Les ancêtres linguistiques des Estoniens, arrivés sur les bords de la Baltique vers 2500 av. J.-C., ont d’abord connu une longue période d’indépendance, avant de subir, à partir du XIIIe siècle, une succession presque ininterrompue de dominations étrangères. Cette absence d’État national a retardé la naissance de la langue écrite. Celle-ci ne commence à se former qu’au XVIe siècle, d’abord grâce à l’Église catholique, mais surtout sous l’impulsion de la Réforme. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, elle est utilisée presque exclusivement par des pasteurs d’origine allemande pour véhiculer une littérature religieuse.

Avec le XVIIIe siècle commence la période de transition entre la littérature religieuse et une véritable littérature nationale. C’est probablement de 1708 que date le premier texte littéraire écrit par un Estonien : une lamentation en vers, due au sacristain Käsu Hans, sur la destruction de Tartu pendant la guerre du Nord. L’usage de la langue écrite s’étend progressivement à de nouveaux domaines, notamment grâce aux almanachs et aux premiers périodiques en estonien, qui contiennent surtout des conseils pratiques à l’intention des paysans. Dans les dernières décennies du siècle paraissent des recueils de récits édifiants adaptés d’œuvres allemandes. Le plus populaire est celui de Friedrich Wilhelm Willmann (1746-1819) paru en 1782. Plus tard, les récits du comte Peter Mannteuffel (1768-1842), publiés dans les années 1830 et 1840, connaissent également un grand succès.

Kristjan Jaak Peterson. Aquatinte de Franz Burchard Dörbeck (détail).

Dès les années 1820, un jeune homme exceptionnellement doué, Kristjan Jaak Peterson (1801-1822), invente à l’insu de tous la poésie estonienne moderne. Mais, trop en avance sur son temps, il demeure un génie isolé, méconnu de ses contemporains.

La littérature nationale ne prend véritablement son essor que vers le milieu du XIXe siècle. Le rôle décisif est joué par la redécouverte du folklore, que l’on entreprend de collecter et qui inspire des oeuvres importantes, notamment l’épopée nationale Kalevipoeg (1857-1861), projet imaginé par Friedrich Robert Faehlmann (1798-1850) et mené à bien par Friedrich Reinhold Kreutzwald (1803-1882).

Le chef d’œuvre de Kreutzwald, acte fondateur de la littérature nationale, ouvre une période de développement culturel exceptionnel, connue sous le nom d’«Ère du Réveil» (1860-1885). En l’espace d’une vingtaine d’années se constitue une nation estonienne consciente d’elle-même et de sa culture et aspirant à prendre en charge sa destinée. Sur le plan socio-culturel, l’ère du Réveil se caractérise d’abord par l’amélioration du statut et de la condition des paysans, libérés du servage en 1819, des corvées en 1868, et qui sont de plus en plus nombreux à acheter leur ferme aux propriétaires allemands. On assiste par ailleurs au développement d’une intense activité associative : chorales, théâtres, unions professionnelles donnent aux Estoniens l’occasion d’affirmer leur identité et de développer leurs facultés d’organisation. Enfin, élément essentiel pour l’éducation du peuple, une presse estonienne moderne se constitue, à la suite du journal fondé en 1857 par Johann Voldemar Jannsen (1819-1890).

Lydia Koidula (1843-1886)

La littérature sort enfin de sa période de gestation et connaît un développement rapide dans tous les genres : les auteurs se multiplient et renoncent peu à peu aux adaptations de l’allemand pour composer des œuvres plus personnelles et plus mûres. L’influence du romantisme est très nette, particulièrement en poésie, où elle s’associe à l’exaltation du sentiment national et de l’amour de la patrie. La principale représentante de ce «Romantisme national» est Lydia Koidula (1843-1886).

En prose, le romantisme s’exprime surtout dans des récits historiques, dont les plus célèbres sont ceux d’Eduard Bornhöhe (1862-1923).

La décennie 1890 est marquée par l’émergence du réalisme. Le principal artisan en est le romancier Eduard Vilde (1865-1933). Les autres grands représentants du réalisme sont le nouvelliste et romancier Ernst Peterson-Särgava (1868-1958) et le dramaturge August Kitzberg (1856-1927). Des accents réalistes se font également entendre dans la poésie essentiellement romantique de Karl-Eduard Sööt (1862-1950) et de Anna Haava (1864-1957).

Réaliste dans ses oeuvres en prose, Juhan Liiv (1864-1913) est surtout un poète de génie, dont l’œuvre, marquée par la maladie mentale, se dresse au-dessus de la poésie estonienne comme un monument solitaire et inégalable.

En 1905, de jeunes écrivains néo-romantiques apparaissent sur le devant de la scène avec un volumineux recueil collectif intitulé Jeune-Estonie (Noor-Eesti). L’animateur du groupe, le poète Gustav Suits (1883-1956), y lance le mot d’ordre fameux : « Soyons estoniens, mais devenons aussi européens », qui résume les aspirations des «Jeunes-Estoniens» à s’ouvrir aux influences occidentales (en particulier françaises et scandinaves) pour combler le retard de la littérature estonienne. Cet objectif sera atteint grâce à un énorme travail de traduction et de publication (après cinq recueils bien remplis, Noor-Eesti deviendra une revue et une maison d’édition), ainsi que par l’oeuvre personnelle des deux principaux auteurs du groupe, Gustav Suits et Friedebert Tuglas (1886-1971).

À l’initiative de ce dernier est fondé, en 1917, le groupe Siuru, rassemblant principalement de jeunes poètes qui commencent leur œuvre dans la ligne néo-romantique ouverte par Noor-Eesti. Le groupe organise des soirées littéraires, fonde une maison d’édition et publie trois albums collectifs. Malgré leur opposition affichée à la morale et à la société bourgeoises, les écrivains de Siuru traversent la révolution russe et la guerre d’indépendance estonienne avec une relative indifférence. Certains d’entre eux se retrouveront pourtant, toujours en compagnie de F. Tuglas, dans le groupe Tarapita (1921-1922), plus engagé politiquement et souvent comparé au groupe français Clarté.

Le groupe Siuru. De gauche à droite: Henrik Visnapuu, August Gailit, Marie Under, Friedebert Tuglas, Artur Adson.

C’est de Siuru et Tarapita que devaient venir quelques-uns des plus grands poètes de l’Estonie indépendante : Marie Under (1883-1980), Henrik Visnapuu (1890-1951), expérimentateur virtuose de la rime ; Johannes Semper (1892-1970), également prosateur, traducteur et propagateur de l’«esprit français», Johannes Barbarus (1890-1946), poète «cubiste» qui devait diriger le gouvernement fantoche mis en place par les Soviétiques en 1940.

Une autre grande poétesse, Betti Alver (née en 1906), fait ses débuts dans les années trente, avec les auteurs publiés dans l’anthologie Arbujad (1938) et qui, à l’instar de Bernard KANGRO (1910-1994), Kersti Merilaas (1913-1986) et August Sang (1914-1969), devaient accomplir l’essentiel de leur œuvre après la guerre.

A. H. Tammsaare

Dans le domaine de la prose, le réalisme revient en force dès les années vingt, notamment dans l’œuvre d’A. H. Tammsaare (1878-1940), incontestablement le plus grand romancier estonien de son temps. De nombreux autres écrivains de talent contribuent à faire des années vingt et trente une période de vitalité exceptionnelle pour la prose estonienne. Le plus talentueux après Tammsaare est probablement Mait Metsanurk (1879-1957). Oskar Luts (1887-1953) représente un réalisme sentimental et bon enfant. Il doit son immense popularité à une série de livres pour la jeunesse fondés sur ses souvenirs d’écolier : Le printemps (1912), L’été (1918), etc. August Mälk (né en 1900), natif de l’île de Saaremaa, décrit dans ses nouvelles et ses romans la vie des pêcheurs estoniens. Peet Vallak (1893-1959), l’un des meilleurs nouvellistes de l’entre-deux-guerres, déploie tout son talent dans de brèves et magistrales études de personnages. L’un des rares auteurs à ne pas s’inscrire parfaitement dans le courant réaliste est August Gailit (1891-1960), parfois caractérisé, d’après le titre d’une de ses nouvelles, comme «le dernier romantique».

En 1944, alors que le destin de l’Estonie semble scellé, de nombreux écrivains et intellectuels estoniens prennent le chemin de l’exil pour échapper à la soviétisation et aux répressions. D’autres, moins prudents, seront déportés et ne reviendront pas de Sibérie, tels Heiti Talvik (1904-1947), poète du groupe des Arbujad, ou Hugo Raudsepp (1883-1952), le principal dramaturge des années trente.

Après la guerre, on assiste au développement de deux littératures distinctes, l’une florissant dès 1945 à l’étranger, sous l’impulsion des écrivains exilés, l’autre surgissant tardivement d’un quasi-néant, dans une Estonie devenue « soviétique » et se réveillant du cauchemar stalinien.

La vie littéraire de l’émigration s’organise très vite. Les premiers livres sont publiés dès 1945 en Suède, où se concentre bientôt l’essentiel des activités d’édition. Le rôle dominant est assuré, à partir de 1950, par la Coopérative des écrivains estoniens, animée par Bernard Kangro. Les ouvrages, vendus par souscription partout où sont installées des colonies estoniennes (Suède, Etats-Unis, Canada, etc.) atteignent des tirages de plusieurs milliers d’exemplaires. De nombreuses revues voient le jour, parmi lesquelles deux jouent un rôle littéraire et culturel considérable : Tulimuld (« Terre brûlée »), fondée en 1950 par Bernard Kangro, et Mana, créée en 1958. Au total, de 1945 à nos jours, ce sont plus de 2600 volumes en estonien qui paraissent hors d’Estonie, les œuvres littéraires originales représentant environ le tiers de ce chiffre.

La prose émigrée prolonge d’abord le réalisme des années trente, en y ajoutant une dimension tragique liée au destin de l’Estonie et à l’exil douloureusement ressenti par la quasi-totalité des auteurs. De nombreux romans sont consacrés aux événements des années 1939-1945, depuis les prodromes de l’invasion soviétique jusqu’aux difficultés immédiates de l’exil (vie dans les camps de réfugiés, adaptation au pays d’accueil). Le plus célèbre de ces romans de guerre est probablement Tombeaux sans croix, d’Arved Viirlaid (né en 1922). Publié en 1952 en Suède, il fait revivre le combat désespéré des «Frères de la Forêt» contre le nouvel ordre totalitaire. Traduit assez rapidement en plusieurs langues, il a pu un temps attirer l’attention des Occidentaux sur le martyre d’une Estonie dont ils devaient bientôt oublier jusqu’à l’existence.

Karl Ristikivi

Le premier écrivain à s’écarter résolument du réalisme est Karl Ristikivi (1912-1977), avec son roman onirique La nuit des esprits (1953). À sa suite, d’autres romanciers s’attachent à renouveler et à complexifier les techniques narratives. La représentante la plus conséquente de ce « Nouveau Roman » estonien est probablement Helga Nõu (née en 1934). Dans Un vilain garçon (1973), roman sur le hasard, elle entremêle de façon magistrale, non seulement plusieurs fils narratifs, mais aussi plusieurs niveaux de réalité, plusieurs mondes possibles concurrents dont la communication stupéfiante constitue le nœud dramatique du récit. Dans le domaine des formes brèves, l’auteur le plus original est probablement Ilmar Jaks (né en 1923).

La poésie, toujours dominée par la figure tutélaire de Marie Under, fait preuve, jusqu’aux années soixante, d’une vitalité supérieure à celle de la poésie de l’Estonie soviétique. Elle se distingue de cette dernière par sa thématique, centrée sur les problèmes de l’exil et la nostalgie de la patrie perdue, et surtout par son lien étroit avec les courants et les évolutions de la poésie occidentale. Les principaux poètes sont le surréaliste Ilmar Laaban (1921-2000), Kalju Lepik (1920-1996), Ivar Grünthal (né en 1924), Ivar Ivask (1927-1992).

Alors que la littérature en exil offre l’image d’un développement continu vers la modernité, en Estonie même, l’histoire littéraire est marquée par deux ruptures majeures. La première est liée à l’exode des écrivains et à l’annexion soviétique, ainsi qu’à l’instauration d’un contrôle idéologique et esthétique sur la littérature. À partir de 1948 se déchaîne une véritable terreur culturelle. Les livres et revues publiés à l’époque de l’Estonie «bourgeoise» sont brûlés en masse. Les exemplaires que l’on conserve dans quelques grandes bibliothèques ne peuvent être consultés qu’avec une autorisation spéciale. La censure empêche la parution des œuvres non conformes aux canons édictés par le Parti. Les quelques auteurs de talent qui ont choisi de rester ou qui n’ont pas réussi à fuir en 1944 (Friedebert Tuglas, Johannes Semper, Mait Metsanurk, Betti Alver, etc.) sont exclus de l’Union des écrivains et cessent d’écrire ou de publier. Les autres, appliquant fidèlement les principes du réalisme socialiste, produisent des démonstrations pesantes et didactiques qui n’ont plus aujourd’hui qu’un intérêt anecdotique pour quelques historiens de la littérature. La seule œuvre de quelque valeur émergeant de cette collection de platitudes est le roman d’Aadu Hint (1910-1990), Les côtes venteuses (1951), qui décrit la vie des pêcheurs de l’île de Saaremaa pendant les événements révolutionnaires de 1905.

Juhan Smuul

Après la mort de Staline s’épanouissent quelques tempéraments littéraires plus originaux. Juhan Smuul (1922-1971), qui devient l’écrivain officiel du régime, est l’auteur de récits au style populaire et coloré, inspirés par son île natale de Muhu. Son journal de voyage en Antarctique, Le livre de glace (1959), connaît un certain succès en URSS et en Europe de l’Est. En 1958 paraissent les premiers poèmes de Jaan Kross (1920-2007), qui, par leur liberté formelle et leur vigueur intellectuelle, annoncent le renouveau littéraire de la décennie suivante.

C’est en effet au début des années soixante que se produit la seconde rupture, conséquence directe de la libéralisation du régime et de l’émergence d’une génération d’écrivains. Les traits dominants de cette nouvelle littérature sont liés au contexte esthétique et politique dans lequel elle apparaît et se développe de 1960 à 1988. Après plus de dix ans de réalisme socialiste, la liberté retrouvée s’exerce naturellement dans le sens d’une réaction anti-réaliste : les auteurs cultivent différents procédés de distanciation, allant de l’ironie (caractéristique centrale de la période) à l’absurde le plus échevelé, en passant par le surréalisme, l’érudition parodique, le jeu avec la langue, etc., mais ils ne se désintéressent pas pour autant des problèmes sociaux ou politiques, bien au contraire. À partir du tour de vis brejnévien de 1968, la prise de distance apparente par rapport aux réalités du moment devient même une condition nécessaire pour pouvoir en parler en évitant les entraves. La critique du régime et l’exaltation du sentiment national, face à la russification qui menace l’existence du peuple estonien, se donnent libre cours sous de multiples masques. C’est l’époque de la littérature codée : les lecteurs déchiffrent entre les lignes ce que les auteurs y dissimulent à grand renfort d’imagination. La censure stimule paradoxalement l’inventivité et favorise l’élaboration d’oeuvres complexes à multiples niveaux de lecture.

Jaan Kaplinski

Le renouveau se fait d’abord sentir en poésie, notamment avec les auteurs révélés, de 1962 à 1967, par la collection «Kassett»: Paul-Eerik Rummo (né en 1942), Mats Traat (né en 1936), Jaan Kaplinski (né en 1941), Viivi Luik (née en 1946). Les autres poètes importants de cette génération sont Hando Runnel (né en 1938), Andres Ehin (1940-2011), Artur Alliksaar (1923-1966) dont la poésie idéaliste, publiée de façon posthume, a exercé une influence considérable sur les jeunes poètes, et Ain Kaalep (né en 1926), virtuose des formes classiques et brillant traducteur.

À la fin des années soixante et dans les années soixante-dix, alors que quelques nouveaux poètes font encore leur apparition, comme Ene Mihkelson (née en 1944), Juhan Viiding (né en 1948) ou Doris Kareva (née en 1958), c’est au tour de la prose de s’éveiller de son long sommeil. Une place importante est occupée par la nouvelle, cultivée par de nombreux auteurs de talent. Le nouvelliste le plus original est probablement Arvo Valton (né en 1935), qui invente inlassablement des univers absurdes. Les autres nouvellistes importants sont Rein Saluri (né en 1939), également auteur de théâtre, Jaan Kruusvall (né en 1940), au style précis et laconique, le psychanalyste Vaino Vahing (1940-2008) et le peintre Toomas Vint (né en 1940).

Jaan Kross

Le roman est également bien représenté et prend de multiples formes, depuis les romans historiques de Jaan Kross, traduits dans de nombreuses langues, jusqu’aux expérimentations modernistes de Mati Unt (1944-2005), en passant par les sagas paysannes de Mats Traat, l’humour et la fantaisie de Enn Vetemaa (né en 1936), etc.

À partir de 1988, la «Révolution chantante» et la marche vers l’indépendance s’accompagnent d’une nouvelle fermentation littéraire. La poésie s’engage dans la lutte, devenant ouvertement patriotique et revendicatrice. En prose, un nouveau genre se développe : la littérature de la déportation. Plusieurs auteurs, tels Arvo Valton, Jaan Kross, Heino Kiik (1927-2013) ou Raimond Kaugver (1926-1992), donnent leur roman ou leur témoignage sur le destin de ces Estoniens envoyés par dizaine de milliers en Sibérie, en 1941 et 1949. Le contact est renoué avec les écrivains en exil, dont les lecteurs estoniens découvrent enfin les œuvres grâce à de nombreuses rééditions.

Après une brève période de dépression, liée aux changements sociaux et aux difficultés économiques du début des années 1990, la littérature estonienne a retrouvé une belle vitalité, notamment grâce aux subventions généreusement distribuées par la Fondation estonienne pour la culture (créée en 1994). Parmi les poètes, outre ceux déjà cités, on peut mentionner Indrek Hirv, Hasso Krull, Karl-Martin Sinijärv, Kristiina Ehin, Elo Viiding, Maarja Kangro. Les principaux prosateurs nés après 1960 sont Tõnu Õnnepalu (alias Emil Tode), Andrus Kivirähk, Indrek Hargla et Mehis Heinsaar. Leurs œuvres sont traduites dans de nombreuses langues.

Pour en savoir plus, consultez le site Littérature estonienne.