V) Le déclin du servage et l’aube du mouvement national (1802-1862)

A) Le déclin du servage et ses conséquences sociales

Dès l’arrivée sur le trône d’Alexandre Ier (r. 1801-1825), les réformes reprirent. En 1802, la diète d’Estlande adopta le règlement “Iggaüks“, qui améliorait la condition des serfs : s’ils s’acquittaient correctement de leurs obligations féodales, on ne pouvait plus leur enlever leur terre. Il apparut des tribunaux locaux où les paysans étaient représentés, ainsi qu’un nouvel échelon administratif, le vald. La Livlande suivit en 1804.

La désir de réforme se faisait plus pressant, en ces années où Napoléon répandait les idéaux révolutionnaires dans une grande partie de l’Europe. La guerre avec la France retarda le processus, mais les diètes finirent par se résoudre à abolir le servage, en 1816 en Eslande, en 1819 en Livlande et à Saaremaa. Dans le reste de la Russie le servage subsista jusqu’en 1861. Au niveau des vallad, il apparut des assemblées paysannes qui formèrent le cadre et la base de la démocratisation subséquente de la société estonienne.

Pourtant ces réformes avaient leurs limites : elle ne furent appliquées que progressivement ; surtout, si les paysans étaient libres, ils n’étaient toujours pas propriétaires de leurs terres. Beaucoup d’obligations féodales subsistaient dans les nouveaux contrats sous d’autres noms, y compris les corvées.

Aussi l’agitation persistait dans les campagnes, d’autant que les paysans avaient désormais l’espoir d’un changement. Certains rêvaient d’émigration en Russie intérieure : en 1841, la rumeur que le tsar distribuait des terres provoqua des rassemblements qui dégénérèrent en émeutes. En 1845-1848, 64.000 Estoniens se convertirent à l’orthodoxie, le bruit ayant couru que l’on distribuait des terres aux convertis et qu’on les exemptait de taxes féodales. Certains de ces convertis sont rapidement revenus au luthéranisme, mais il demeure aujourd’hui une minorité d’Estoniens orthodoxes.

Face à cette situation, les diètes finirent par promulguer une réforme agraire, en 1847-1865. Les paysans pouvaient racheter leurs terres à des prix avantageux, à l’exception de la réserve (mõisamaa) du manoir. Ces restrictions déplurent aux paysans : il y eut des troubles, dont, en 1858, la “guerre de Mahtra” qui fit 12 morts. En 1861, un illuminé originaire du village de Maltsvet entraîna deux à trois cent familles de paysans estlandiens dans l’aventure d’une installation en Crimée : la communauté fit long feu, mais la tentative en dit long sur le malaise social.

B) L’évolution économique, la démographie, villes et campagnes

L’actuelle Estonie abritait 750.000 personnes vers 1860 ; cette population s’accroissait régulièrement, sans immigration.

L’agriculture progressait lentement, mais les mõisad, peu rentables, étaient en crise. La société rurale se diversifiait rapidement : travailleurs des réserves (mõisarahvas), laboureurs (pererahvas), valets de fermes (sulased), paysans sans terre (popsid), etc. Les assemblées de vallad mitigeaient un peu la dureté des relations sociales en gérant notamment des greniers collectifs pour les temps de disette et des asiles de nécessité. Ils contribuèrent à souder la paysannerie estophone face aux grands propriétaires allemands : c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles, en Estonie, les problématiques nationales (“Estoniens” contre “Allemands”) l’ont emporté si facilement sur les problématiques de classe (paysans pauvres et sans-terre contre propriétaires et paysans riches). À la génération suivant l’émancipation, les anciens serfs reçurent des noms de famille, souvent à consonance allemande.

Les villes se remirent à grandir, notamment Tartu qui grâce à la réouverture de l’université connut une véritable résurrection : elle avait 14.000 habitants en 1862, Tallinn en avait 20.500. Il apparut des usines modernes : à son ouverture en 1858, l’usine Kreenholm à Narva était la plus grande manufacture de cotonnades d’Europe. C’est au milieu au XIXe siècle que les indigènes sont devenus majoritaires dans les villes de l’actuelle Estonie.

C) Les origines du mouvement national

Au XVIIIe siècle, un mouvement intellectuel venu d’Allemagne avait commencé à pousser certains, d’abord des Allemands, puis des Germano-Baltes, à s’intéresser au fait national estonien, perçu essentiellement par un biais linguistique et culturel. Parmi les indigènes en revanche, les problématiques nationalistes mirent du temps à s’imposer, comme en témoigne le mouvement de conversion à l’orthodoxie des années 1840.

La date clef est celle de la réouverture de l’université de Tartu en 1802. Elle fonctionnait en allemand et accueillait presque exclusivement des Germano-Baltes, mais dès 1803 il apparut un enseignement de la langue estonienne. Il se constitua rapidement un petit milieu d'”estophiles”, c’est-à-dire de Germano-Baltes passionnés par le fait estonien. Entre 1813 et 1832, le pasteur Johann Heinrich Rosenplänter publia une revue savante intitulée “Contributions à une connaissance plus précise de la langue estonienne”. En 1838, il apparut une “Société savante estonienne” : elle publia une autre revue savante, mais aussi des ouvrages d’éducation populaire, et collecta de la littérature populaire orale dans les villages. Une presse en estonien vit le jour : en 1921-1825, Otto Masing, fit paraître le Marahwa Näddala-Leht (La semaine paysanne/indigène). Le premier périodique réellement permanent fut le Perno Postimees (Le postillon de Pärnu), publié par le pasteur Jannsen (1851-1913) à partir de 1857.

Les estophiles se soucièrent d’améliorer la langue estonienne. Dans les années 1850-1860, la “nouvelle orthographe”, inspirée de celle du finnois, s’imposa progressivement. L’influence du finnois se faisait sentir aussi dans la grammaire et dans le vocabulaire ; cependant les méthodes privilégiées pour enrichir la langue étaient l’analogie interne et l’emprunt aux dialectes. L’estonien du sud était en plein déclin en tant que langue écrite, mais des formes méridionales vinrent enrichir l’estonien standard. Par ailleurs, les emprunts spontanés à l’allemand continuaient.

Ce fut dans les milieux estophiles que les mythes romantiques relatifs à l’ancienne Estonie commencèrent à se dessiner : ainsi, en 1828, un article des Beiträge évoquait pour la première fois le texte de Tacite et faisait des Estoniens, sur la base de leur langue, le plus ancien peuple du nord de l’Europe, une nation hautement civilisée de toute antiquité. L’intérêt pour la Finlande grandisssait : en effet, dans l’idéologie des nationalismes culturels, deux peuples dont les langues sont apparentées sont “frères”. Ainsi le précurseur Kristjan Jaak Peterson (1801-1822) traduisit (en allemand) un recueil de mythologie finnoise. Certains rêvaient même d’une unification future des langues finnoise et estonienne.

Les estophiles étaient des Germano-Baltes, plus une minorité d’indigènes, mais ils revendiquaient tous une identité allemande, sauf Peterson. Vers 1850, certains estophiles commencèrent à revendiquer une identité estonienne ; c’est également vers 1850 qu’apparaît en estonien l’ethnonyme eestlane (“estonien”), notamment dans le journal de Jannsen.

Le nombre d’ouvrages publiés en estonien croissait assez rapidement : un millier entre 1800 et 1860. C’étaient toujours en majorité des ouvrages de dévotion. Le premier écrivain estonien notable fut Peterson (1801-1822), mais la tuberculose l’emporta très jeune, et ses poèmes n’ont été publiés qu’au XXe siècle.

L’évément majeur de la période est la naissance d’une épopée nationale estonienne, inspirée entre autres du Kalevala, l’épopée nationale finnoise qu’Elias Lönnrot avait publiée en 1835 – mais la notion remonte à la Grèce (les poèmes homériques) et à Rome (l’Énéide). Les premières tentatives eurent lieu à l’initiative de la Société savante estonienne, et plus précisément de son fondateur et président de 1843 à 1850, Robert Fæhlmann. Passionné par le patrimoine national estonien, Fæhlmann est l’auteur de huit légendes mythologiques (en allemand) qu’il présentait comme inspirées de légendes populaires, ce qui n’est vrai que de deux d’entre elles : il y inventa notamment tout un panthéon de divinités pré-chrétiennes autour des dieux Vanemuine, Ilmarine et Taara. Mais son projet d’épopée avorta : il mourut dans avoir rédigé plus de quelques strophes, en allemand.

Son ami Friedrich Reinhold Kreutzwald (1803-1882) reprit le flambeau : ce médecin, qui exerçait à Võru, était déjà l’auteur de textes pédagogiques et édifiants en estonien, et publiait un almanach destiné aux paysans. La première édition de son Kalevipoeg parut en 1857-1861 ; elle était bilingue et se présentait comme un document ethnographique, mais en réalité la part de l’invention personnelle de Kreutzwald y était très importante. Depuis la fin du XIXe siècle, Kalevipoeg est devenu une espèce de monument national, tant du fait de sa taille (près de 20.000 vers) que du prestige de la forme choisie ; de nombreuses œuvres littéraires ou plastiques s’en sont inspirées jusqu’à nos jours.

Ces premiers intellectuels soucieux de la cause nationale, estophiles puis estoniens, firent preuve d’un courage et d’une obstination peu communes à une époque où tout fonctionnait en allemand (y compris leur propre foyer : Fæhlmann, Kreutzwald et Jannsen étaient mariés à des Germano-Baltes), où il n’y avait presque aucun public pour les œuvres en estonien, où il y avait peu d’œuvres estoniennes dont on pût être fier. L’estonien, langue de paysans, était encore un instrument inadapté ; ces générations étaient plus à l’aise en allemand, langue de l’essentiel de la vie culturelle. La nation estonienne est bien le résultat d’une volonté, de leur talent créateur : l’une des plus belles œuvres d’art du XIXe siècle européen.

Les estophiles menaient, pour l’instant, un combat strictement culturel : personne ne réclamait l’indépendance, ni même l’autonomie.

La population bénéficia des progrès de l’instruction, avec la multiplication des écoles rurales : vers 1850, 90% des Estoniens de plus de dix ans savaient lire. Les instituteurs furent les principaux médiateurs du mouvement national, mais aussi de la diffusion de valeurs urbaines : parallèlement à l’ébauche d’un essor national on assistait à une poursuite de la germanisation de la culture populaire, notamment de la musique et des costumes masculins.

VI) L’ère de l’éveil national (1862-1905)

A) Les évolutions administratives, économiques et sociales

La situation administrative évolua peu. En 1877, avec la réforme qui créait les zemstva, il apparut donc une ébauche de vie politique dans les villes. Minoritaires, les germanophones perdirent progressivement de leur influence ; en 1901, les nationalistes lettons et estoniens alliés remportèrent les élections municipales à Valga.

Les villes triplèrent leur population (Tallinn avait 65.000 habitants en 1897), les Estoniens y étaient décormais nettement majoritaires, même s’ils ne se sentaient pas forcément très à l’aise dans cet univers encore très germanophone – certains cependant essayaient d’imiter le mode de vie germano-balte : on les appelait les “barons gris”. Le monde des guildes s’effaçait, en revanche l’industrialisation se poursuivait : la première agglomération ouvrière était Narva, devant Tallinn.

Dans les campagnes, dans les années 1860 une série d’oukazes complétèrent la réforme agraire des années 1850. Une ébauche de vie politique se développa dans le cadre des assemblées des vallad : à la campagne comme à la ville, les Estoniens s’habituaient à discuter entre eux de leurs problèmes. En 1888-1889, une réforme judiciaire abolit les derniers pouvoirs de police des grands propriétaires allemands ; mais le fait que les nouveaux fonctionnaires étaient russophones posait problème (le russe était devenu la langue des tribunaux, et les traducteurs coûtaient cher). Les Germano-Baltes conservaient cependant une partie de leur pouvoir, notamment par le biais des diètes qui continuaient à siéger, et surtout l’essentiel de leur capital culturel et social.

De nombreux propriétaires de mõisad se résolurent à vendre leur terre : cependant la grande propriété couvrait encore 42% des terres en 1914. La société estonienne se restructura autour d’une couche de petits et moyens paysans propriétaires ou fermiers. Il se créa un réseau de sociétés agronomiques, des coopératives agricoles, des caisses d’épargne, ainsi que des sociétés de tempérance. Mais cette société rurale demeurait inégalitaire, même entre Estoniens. L’agriculture se modernisait rapidement ; la céréaliculture reculait devant l’élevage (tiré par le marché de Saint-Pétersbourg), la pomme de terre et le lin.

Les régions peuplées d’Estoniens avaient 960.000 habitants en 1897, dont 91% d’Estoniens. Il y avait déjà plus de russophones (4%) que de germanophones (3,5%). Ce fut une époque d’émigration, essentiellement vers les autres régions de Russie. En 1897, 110.000 Estoniens vivaient dans les provinces “intérieures” de Russie, dont plus de la moitié dans le gouvernorat de Saint-Pétersbourg ; en revanche l’émigration en Amérique était très limitée.

B) L’âge d’or de l’éveil national (vers 1862-vers 1885)

Dans une ambiance de relatif libéralisme, le mouvement national connut vingt ans de développement soutenu, harmonieux et pacifique. Ses buts étaient encore exclusivement culturels. Il s’inscrivait toujours dans des cadres mentaux importés d’Allemagne, et les nationalistes n’étaient pas les moins germanisés des Estoniens dans leur vision du monde, mais une minorité croissante d’Estoniens instruits choisissaient de ne pas se germaniser linguistiquement.

Les grandes figures du mouvement national étaient toujours des hommes de plume : parmi eux, le pasteur Jakob Hurt (1839-1907), qui lança en 1871 une grande entreprise de récollection de littérature orale dans les campagnes (115.000 pages avaient été collectées à sa mort, c’est aujourd’hui la plus importante collection de matériel folklorique au monde) ; le pasteur Jannsen, déjà mentionné ; et Karl Robert Jakobson (1841-1882), auteur de trois célèbres Discours sur notre terre (Kolm isamaa kõnet, 1868-1869). Leur conception de la nation était purement culturelle, inspirée de Herder (selon Jakobson, « c’est la langue qui fait d’un peuple un peuple ») ; ils voulaient « devenir grands par l’esprit » (Hurt), c’est-à-dire hausser les Estoniens au rang de Kulturnation, de peuple doté d’une haute culture, et, à l’exception de Jakobson, ne s’opposaient pas frontalement aux Germano-Baltes. Jakobson divisait l’Histoire de l’Estonie en trois périodes : l’ère de la lumière (la préhistoire) ; l’ère des ténèbres (l’époque de la domination allemande) ; l’ère de l’aube (c’est-à-dire du réveil national). En littérature, la figure majeure de la période est celle de Lydia Koidula (1843-1886), la fille de Jannsen.

Le mouvement national était particulièrement actif à Tartu, mais aussi à Saint-Pétersbourg où vivaient de nombreux Estoniens. Il avait ses institutions, dont une Société des Gens de Lettres estoniens, officiellement reconnue en 1871. Les festivals panestoniens de chant, dont le premier eut lieu à Tartu en 1869 à l’initiative de Jannsen, devinrent une autre institution majeure du mouvement national et un monument immatériel de la nation estonienne, même s’ils s’inscrivaient au départ dans une tradition allemande et si la musique chantée aux festivals a longtemps été essentiellement de tradition alllemande. Les sociétés musicales, les chorales, les orchestres se multiplièrent, notamment dans les campagnes.

L’enseignement progressait. Les instituteurs étaient toujours, dans les villages, les vecteurs par excellence du mouvement national. Il apparut un établissement secondaire en estonien, l’école Alexandre ; dans les années 1871-1885, la très active association qui la soutenait fut l’une des institutions du mouvement national. Il y avait de plus en plus d’étudiants estoniens à l’université de Tartu, mais ils demeuraient minoritaires et l’enseignement avait toujours lieu en allemand.

Vers 1880, le mouvement national estonien commença à se politiser, notamment le journal Sakala que Jakobson publia de 1878 à 1882. En juin 1881, 17 associations estoniennes présentèrent au nouveau tsar Alexandre III un mémorandum qui réclamait l’extension des zemstva aux campagnes, la constitution d’une entité administrative nouvelle embrassant l’ensemble des régions peuplées d’Estoniens, une réforme foncière, un recul de l’allemand (au profit de l’estonien mais aussi du russe – face aux Germano-Baltes, les Estoniens faisaient encore confiance au pouvoir central).

C) La russification (1885-1904)

Dès les années 1860, on assista à un début de durcissement du pouvoir russe, inquiet de possibles séparatismes à l’ouest de l’Empire après la grande révolte polono-lituanienne de 1863 et dans le contexte de l’unification allemande qui, consommée en 1871, avait évidemment attiré l’attention des Germano-Baltes. Les courants panslavistes progressèrent sensiblement, surtout après l’assassinat d’Alexandre II en mars 1881, qui provoqua un déchaînement de répression.

Les deux gouverneurs nommés en 1885 à la tête de l’Estlande et de la Livlande firent tout pour affaiblir les Germano-Baltes ; quant aux Estoniens, ils n’étaient pas perçus comme un danger, sauf au cas où ils finiraient par se germaniser – il fallait donc favoriser leur russification, mais ce n’était pas le plus urgent.

Les réformes judiciaires et municipales évoquées plus haut eurent une dimension russificatrice. Des fonctionnaires russes remplacèrent systématiquement les germanophones ; en 1893, Dorpat (aujourd’hui Tartu) prit le nom russe de Iouriev. Il y eut des efforts pour promouvoir l’orthodoxie, notamment la construction d’une cathédrale orthodoxe à Tallinn, mais sans succès. Certaines institutions estoniennes durent fermer leurs portes, comme l’école Alexandre et la Société des Gens de Lettres, ou encore le journal Virulane. Surtout, le russe devint progressivement la langue d’enseignement dans les écoles primaires à partir de 1887 (la qualité de l’enseignement en souffrit), et à l’université de Tartu à partir de 1889.

Il en résulta un regain de tensions interethniques. Certains Germano-Baltes, d’autant plus déstabilisés qu’ils avaient toujours été de fidèles sujets du tsar, se radicalisèrent : c’est dans ces milieux que naquit Alfred Rosenberg, futur théoricien du nazisme, à Tallinn en 1893. En revanche, paradoxalement le mouvement national estonien ne fit pas que souffrir de la russification. L’allemand reculait, le russe n’était pas une langue familière : aussi, pour la première fois, l’estonien devint la langue de communication normale entre Estoniens instruits.

L’activité d’enrichissement et de standardisation de la langue estonienne continua de plus belle, quoique dans un certain désordre. L’estonien se banalisait, gagnait de nouvelles fonctions : ainsi un premier quotidien, Postimees, apparut à Tartu en 1891. La littérature s’épanouissait également : citons pour cette génération le poète Juhan Liiv (1864-1913), l’auteur de théâtre August Kitzberg, l’auteur de romans historiques Eduard Bornhöhe et surtout l’écrivain réaliste Eduard Vilde (1865-1933), proche des milieux socialistes. Les festivals de chant continuaient, tout comme la récollection de littérature orale dans les campagnes. En 1884, la Société des Étudiants estoniens se dota d’un emblème tricolore (bleu-noir-blanc) qui est à l’origine du drapeau national.

Le mouvement national continuait à se politiser, même si personne ne réclamait l’indépendance, considérée comme utopique. Les principales figures de cette génération furent le juriste et journaliste Jaan Tõnisson (1868-1941 ?), directeur de Postimees à partir de 1896, et Konstantin Päts (1874-1956), avocat et directeur de la revue Uudised. Le premier était conservateur en matière sociale et plus sensible aux problèmes de la paysannerie, le second s’intéressait davantage aux problèmes de la population urbaine, sans être véritablement un socialiste. Il existait également des avocats de la russification, comme Ado Grenzstein qui, marginalisé, quitta la région en 1902 pour s’installer en France ; et aussi quelques cercles socialistes hostiles au nationalisme, très révolutionnaires comme partout en Russie.

VII) Dans la tourmente révolutionnaire (1905-1918)

A) La révolution de 1905 et ses conséquences

Dans les régions estoniennes l’agitation révolutionnaire commença à la mi-janvier, juste après le “dimanche rouge” de Saint-Pétersbourg. Dans le courant du printemps et de l’été, elle devint à peu près permanente dans les villes et gagna progressivement les campagnes ; il y eut des violences et des destructions, des campagnes de pétitions, des meetings. Les revendications prirent rapidement une forte coloration nationaliste : les nationalistes estoniens réclamaient un meilleur statut pour leur langue et (pour certains) l’autonomie. En revanche, en 1905-1906 personne ne réclama l’indépendance : c’est que l’Empire ne s’affaiblit jamais assez pour perdre sa capacité de répression, et que la monarchie conserva une partie de sa légitimité.

Les choses tournèrent mal à l’automne : le 16 octobre, l’armée tira sur la foule à Tallinn – ce “carnage d’octobre” fit entre 28 et 90 morts selon les sources. Le lendemain, Nicolas II accorda à ses sujets le droit de former des partis politiques et des syndicats, et durant deux mois la censure s’effondra et les autorités renoncèrent à la répression. Tõnisson fonda le premier parti politique estonien, le Parti progressiste populaire estonien. Fin novembre, il convoqua à Tartu un congrès de représentants du peuple qui se scinda en deux réunions qui adoptèrent deux résolutions, celle de la Bürgermuße, qui réclamait de profondes réformes légales (union des régions estoniennes en une seule province, marginalisation politique des Germano-Baltes, réforme agraire), et celle de l’Aula, plus radicale, qui appelait à la désobéissance civile. Pendant ce temps, la situation sociale se dégradait sans cesse.

Début décembre, le pouvoir proclama la loi martiale à Tallinn ; en réplique, il y eut de nombreux incendies de mõisad, cependant bien moins sanglants qu’ailleurs en Russie. Début 1906, des détachements punitifs rétablirent l’ordre au prix de 350 exécutions sommaires, l’un des bilans les plus lourds de toute la Russie. Les partis et les syndicats furent dissous à l’exception du P.P.P.E., de nombreux journaux furent fermés. Les Estoniens eurent des députés aux quatre doumas d’Empire qui firent élues entre 1906 et 1912, mais elles perdirent progressivement tout pouvoir réel ; en revanche, entre 1906 et 1914 les nationalistes prirent progressivement le pouvoir dans les villes, sauf à Tartu, Paide, Viljandi et Kuressaare.

Les socialistes locaux se radicalisèrent : il apparut notamment une petite mouvance bolchevique, surtout (mais pas seulement) parmi les ouvriers russophones. Tout aussi radicalisés, les Germano-Baltes organisèrent l’immigration de colons allemands dans le but de germaniser les campagnes, mais ils s’installèrent surtout dans les régions lettones. Les relations entre Estoniens et Germano-Baltes ne faisaient que se dégrader.

B) Économie et société

L’essor démographique continua : les régions estoniennnes avaient 1.090.000 habitants en 1911. Elles entraient dans l’ère de la transition démographique, avec une mortalité et une natalité en baisse rapide. De nombreux Estoniens émigraient dans les provinces intérieures de la Russie (20% d’entre eux y vivaient en 1917), mais aussi, pour quelques-uns, en Amérique. Il y avait également une immigration en provenance des régions russes, mais l’ensemble des minorités ne devait pas dépasser 10% de la population, les Russes dépassant les Allemands en nombre. Les villes accueillaient environ 20% de la population : Tallinn doubla de taille ; en revanche, Tartu et Narva stagnaient.

Le développement économique de la Russie reprit après 1905. Les paysans continuaient à racheter leurs terres, mais la question agraire n’était nullement résolue : il y avait toujours de nombreux fermiers et paysans sans terre. Le nombre d’ouvriers doubla pour atteindre les 50.000 en 1916, dont beaucoup de Russes.

Une classe moyenne estonienne prenait son essor. En revanche, l’université de Tartu était aux mains de Russes, et l’Église luthérienne demeurait un univers largement germanophone, “l’église des seigneurs”.

C) La culture estonienne à l’aube du XXe siècle

Le triomphe de l’idéologie nationaliste n’empêchait pas la culture quotidienne de se moderniser, c’est-à-dire de se germaniser : cette évolution est sensible dans l’habillement, la musique populaire, etc.

En 1906, l’estonien fut réautorisé danns les deux premières classes des écoles publiques et dans l’enseignement privé, mais les lycées repassèrent à l’allemand et l’Université continuait à fonctionner en russe. De plus en plus de jeunes Estoniens allaient faire leurs études en Russie intérieure, ce qui inquiétait les nationalistes. Pourtant l’estonien était en passe de sortir du statut de langue de paysans et de militants pour devenir celle d’une société tout entière.

Parmi les grandes figures littéraires de l’époque figuraient toujours August Kitzberg et Eduard Vilde. Mais le mouvement littéraire le plus novateur de la période fut Jeune-Estonie (Noor-Eesti), lancé en 1905 par Gustav Suits (1883-1956) ; parmi ses principales figures on compte aussi Friedebert Tuglas (1886-1971) et Johannes Aavik (1880-1973). Noor-Eesti est le nom des trois albums littéraires que le mouvement publia entre 1905 et 1915. Le mouvement n’avait pas d’activités politiques, mais défendait une approche révolutionnaire de la culture : sans renier l’héritage du mouvement national, il critiquait l’étroitesse du milieu culturel estonien et réclamait « davantage de culture ! Davantage de culture européenne ! Soyons estoniens, mais devenons aussi européens ! » (Suits). En particulier, les jeunes-Estoniens étaient fascinés par la France, par la Finlande et par la Scandinavie.

D’un point de vue plus proprement littéraire, Jeune-Estonie rejetait le naturalisme de Vilde pour de fortes influences symbolistes, sensibles par exemple dans les nouvelles de Tuglas. Mais le legs essentiel de ce groupe est sans doute l’entreprise de “rénovation de la langue” (keeleuuendus) dans laquelle Aavik se lança à partir de 1912. La langue était pour lui un outil, qu’il se donnait pour but d’améliorer en fonction d’objectifs non pas politiques ni idéologiques (purifier la langue, unifier la nation) mais essentiellement esthétiques (ainsi il encouragea les formes sans consonnes dentales, car il trouvait qu’il y en avait trop en estonien). Il inventa de nombreux néologismes et même des suffixes grammaticaux nouveaux. L’entreprise suscita des controverses, mais elle finit par réussir : l’estonien contemporain est largement influencé par les créations de Aavik.

D) La première guerre mondiale et la révolution de 1917

La guerre contre l’Allemagne fut bien accueillie par les nationalistes estoniens, mais il y eut un retour de mesures russificatrices. Le front n’atteignit pas les régions estoniennes avant 1917, mais sa proximité (à partir de 1915 il passait juste au sud de Riga) désorganisa l’économie, tandis que les villes se gonflaient d’une foule de soldats, de réfugiés et de déserteurs. Fin 1916, la disette menaçait et la tension sociale montait.

Le régime tsariste s’effondra en quelques jours, en février 1917 : cette phase de la révolution fut relativement peu sanglante. En avril, le gouvernement provisoire de Petrograd accepta le redécoupage des provinces baltes selon des critères linguistiques : pour la première fois, il apparut un territoire appelé “Estonie” et correspondant en gros à l’Estonie actuelle. L’enseignement fut estonisé. Il apparut un régiment estonien : en décembre, il devint une division, commandée par Juhan Laidoner (1884-1953). Les partis politiques se multiplièrent.

Entre juin et septembre, les habitants de l’Estonie élurent une diète (maapäev) de 62 membres. Signe de la rapide radicalisation de la situation politique, dans les villes, qui votèrent en dernier, les bolcheviks obtinrent des scores très élevés (31% des voix à Tallinn, 47% à Narva). Il apparut également des soviets, qui passèrent aux mains des bolcheviks à l’automne. La situationse dégrada si vite que les institutions n’eurent pas le temps de se stabiliser, d’autant que les Allemands repassèrent à l’attaque en septembre. La Diète ne siégea qu’une seule fois en formation plénière, en novembre, après le putsch bolchevik : à Tallinn, un Comité exécutif des soviets, dirigés par le bolchevik Viktor Kingissepp, tenta de prendre le pouvoir. Mais la Diète refusa de se saborder et, comme on l’empêchait de se réunir, nomma un Comité des Anciens (vanemad), lequel à son tour, en février 1918, nomma un Comité de Salut public de trois membres, dont Konstantin Päts.

Depuis le putsch du 7 novembre, le pouvoir central russe n’avait plus aucune légitimité, sauf dans l’esprit des bolcheviks. Pour de nombreux Estoniens, les liens tissés avec la Russie depuis 1710 étaient rompus : l’idée d’indépendance, utopique jusqu’à l’été 1917, gagna du terrain à partir de l’automne, d’autant que les bolcheviks se comportaient avec une brutalité inquiétante, en Estonie comme ailleurs. L’Estonie était si petite et si peu peuplée que les nationalistes, dans un premier temps, proposèrent une fédération aux pays scandinaves, qui refusèrent ; aussi en janvier 1918 les Estoniens commencèrent à envoyer des diplomates en Occident pour tâter le terrain. En février, une nouvelle offensive allemande, menaçant Tallinn, les poussa à franchir le pas : le 24 février 1918, les bolcheviks ayant abandonné Tallinn pour se replier en Russie, le Comité de Salut public proclama l’indépendance, mais dès le lendemain les Allemands prirent Tallinn, et le 3 mars, ils occupaient toute l’Estonie.