(Photo : Projet Ttorch (jouets e-textiles – Jeffy la pieuvre et sa couverture de la mer) – Paula Veske-Lepp, codéveloppé avec Barbro Scholz)
Alors qu’elle se trouvait en France à l’occasion de la conférence internationale « E-Textiles 2025 » à Roubaix et Lille, la chercheuse et entrepreneure estonienne Paula Veske-Lepp a pris un moment pour partager avec France-Estonie sa vision de l’innovation et de la durabilité. Entre Estonie et France, elle explore les possibilités du textile électronique, un domaine en plein essor où l’innovation doit se conjuguer avec responsabilité. Un entretien qui rappelle combien l’innovation prend tout son sens lorsqu’elle reste au service du réel. Propos recueillis par Audrey Bueche.
À titre liminaire, pourriez-vous définir ce qu’est le e-textile ?
Un « e-textile » ou textile électronique désigne un textile auquel on ajoute des composants électroniques (microcomposants ou éléments de très petite taille), combinés à des vêtements ou à des matériaux textiles pour des usages très variés. On parle aussi de « technologie portable », toujours fondée sur l’association de l’électronique et de différents matériaux.
Cela peut, par exemple, permettre aux pompiers d’intégrer des capteurs dans leurs tenues : ils peuvent ainsi recevoir une alerte indiquant que la température devient trop élevée et qu’ils doivent évacuer les lieux, car parfois ils ne le perçoivent pas assez rapidement en raison de l’adrénaline ou d’autres facteurs.
Dans le domaine sportif, on peut utiliser ces textiles pour suivre les mouvements avec davantage de précision ou mesurer la fréquence cardiaque sans avoir à porter de montre. Les raisons d’avoir des dispositifs électroniques au plus près du corps, tout en ne les ressentant pas, sont donc multiples.
C’est un domaine très spécifique, mais en pleine croissance, car nous cherchons à nous éloigner des écrans et à vivre pleinement le moment présent, sans percevoir la technologie qui nous entoure.
Pourriez-vous revenir sur votre parcours et expliquer comment il vous a menée au domaine du textile électronique

Paula Veske-Lepp
J’ai commencé ma licence à la TTK Université des Sciences Appliquées (Tallinna Tehnikakõrgkool – TTK), où j’enseigne aujourd’hui. J’y ai étudié la couture et la technologie du vêtement — en d’autres termes, comment produire des vêtements, créer des patrons, coudre et organiser la production. C’était une formation d’ingénierie, mais avec une forte dimension créative.
Après cela, j’ai travaillé dans la production de vêtements en Estonie, tout en suivant en parallèle un master en technologie textile. C’est précisément ce master qui m’a permis de comprendre comment les textiles eux-mêmes étaient fabriqués. J’ai réalisé que l’on se contentait souvent, in fine, de fabriquer des t-shirts ou des jupes. C’était intéressant, mais cela manquait à mes yeux de valeur ajoutée.
C’est dans ce contexte que j’ai découvert les textiles intelligents, qui, à mon sens, apportent une profondeur et une valeur bien plus grandes que les vêtements ordinaires. Je m’y suis davantage intéressée, j’y ai consacré mon mémoire de master et j’ai finalement intégré une entreprise produisant des textiles intelligents en Estonie.
J’avais cependant le sentiment qu’il me manquait encore des connaissances, notamment en électronique. J’ai eu l’opportunité de faire un doctorat à Gand, dans un groupe composé exclusivement d’universitaires issus du milieu de l’électronique. Je leur apportais la vision textile ; ils m’apprenaient l’électronique. Ce fut une expérience très enrichissante.
Je suis actuellement professeure invitée à la TTK Université des Sciences Appliquées, où j’ai le plaisir d’encadrer une recherche sur les textiles intelligents. Comme ce domaine offre de nombreuses pistes possibles, nous avons déjà plusieurs projets en cours — notamment le travail que je présente ici à Lille, ainsi que de nouvelles initiatives pour lesquelles nous avons obtenu un financement Horizon, rendu possible grâce aux contacts que j’ai développés au cours de ma carrière académique et industrielle.
Vous évoquez le passage de la technologie portée sur écran à la technologie intégrée au vêtement. Comment cette vision se traduit-elle concrètement ?
Si vous portez une montre de sport et que vous souhaitez vérifier vos données, vous vous retrouvez toujours devant un écran ou devez consulter votre téléphone. Avec un textile électronique — par exemple un t-shirt qui mesure votre fréquence cardiaque ou vos mouvements — vous sortez de cette logique : tout est intégré, et vous n’avez plus besoin d’interagir avec un écran. La technologie devient invisible.
Le principal défi, évidemment, c’est que nous lavons nos vêtements presque tous les jours. Dès lors, comment faire lorsque des composants électroniques sont intégrés dans le textile ? C’était précisément le sujet de ma thèse : comment rendre ces systèmes fiables, garantir leur fonctionnalité après le lavage et analyser leur réaction à l’humidité ou à l’étirement du tissu.
Le marché reste très spécifique, mais il est en pleine croissance. Il y a encore énormément d’espace pour l’innovation : explorer de nouveaux domaines d’application, développer de nouveaux matériaux ou utiliser ceux qui existent déjà — comme les textiles conducteurs recouverts d’argent ou de cuivre, très faciles à trouver sur le marché. Ces textiles peuvent ensuite être connectés à des composants électroniques grâce à des fils ou filaments conducteurs, ce qui permet de créer des systèmes complétement souples. Au lieu d’un composant rigide placé ici ou là, on peut intégrer des capteurs de mouvement partout sur le corps, tout en conservant la flexibilité du vêtement.
Au regard des matériaux et procédés utilisés, la durabilité constitue-t-elle aujourd’hui un axe essentiel du e-textile ?
Dès qu’on sort du marché de niche, il faut être extrêmement prudent. Les vêtements sont produits en très grande quantité, et leur durabilité est un enjeu majeur. Il en va de même pour l’électronique, où l’on produit constamment de nouveaux appareils qui se remplacent trop vite. Combiner ces deux secteurs déjà très générateurs de déchets nécessite une vraie réflexion.
Faut-il les concevoir pour durer 10, 20 ou 30 ans et être réparables ? Au contraire, faut-il privilégier des systèmes faciles à séparer pour pouvoir tout recycler ?
Pour garantir une certaine qualité et avancer, les normes sont décisives. Ce travail s’inscrit aux côtés d’autres initiatives menées par la Global Electronics Association, qui élabore des normes industrielles au sein de groupes de travail bénévoles auxquels je participe. Son groupe dédié aux textiles électroniques a récemment publié la première norme de qualité, qui définit notamment comment tester la fiabilité, la résistance au lavage, la résistance à la transpiration, etc.
Ces normes pourraient devenir internationales, mais leur mise en œuvre est longue, car elles doivent intégrer les expertises des deux secteurs. La norme actuelle a demandé plusieurs années de travail.
Au-delà, nous avons identifié la nécessité d’un guide pratique. Je pilote sa rédaction. Il devrait paraître l’an prochain et rassemblera des instructions concrètes : matériaux disponibles, exemples de textiles électroniques, points de fragilité, précautions de fabrication.
Vous avez également créé votre propre entreprise. Comment articulez-vous ce volet entrepreneurial avec votre activité de chercheuse ?
J’ai fondé cette entreprise pour rester en contact avec l’industrie. Le milieu universitaire est extrêmement stimulant : on peut y développer énormément d’innovations. Mais, à mon sens, cela n’a pas de réelle valeur si ces innovations ne peuvent pas être transférées vers l’industrie et trouver leur place sur le marché.
J’ai donc créé une structure qui me permet d’intervenir comme consultante lors de séminaires ou d’ateliers.
Aujourd’hui, par exemple, je travaille en tant que consultante pour une filiale d’un groupe norvégien. Je les aide à mener des projets d’innovation, à identifier des appels à financement, à valoriser leur production textile, à obtenir des fonds et à développer leur activité grâce à l’appui du milieu académique et aux financements européens.
En quelque sorte, je garde un lien direct avec le « monde réel », celui du marché et de la production, afin d’éviter que les innovations ne restent confinées à l’université.
Quelle place occupe aujourd’hui le e-textile dans l’écosystème estonien ?
Je ne dirais pas que c’est un secteur majeur dans le pays, mais je ne suis certainement pas la première à m’y être intéressée. C’est notamment grâce à Kristi Kuusk, de l’Académie des arts de Tallinn, que j’ai découvert les textiles électroniques. C’est en voyant son travail que j’ai compris qu’il était possible de faire ce type de création, et que ce n’était pas seulement une idée de vêtements futuristes. Elle a organisé une exposition en Estonie autour de son sujet de thèse. Je l’ai contactée, et elle m’a montré qu’il était tout à fait possible de réaliser beaucoup de ces concepts : il suffisait de s’y investir, de chercher, de tester.
Même si l’on peut dire que certains éléments, comme la fibre conductrice, existent depuis longtemps, il reste encore énormément à faire. En Estonie, nous avons les structures académiques pour acquérir les connaissances, des experts avec qui échanger, et une certaine visibilité. Donc oui, c’est un domaine entièrement centré sur l’innovation et le développement, dont le champ des possibles peut parfaitement s’ancrer en Estonie.
Vous contribuez à plusieurs projets reliant l’Estonie et la France. Quels en sont les principaux axes de coopération ?

Électrodes textiles – Paula Veske-Lepp
Mes collègues et moi présentons actuellement en France notre travail réalisé en collaboration avec l’Université technique de Tallinn (Tallinna Tehnikaülikool – TalTech), sur le développement d’électrodes à base de textile. Ce sont des électrodes souples, alors qu’habituellement les électrodes sont des dispositifs adhésifs que l’on colle sur la peau pour faire un électrocardiogramme.
Ici, nous les avons fabriquées sous forme textile : un tissu souple que l’on place contre le corps et qui permet de mesurer, par exemple, la fréquence cardiaque ou d’autres paramètres physiologiques — sans avoir besoin de capteurs collants. Ces électrodes textiles sont ensuite reliées à un système de monitoring. Nous nous concentrons donc sur la manière de rendre ces capteurs souples et fiables, tout en restant entièrement textiles.
Je suis également engagée dans l’alliance ARTEMIS, une alliance de huit universités européennes, coordonnée par l’Université Clermont-Auvergne, mobilisée autour des enjeux de mobilité, de durabilité et de transition régionale. L’Université des sciences appliquées codirige le « Work Package» n°6 de ce projet, que j’ai la responsabilité de piloter. Notre objectif est de renforcer l’engagement des citoyens et des communautés locales : identifier les défis de mobilité propres à chaque région, co-créer des solutions et tester des prototypes au sein de huit Living Labs répartis dans les universités partenaires. Nous travaillons également sur le concept de « Travelling University » (issu de l’expérience de l’Université Clermont-Auvergne), pour amener l’expertise académique dans les territoires plus éloignés. Ce volet, très collaboratif, explique également mes déplacements en France.
Pour en savoir plus :
• Site internet de Paula VESKE-LEPP : https://paulaveske.com https://www.tktk.ee/en/kontaktid/paula-veske-lepp/
• Site du projet ARTEMIS : https://eu-artemis.eu/