Les Estoniens se qualifient souvent eux-mêmes de « peuple chanteur » (laulurahvas). Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, cet amour du chant se cristallise de façon spectaculaire sous la forme de grands concerts en plein air qui rassemblent des chorales venues de tout le pays. Cette tradition de la « fête du chant » (laulupidu), qui a résisté, grâce à divers compromis, à tous les changements de régime, a accompagné la formation et l’évolution du sentiment national, tout en reflétant les mutations du contexte historique.

La fête de 1869, acte de naissance du sentiment national

Au milieu du XIXe siècle, la population de langue estonienne était culturellement et économiquement dominée par les élites germano-baltes, implantées dans le pays depuis le XIIIe siècle, et sa conscience nationale n’était pas encore véritablement éveillée : les Estoniens accédant à l’instruction ou à une certaine réussite sociale avaient une forte propension à renier leurs origines et à se germaniser. Des activités culturelles collectives en estonien commençaient toutefois à se développer. Parmi celles-ci, une place importante était occupée par le chant choral, étroitement lié aux traditions de l’Eglise luthérienne, mais également valorisé par le mouvement religieux des frères moraves, très influent dans les campagnes. Des chorales s’étaient ainsi créées dans de nombreux villages sous la direction des instituteurs, des pasteurs ou des sacristains.

Johann Voldemar Jannsen (1819-1890)

En juin 1869, fut organisée à Tartu, à l’initiative du journaliste Johann Voldemar Jannsen (1819-1890), président de l’association musicale Vanemuine, une grande « fête du chant », qui rassemblait des chorales et des fanfares de toute l’Estonie. Cette manifestation d’une ampleur sans précédent (878 choristes et musiciens, et un public évalué à 15 000 personnes) constitua une étape essentielle dans la formation du sentiment national estonien. Outre sa dimension musicale, elle comportait en effet une signification politique, son objectif officiel étant de commémorer le cinquantième anniversaire de l’abolition du servage en Livonie (province de l’empire russe qui englobait la moitié sud de l’Estonie actuelle). Il s’agissait donc de célébrer la « libération du peuple estonien », ce qui influença incontestablement la perception de l’événement par les participants et le public.

En outre, si l’on excepte les révoltes paysannes (1841 et 1858), c’était la première fois que des Estoniens venus des quatre coins du pays se rassemblaient aussi nombreux en un même lieu autour d’un projet collectif. Ce fait en lui-même suffit à faire naître chez les participants un sentiment de solidarité, d’appartenance à une même communauté, au-delà des différences régionales et dialectales. Ce sentiment fut nourri par la présence au programme de trois chants patriotiques enflammés, qui exprimaient l’amour du pays natal avec une rhétorique et des images tout à fait nouvelles pour les Estoniens (« Ma patrie est mon amour, je lui ai donné mon cœur », etc.), et firent très forte impression sur les chanteurs et le public. Prolongeant l’émotion suscitée par ces chants, le discours prononcé par le pasteur Jakob Hurt (1839-1907) galvanisa les énergies : il y affirmait la nécessité de renforcer le sentiment de cohésion des Estoniens et d’accélérer l’éveil de leur conscience nationale

Un vecteur identitaire non spécifique

Dès cette première fête du chant émerge un paradoxe apparent : cette manifestation qui exalte le sentiment national et qui donnera naissance à une tradition emblématique de l’identité estonienne est, en réalité, calquée presque en tous points sur un modèle étranger et ne comporte aucune dimension spécifiquement estonienne, à l’exception de la langue.

L’idée et les modalités générales de la fête sont, en effet, un emprunt direct à la sphère culturelle allemande. De tels rassemblements avaient eu lieu, sous le nom de Sängerfest, à partir des années 1840 en Allemagne et en Suisse. Les chorales allemandes des provinces baltiques en avaient également organisé, dès 1836 à Riga, puis en 1857 à Tallinn. Leur exemple fut suivi à partir de 1855 par des chorales estoniennes, mais à une échelle purement locale. J. V. Jannsen a repris ce modèle en lui donnant une ampleur nationale.

Par ailleurs, mis à part ses formes générales, l’événement restera tout au long de son histoire dominé par la musique savante occidentale et n’accordera presque aucune place au chant estonien de type ancien (regivärss), qui aurait pourtant pu incarner une tradition plus authentiquement nationale. Dans le cas des premières fêtes du XIXe siècle, cette absence s’explique par la nature du répertoire des chorales estoniennes de l’époque. Les chants populaires anciens avaient été longtemps dévalorisés et n’étaient pas considérés comme une forme musicale noble. En outre, les chefs de chœur avaient été formés à l’école allemande, et nombre d’entre eux étaient des religieux marqués par la musique d’église. Un autre élément d’explication tient à la volonté des Estoniens du XIXe siècle d’être reconnus dans les cadres de la culture dominante : pour démontrer leur valeur, ils devaient chanter aussi bien que les chorales allemandes, et donc avoir un répertoire comparable. Par ailleurs, la langue archaïque et dialectale des chants traditionnels aurait rendu difficile leur utilisation à des fins de cohésion nationale, contrairement aux chants plus récents dont les paroles étaient écrites dans la langue standard. L’historien de la culture Rein Veidemann estime également que, par leur proximité thématique et pragmatique avec la vie quotidienne, les chants traditionnels ne convenaient pas pour exprimer la dimension sacrée ou extraordinaire propre à ces rassemblements.

La fonction identitaire des fêtes du chant ne constitue pas non plus une spécificité estonienne. On la retrouve en effet dans les traditions similaires qui se sont développées en Lettonie et en Lituanie. Il est aujourd’hui particulièrement frappant, pour un observateur étranger, de constater le parallélisme des discours estonien, letton et lituanien sur la place du chant choral et le rôle de ces fêtes dans l’identité nationale. C’est d’ailleurs ensemble que les trois fêtes ont été inscrites en 2003 par l’Unesco sur la liste des chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité.

L’institutionnalisation de la tradition

La réussite de la première grande fête du chant encouragea les Estoniens à renouveler l’entreprise et à adopter ce modèle comme principale forme de célébration communautaire. Au fil de ses éditions, l’événement s’est peu à peu institutionnalisé et a pris de plus en plus d’ampleur. Jusqu’en 1923, il est organisé en fonction des besoins et des possibilités par différentes sociétés musicales de Tallinn ou de Tartu, et la périodicité en est très irrégulière.

Après l’indépendance de l’Estonie, une instance unique, l’Union des chanteurs estoniens, assume la responsabilité de la manifestation qui se déroulera désormais tous les cinq ans. L’Etat soutient généreusement l’entreprise. Les quatre fêtes organisées dans l’entre-deux-guerres confèrent une cohérence rétroactive à la série en systématisant l’affichage du numéro d’ordre, qui n’était pas toujours indiqué sur les documents des manifestations précédentes (celles de Tallinn et de Tartu étaient parfois considérées comme relevant de deux séries distinctes).

La Fête du chant de 1923 à Tallinn

Suspendue par la guerre, la tradition reprend en 1947 sous le régime soviétique. Si elle n’est pas interdite, contrairement à d’autres événements culturels d’avant-guerre, c’est, d’une part, parce qu’elle n’était pas en elle-même un symbole de l’Etat estonien “bourgeois”, et d’autre part parce que ce type de manifestation de masse correspondait assez bien aux pratiques soviétiques et constituait, aux yeux du pouvoir, une occasion idéale pour façonner les esprits à travers le chant. La numérotation, qui établissait un lien trop visible avec la période précédente, sera toutefois abandonnée à partir de 1950.

La prise en charge de l’organisation par une structure étatique et la propension au gigantisme caractéristique du système soviétique permettent une mobilisation humaine sans précédent : le nombre de participants (chanteurs et musiciens), qui était d’environ 17 000 en 1938, dépasse les 28 000 en 1947. Il culminera à 31 300 en 1960, avant de retomber à son niveau actuel (environ 25 000).

L’adaptation au contexte politique et social

Tout au long de son histoire, la fête du chant s’est adaptée à son contexte politique et social. Dans cette faculté de compromis avec les exigences de l’époque réside probablement le secret de la longévité de cette tradition.

Les trois premières fêtes du XIXe siècle payaient un tribut à l’ordre moral et à la religion. Au nom de considérations morales, les organisateurs avaient, par exemple, réservé la fête aux chorales masculines, car ils redoutaient que la présence d’hommes et de femmes dans un rassemblement aussi important n’ait des conséquences dommageables ! Les chœurs mixtes, qui étaient pourtant majoritaires parmi les chorales estoniennes, ne furent autorisés à participer qu’à partir de 1891, et il faudra attendre 1933 pour que des chœurs féminins soient admis au programme général. La religion occupait une place importante dans le déroulement de la fête : une journée était entièrement consacrée à des chants religieux et les concerts étaient entrecoupés de discours prononcés par des pasteurs. C’était là un motif de polémique avec l’aile anticléricale du mouvement national, représentée par Carl Robert Jakobson (1841-1882), qui critiquait également l’orientation trop “allemande” de la manifestation. Le répertoire a toujours porté, à des degrés divers, la marque du contexte politique. En 1891 par exemple, l’inclusion de chants de compositeurs russes était probablement une concession à la politique de russification en cours dans les provinces baltiques. La censure tsariste surveillait de près les manifestations culturelles estoniennes et, en 1910, le gouverneur de Tallinn exigea même la modification des paroles de certains chants. Pendant la période soviétique, on vit évidemment apparaître des compositions à la gloire de Staline ou de Lénine, des œuvres de musiciens faisant partie des “peuples frères”, des chants révolutionnaires, etc.

La situation politique de l’Estonie se reflétait également dans l’origine des chorales étrangères invitées : pays nordiques dans l’entre-deux-guerres, républiques soviétiques et pays socialistes dans la période ultérieure (on note même, en 1950, la participation du chœur de l’Armée rouge), diaspora estonienne occidentale à partir de 1990.

Sous tous les régimes, les fêtes du chant ont souvent été présentées comme des commémorations d’événements politiques. Cet habillage était utile et parfois nécessaire pour assurer la continuité de la tradition ou bénéficier de financements plus généreux. La troisième fête (1880) commémorait le vingt-cinquième anniversaire de l’accession au trône d’Alexandre II, la quatrième (1891) correspondait à la dixième année du règne d’Alexandre III, la sixième au couronnement de Nicolas II. Dans l’entre-deux-guerres, les fêtes de 1928 et 1938 coïncidaient respectivement avec le dixième et le vingtième anniversaire de la déclaration d’indépendance. Celle de 1950 commémorait les dix ans de la République socialiste soviétique d’Estonie. La décision prise cette année-là de revenir à une périodicité de cinq ans permit de maintenir ce lien commémoratif jusqu’en 1985. A l’époque soviétique, la politisation s’exprime évidemment aussi dans la décoration : la scène est ornée de slogans et de symboles communistes, ainsi que de portraits géants de Staline, Lénine ou Brejnev.

L’ère du capitalisme imprime à son tour sa marque à partir de 1999, avec l’apparition de la sono et des écrans géants, la prolifération des vendeurs de bière et de saucisses, etc. Cette fête du chant technicisée et “commercialisée” devient un événement touristique majeur, un produit culturel qui permet de “vendre” l’Estonie à l’étranger.

Permanence de la fonction identitaire

Malgré ces concessions au moment présent et cette diversité dans la forme, la signification profonde de la fête du chant n’a guère varié au fil des décennies : elle a toujours été un événement de caractère liturgique ayant pour effet de renforcer le sentiment identitaire et l’unité du peuple estonien.

La fonction unificatrice de l’événement est liée à son caractère massif : si l’on additionne le public et les participants, la fête réunit aujourd’hui en moyenne 250 000 personnes, soit environ 20 % de la population estonienne. Elle transcende le fossé des générations en rassemblant des choristes et des spectateurs de tous âges. Enfin, elle exerce un effet égalisateur en tendant à effacer la différence entre le public et les interprètes : d’un point de vue purement spatial, la masse humaine formée par les chanteurs debout sur les gradins ressemble à un public, les choristes s’applaudissent d’ailleurs eux-mêmes, et nombre de spectateurs chantent en même temps qu’eux.

Gustav Ernesaks (1908-1993)

Ce sentiment de communion créé par l’acte de chanter ensemble est renforcé par la répétition d’un noyau stable de chants patriotiques. La place d’honneur revient à un poème de la grande poétesse nationale du XIXe siècle Lydia Koidula, “Ma patrie est mon amour”, mis en musique en 1944 par le compositeur et chef de chœur mythique Gustav Ernesaks (1908-1993). A la fin de la fête de 1960, les choristes entonnèrent spontanément ce chant qui ne figurait pas au programme. Il est devenu peu à peu une sorte d’hymne national officieux, remplaçant dans le cœur des Estoniens celui, officiel, de l’entre-deux-guerres qui avait été interdit. Son interprétation par les choristes et par le public, en clôture de chaque fête, porte l’émotion à son comble et s’apparente à une forme d’extase collective.

La fête présente une dimension sacrale évidente qui va de pair avec une forte ritualisation. Ainsi, elle se déroule selon un schéma bien établi. Le concert est précédé par un défilé des chanteurs en costume folklorique dans les rues de Tallinn. On procède ensuite à l’allumage de la flamme, comme pour les Jeux Olympiques. Un discours d’ouverture est prononcé par une haute personnalité. La dernière journée se termine par l’impressionnante prestation du “chœur réuni” qui regroupe la plupart des chorales participantes, suivie du “couronnement” des chefs de chœur auxquels on passe autour du cou une couronne de feuilles de chêne. Si la manifestation a pu être comparée à un rituel chamanique, on peut y voir aussi des similitudes avec la liturgie chrétienne, dans la mesure où, notamment, le chant collectif alterne avec des discours ou des “lectures”.

On voit donc que la fête a, en quelque sorte, été détournée de la fonction qu’avait imaginée pour elle le pouvoir soviétique. Alors qu’elle devait contribuer à mobiliser les énergies au nom de la construction du socialisme, elle a, en réalité, continué de jouer son rôle identitaire traditionnel, devenant même une occasion d’exprimer, sous des formes discrètes mais claires pour les participants, l’esprit de résistance à la soviétisation et à la pression russificatrice des années soixante-dix et quatre-vingt.

À la fin des années quatre-vingt, la fête du chant a fourni, en outre, un modèle d’action au mouvement de renouveau national. Si cette période est aujourd’hui connue sous le nom de “révolution chantante”, c’est en effet parce que certaines de ses manifestations ont adopté une forme comparable à celle de la fête du chant et se sont déroulées au même endroit, sur l’”esplanade du chant” à Tallinn, un lieu symbolique de l’unité nationale. Le terme de “révolution chantante”, avant que son sens ne soit élargi par les médias étrangers, avait été forgé par le caricaturiste Heinz Valk pour désigner les concerts spontanés du 10 au 14 juin 1988, également connus sous le nom de “fête du chant nocturne”. Cette semaine-là, chaque soir, dans une improvisation totale, une foule de plus en plus nombreuse s’est rassemblée pour chanter sous la houlette de musiciens célèbres en brandissant les couleurs nationales encore interdites. Une autre étape importante du mouvement national inspirée par la fête du chant a été le concert-meeting du 11 septembre 1988 au cours duquel s’est fait entendre pour la première fois la revendication indépendantiste.

Aujourd’hui, malgré le relatif effacement des obsessions identitaires, la fête du chant fonctionne toujours comme un rituel d’affirmation de l’unité nationale. Si la fonction et la signification centrales de l’événement ont perduré à travers les différentes époques, c’est parce qu’elles ne peuvent être façonnées de l’extérieur par les organisateurs ou le pouvoir politique, dans la mesure où elles sont recréées sur place à chaque fois par la communion qui s’établit entre ces dizaines de milliers de personnes. La fête du chant est un événement cathartique par lequel la communauté nationale, se libérant provisoirement de ses dissensions internes ou de sa peur des menaces extérieures, reprend conscience de son unité et de sa force. Il faut cependant souligner que ce formidable pouvoir intégrateur s’exerce encore exclusivement au sein de l’ethnos estonien. Un défi à relever, dans l’Estonie multiculturelle d’aujourd’hui, consisterait à trouver les moyens d’associer plus étroitement les russophones à cette célébration, dans l’espoir que celle-ci voie sa signification s’élargir et devienne le vecteur d’une identité nationale plus englobante.