des plus grands spécialistes de Tintin, Benoît Peeters, celui-ci trouve l’hypothèse tout à fait plausible, Hergé ayant l’habitude de puiser ses personnages dans son entourage. Nous n’irons pas plus loin, car sinon il faudrait préciser que Sulev Kaja fit la traversée de Tallinn « à bord d’un gentil cargo estonien, le Pearu » dont le nom est curieusement proche du Peary de L’Ile mystérieuse. Mais dans ce dernier cas, il ne fait pas de doute que c’est l’explorateur américain qui a donné son nom au navire…

Face aux difficultés suscitées par son interdiction professionnelle, Sulev Kaja se reconvertira dans divers métiers manuels : horticulteur, ébéniste, antiquaire. Réhabilité en 1950, il ne parvint pas à reprendre pied dans le journalisme et abandonnera son pseudonyme estonien. En 1964, il ouvrait une bouquinerie et devenait éditeur, spécialisé dans l’Extrême-Orient. En 1975, il éditera Légendes d’Estonie sous son patronyme. La dédicace du livre est ainsi libellée : « En souvenir de tous ceux qui m’ont aidé à choisir ces textes et à réaliser ces traductions, disparus dans la grande tourmente ou errants aujourd’hui par les chemins du monde. À Hilda Dresen et Olga Karma. En quelques lignes il rendait hommage, non seulement à deux de ses vieilles amies, mais aussi à tout le peuple estonien et à son martyre. Sulev Kaja est décédé le 19 juillet 2002.