Si Eduard Tubin est encore trop peu connu en France, il n’en est pas moins l’un des compositeurs nordiques les plus importants de la première moitié du XXe siècle.

Né le 18 juin 1905 à Kallaste (sur les bords du lac Peipsi, non loin de Tartu), Eduard Tubin étudie dans cette dernière ville sous la direction de Heino Eller, avant de devenir le chef d’orchestre attitré du théâtre Vanemuine de Tartu, où il contribue au développement de la musique contemporaine en Estonie. En 1938, à Budapest, il fait la connaissance de Béla Bartók et de Zoltán Kodály et prend des leçons auprès de ce dernier, ce qui l’amènera par la suite à s’intéresser à la musique populaire estonienne au musée d’ethnographie de Tartu.

En 1944, devant l’invasion soviétique, il se réfugie en Suède. Il obtient la nationalité suédoise en 1961 et devient ultérieurement membre de l’Académie royale de musique de Suède. Il meurt à Stockholm le 17 novembre 1982.

S’il est considéré par les Suédois comme l’un de leurs grands musiciens contemporains, Eduard Tubin n’en est pas moins toujours resté étroitement lié à son pays natal et à sa culture d’origine. Dès 1965, lorsqu’il fut à nouveau possible d’établir des relations avec l’Estonie occupée, il reprit contact avec son pays, et en 1966, un opéra lui fut commandé par le théâtre Estonia de Tallinn.

Le livret de cet opéra, Barbara von Tisenhusen, fut écrit par Jaan Kross d’après une nouvelle d’Aino Kallas, poétesse finno-estonienne qui s’était inspirée de faits authentiques survenus au XVIe siècle : une jeune femme de la noblesse germano-balte a la malencontreuse idée de s’éprendre d’un roturier et de s’enfuir avec lui. Rattrapée par ses frères, elle est condamnée à mort par sa famille, outrée qu’une pareille mésalliance puisse être envisagée, et ses frères la noient dans un étang glacé.

Musicalement, l’opéra est écrit sur le développement d’un thème unique, traité tout au long de l’œuvre d’une façon particulièrement magistrale. La composition s’applique à dépeindre la sauvagerie, la férocité, la morgue, l’arrogance cruelle de cette caste de hobereaux allemands qui régnait alors sur l’Estonie.

Le peuple estonien n’intervient jamais dans le déroulement de l’action, sauf à la fin : lorsqu’ils entreprennent de noyer leur sœur, les frères prétendent exiger des Estoniens qui se trouvent là qu’ils percent la couche de glace afin que le forfait puisse être accompli en toute quiétude. Les serfs refusent : contrairement aux membres de sa famille, la jeune femme s’est toujours montrée compatissante envers eux et ils lui en sont reconnaissants.

L’opéra fut représenté pour la première fois en 1969 au théâtre Estonia, avec un immense succès.

Eduard Tubin

Peu de temps après, un nouvel opéra fut commandé à Tubin par le même théâtre. Là aussi, le sujet fut tiré par Jaan Kross d’une nouvelle d’Aino Kallas, “Le pasteur de Reigi”, et une fois encore il s’agissait d’amours contrariées. L’histoire se passe pour l’essentiel à Reigi, minuscule village situé au nord de l’île de Hiiumaa. À cette époque, l’Estonie se trouve sous domination suédoise et le pasteur, dont le nom est d’ailleurs suédois, vit là au milieu des pêcheurs, avec pour seule compagnie sa jeune femme qui n’a pas d’enfant et qui, visiblement, s’ennuie. C’est alors qu’est annoncée la venue d’un nouveau diacre, dont on ne peut guère supposer qu’il ait été envoyé dans cet endroit perdu à titre de promotion. En effet, on apprendra par la suite qu’il s’agit là d’une sanction pour avoir séduit l’épouse de son employeur.

L’inévitable ne tarde pas à se produire avec la femme du pasteur, qui ne trouve guère dans son entourage d’exutoire à ses désirs inavoués.

Les meilleures choses ayant une fin, tout finit par se savoir et le pasteur tente de se persuader que son épouse a été victime de quelque sortilège. Il ne trouve rien de mieux à faire que de s’adresser à la justice, laquelle, ne croyant pas au sortilège, condamne les coupables à mort, considérant comme une circonstance aggravante le fait d’appartenir à la classe ecclésiastique, et le pasteur se retrouve seul.

La musique de Tubin soutient l’action avec une efficacité qui ne se relâche pas. Seule la scène du jugement est parlée et non chantée, Tubin ayant estimé que l’on ne pouvait pas faire chanter un tribunal.

La représentation de l’œuvre souleva des problèmes, du fait que le personnage principal est un pasteur, ce qui n’avait pas l’heur de plaire aux autorités soviétiques, et il fallut attendre huit ans pour que Le pasteur de Reigi puisse être créé au théâtre Vanemuine de Tartu. Les deux opéras achevés de Tubin ont une caractéristique commune : ils montrent bien comment le peuple estonien ressentait les dominations étrangères qui lui étaient imposées, encore que l’autorité suédoise n’ait jamais eu le caractère tyrannique de celle des barons allemands. La société de ces époques était peu permissive et dominée par l’étroitesse d’esprit des autorités, aussi bien religieuses que politiques.

Tubin, contraint à l’exil – même si, pour un estonien, la Suède est moins que toute autre une terre d’exil –, ressentait évidemment la nécessité d’exprimer dans sa musique le besoin d’expression libre du peuple estonien, et il y est fort bien parvenu.

Si son œuvre instrumentale a été presque intégralement enregistrée en Suède par la firme Bis, c’est la marque finlandaise Ondine qui a publié les deux opéras enregistrés à Tallinn par des artistes estoniens, sous la direction du regretté Peeter Lilje pour Barbara von Tisenhusen et de Paul Mägi pour Le pasteur de Reigi. L’enregistrement du Pasteur de Reigi est complété par le Requiem pour les soldats tombés, une des œuvres les plus populaires de Tubin, qui n’est d’ailleurs pas un requiem, mais une suite de poèmes écrits par Henrik Visnapuu à la mémoire des soldats tombés en 1919 pendant la guerre de Libération. Cette œuvre, achevée en 1979, ne fut jouée à Tallinn que dix ans plus tard, dans la cathédrale, car il fallut attendre que les Estoniens puissent dire ouvertement : “Nous sommes ici chez nous et nous y faisons ce que nous voulons” et n’aient plus à ses soucier des susceptibilités du pouvoir soviétique. Ces opéras sont édités chacun en deux disques compacts avec des brochures donnant toutes les explications souhaitables en anglais, en allemand et en français, ainsi que les textes des livrets estoniens dans leur intégralité avec leur traduction en langue anglaise.

Discographie

Barbara von Tisenhusen, disques Ondine, ODE-776 2D.
Le pasteur de Reigi, disques Ondine, ODE-783 2D.