Chasse à l’ours dans le Pärnumaa est l’œuvre de Johannes Pääsuke (1892-1918), qui lègue à l’art cinématographique de son pays ses premiers titres et, avec ce court-métrage, le plus ancien film estonien conservé. L’histoire a retenu le nom de Pääsuke plutôt que celui de Tõnis Nõmmits (1881- ?), coiffeur de profession, passionné de théâtre, cultivant également l’art de la perruquerie et du maquillage, compétences qui lui ont ouvert les portes de plusieurs théâtres, par exemple en 1907 le fameux Théâtre Vanemuine de Tartu. Son rôle pendant le tournage demeure mal identifié, son témoignage étant sujet à caution, bien qu’il soit officiellement crédité comme réalisateur. Il en va de même pour d’autres épisodes de sa biographie, qu’on le suspecte aujourd’hui d’avoir embellis, telle sa rencontre avec un grand cinéaste berlinois juste avant son exil américain. Nõmmits aurait ainsi tenté une carrière dans le cinéma à Berlin, dans les studios prestigieux de l’UFA, auprès d’Ernst Lubitsch lui-même, avant de revenir assez rapidement en Estonie, où il apparaît – cette fois-ci, de façon certaine – dans deux productions de 1925 et 1927.

Le scénario est l’œuvre de Karl August Hindrey (1875-1947), caricaturiste, feuilletoniste et critique de théâtre. Quant à Pääsuke, cette fiction marque le début d’une carrière de réalisateur entamée quelques mois plus tôt, parallèlement à son premier métier de photographe. Au cinéma, Pääsuke se consacre essentiellement au documentaire, en prolongation et en complément de son œuvre photographique.

Johannes Pääsuke

Le cinéma estonien connaît ses débuts presque vingt ans après la première projection organisée dans le pays, à Tallinn, en 1896. Du premier film de Pääsuke, Les vols de Sergueï Outotchkine au-dessus de Tartu (Utotškini lendamised Tartu kohal, 1912), documentaire sur les prouesses de l’aviateur russe arrivé d’Odessa peu de temps auparavant, aucune copie n’a été conservée. Avec Chasse à l’ours dans le Pärnumaa, le jeune réalisateur prend le contrepied de ses homologues européens et américains qui, pour la plupart, décident d’adapter des romans populaires ou des épisodes bibliques. N’oublions pas que le cinéma est sur le point de fêter ses dix-sept printemps. Dans les pays qui accèdent à ce nouveau média avec une dizaine ou une quinzaine d’années de retard, l’étape du premier documentaire minimaliste – arrivée d’un train, sortie d’usine ou visite royale – n’est déjà plus de mise. Le désir de fiction envahit les esprits en ébullition de tous les nouveaux cinéastes. On adapte souvent un grand classique national ou étranger, on illustre une page de l’histoire biblique ou du roman national ou sinon, en se rappelant que le cinéma est l’héritier des arts forains, on puise dans le vieux fonds fantastique et dans celui plus récent de la science-fiction, apparue dans sa forme moderne à la fin du siècle précédent. Donc point de péplum ni de film en costumes chez Pääsuke, qui leur préfère un sujet contemporain et résolument estonien : la rivalité politique entre la classe possédante germano-balte et les premiers notables estoniens estophones.

La bataille électorale se change ici en farce forestière. Pääsuke s’est inspiré d’une anecdote illustrant les relations conflictuelles entre Oskar Brackmann, maire de Pärnu de 1879 à 1915 (et devenu Frakmann pour les besoins de la fiction) et le journaliste d’opposition Jaan Karu, dont le nom signifie « ours » en estonien. Ce dernier officiait au Pärnu Postimees (Le Postillon de Pärnu), un quotidien encore existant en ce début de 21e siècle. Il y avait publié un article incendiaire où il dénonçait un scandale politico-financier, à savoir la vente de terrains municipaux pour un prix dérisoire à l’usine de cellulose Waldhof, le maire Brackmann n’étant pas l’un des moindres actionnaires de la firme. Ses envolées tribuniciennes ne sont pas du goût du maire, qui l’assigne en justice. Brackmann est condamné à quarante jours de prison fin novembre 1913. Cette idée d’une comédie centrée sur un sujet contemporain exprime sans doute la volonté de Pääsuke d’être un cinéaste du réel. Qu’il s’agisse de capturer une image unique ou de travailler sur l’image animée, les meilleures productions de l’artiste sont celles où il met ses compétences et son désir créatif au service de l’ethnographie. Chasse à l’ours dans le Pärnumaa ne constitue donc qu’une parenthèse fictionnelle à son projet de questionnement du réel. Vive l’anthropologie politique !

L’argument comique, on le comprendra, flatte autant la population estophone qu’il ridiculise la noblesse germanophone. Tout commence lorsque le maire de Pärnu prend connaissance par voie de presse qu’un ours particulièrement effrayant sèmerait la terreur dans la région de Pärnu, causant les pires désagréments principalement à la population allemande – allez savoir pourquoi ! L’indignation des autorités locales, en l’occurrence celle du maire allemand Frakmann est à son comble. On décide de l’envoi d’un vaillant contingent pour mettre fin aux libéralités de cet ours fort mal léché. On prévoit même de l’exhiber dans une cage ! C’est une lutte à la vie à la mort, et la guerre ne peut être qu’une guerre d’extermination !

L’intelligence des forces policières étant, de toute éternité, ce que l’on sait – surtout dans les productions comiques, mais pas seulement – le dénouement sera donc à la hauteur des espérances du spectateur. Quand en plus la fine fleur de l’élite urbaine rassemble ses chasseurs du dimanche pour organiser la curée, la traque du plantigrade estonien ne peut se conclure que sur la déroute de cette vaillante troupe. Il y a plus d’hommes que d’arbres, mais même en tirant à vue, ces beaux messieurs de la ville s’avèrent incapables d’abattre la bête ! Monsieur le maire, qui parcourt en tous sens la forêt en soufflant dans son cor – pratique inédite pour la chasse à l’ours – finit terrassé par l’ours qui, grand seigneur, lui laisse la vie sauve mais ruine son beau costume, mis en lambeaux sans n’en épargner aucune pièce. La puissance allemande est ridiculisée par l’ours estonien.

Les péripéties de nos très moustachus et très chapeautés Estoniens visitent une dizaine de décors, répartis sur une quinzaine de scénettes : trois intérieurs, une demi-dizaine de scènes de rue et à peu près autant de scènes dans la forêt enneigée et sur les routes de la campagne, c’est autant de prouesses, pour faire entrer l’Estonie dans l’âge de l’image animée.

Les scènes de rue sont tournées dans la rue Karlova de Tartu, celles de campagne et de forêt près du village de Vasula, dans les bois du même nom. Le cortège de beaux messieurs arborant en pleine campagne queue-de-pie et haut-de-forme constitue sans doute le segment le plus inattendu de cette chasse à l’ours. Et pour cause ! Ce sont les images du retour d’une véritable cérémonie, en l’espèce la bénédiction d’un cimetière, que Pääsuke s’est permis de transformer en matériau de fiction ! Cette audace irrévérencieuse dénote un sens de l’humour iconoclaste qui va bien au-delà du comique de situation ou du comique de gestes, abondamment illustrés dans le film sur toute sa longueur. Pareil irrespect n’est pas sans faire penser au film dadaïste de René Clair, Entr’acte, qui sortira dix ans plus tard, en 1924. Famille et amis décrivent Pääsuke comme un joyeux luron, esprit fin débordant d’une gouaille encore adolescente, prompt à se saisir de toute occasion de susciter le rire et la bonne humeur dans toutes les conversations. Sa disparition précoce frustre tous les cinéphiles d’espérances à jamais déçues auxquelles on se surprend à rêver comme à autant de possibles imaginaires débridés.

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Fiche technique

Karujaht Pärnumaal [Chasse à l’ours dans le Pärnumaa]
Année : 1914
Genre : Fiction / Comédie / Satire politique
Réalisateur : Tõnis Nõmmits et Johannes Pääsuke
Scénario : Karl August Hindrey
Pays d’origine : Estonie
Producteur : Aleksander Tippo (propriétaire de l’Imperial, cinéma de Tartu)
Studio : Estonia Film
Distribution : non renseignée
Langue : muet, cartons en estonien
Couleur : N&B
Tournage : Tartu (rue Karlova, route du cimetière de Peetri) ; Vasula, comté de Tartu (scènes de forêt)
Supervision artistique : Tõnis Nõmmits
Photographie : Johannes Pääsuke
Montage : Johannes Pääsuke
Durée : 11 min 15 s
Sortie estonienne : 13 février 1914 (soit le 26 février 1914 selon le nouveau calendrier institué en 1918), à Tartu
Seconde exploitation : 26 février 2004 puis 7 septembre 2004 (copie restaurée)
Restauration et numérisation : 2004
Disponibilité en dvd : non, mais visible sur Eesti Filmi Andmebaas et sur YouTube