Le 12 janvier 2021, alors que tous les regards étaient tournés vers le lendemain et le début de l’examen en deuxième lecture du projet de loi sur le référendum autour de la définition du mariage en Estonie, la révélation au grand jour d’une enquête sur une affaire de corruption a totalement bouleverser la situation politique du pays avec un changement de gouvernement.

Les services du procureur d’État et la police de sécurité ont placé en garde vue quatre personnes, dont Kersti Kracht, conseillère du ministre des Finances Martin Helme (EKRE) et l’homme d’affaires Hillar Teder. Ces personnes, ainsi que le parti du Centre et son secrétaire général Mihhail Korb, sont soupçonnés de s’être entendu sur le versement de pots-de-vin dans le cadre de l’octroi d’un prêt au projet immobilier Porto Franco (centre de Tallinn), propriété du fils d’Hillar Teder. Selon les soupçons, les différentes personnes ont œuvré pour que le projet Porto Franco obtienne un prêt avantageux de KredEx, une fondation de l’État qui propose des solutions financières.  (L’affaire avait déjà fait la Une en août 2020 lorsqu’il a été révélé qu’Hillar Teder avait fait des dons importants au parti du Centre. Selon l’enquête, le parti du Centre aurait dû bénéficier d’un total d’un million d’euros de dons.)

Dès ces soupçons révélés au grand public, Mihhail Korb a annoncé sa démission de son poste au sein du parti du Centre. Dans la nuit suivante, ça a été au tour du Premier ministre Jüri Ratas d’annoncer la démission de son gouvernement, prenant à cet égard les autres partis de la coalition de court. Alors que la crise sanitaire continue de sévir en Estonie, les discussions entre partis politiques ont rapidement débuté. Dès la journée du 13, le parti de la Réforme (première force politique au Riigikogu) et le parti du Centre annonçaient vouloir former une coalition gouvernementale (une première depuis le premier gouvernement Ansip entre 2005 et 2007), mettant ainsi fin à l’éventuel maintien au pouvoir de la coalition tripartite. La rapidité avec laquelle les négociations ont débuté ont en partie montré que la solidité de la coalition au pouvoir était déjà entamée avant même le déclenchement de l’affaire.

Le 14 janvier, la présidente de la République Kersti Kaljulaid a confié à la présidente du parti de la Réforme Kaja Kallas la mission de former un nouveau gouvernement. Dix jours plus tard, le 25 janvier, l’ancienne députée européenne a reçu la confiance du Parlement (70 voix contre 30), avec outre le soutien des deux partis de la nouvelle coalition, celui des Sociaux-Démocrates et le lendemain, le nouveau gouvernement a été investi par la cheffe de l’État. Presque deux ans après l’occasion manquée de 2019 lorsque le parti de la Réforme avait été maintenu dans l’opposition malgré sa victoire aux élections législatives, Kaja Kallas a enfin atteint l’objectif qu’elle s’était fixé en quittant son siège de députée européenne en 2018 pour prendre les rênes de son parti politique. Elle est devenue à cette occasion la première femme à être nommée à la tête de l’exécutif estonienne.

Très rapidement, les principales figures centristes (le Premier ministre sortant Jüri Ratas et Mailis Reps, qui avait démissionné en décembre) ont décidé de ne pas participer personnellement au gouvernement. En revanche, Taavi Aas (ministre de l’Économie), Tanel Kiik (désormais ministre du Travail et de la Santé), Anneli Ott (désormais ministre de la Culture) et Jaak Aab (qui retrouve son poste de ministre de l’Administration publique quitté en novembre) ont été reconduits ou ont obtenu un nouveau ministère. Le portefeuille de l’Environnement a été confié au député Tõnis Mölder. Le parti du Centre a aussi fait le choix d’appeler des personnes extérieures apolitiques. Le poste de ministère des Affaires étrangères (pour la première fois aux mains des centristes) a été confié à l’ambassadrice d’Estonie à Prague Eva-Maria Liimets et celui de ministre de l’Intérieur au préfet de la préfecture de police d’Estonie du nord Kristjan Jaani.

Le parti de la Réforme a aussi fait le choix entre expérience et nouvelles têtes. Outre Kaja Kallas qui n’a aucune expérience ministérielle, Liina Kersna (Éducation), Andres Sutt (Entreprise et Technologies de l’information) et Signe Riisalo (Protection sociale) sont également des novices. Urmas Kruuse redevient lui ministre des Affaires rurales après 2015-2016, Keit Pentus-Rosimannus (Finances) et Maris Lauri (Justice) vont découvrir le troisième ministère de leur carrière et Kalle Laanet (Défense) son deuxième. À noter que la nouvelle équipe ne comprend plus de ministère de la population comme c’était le cas au sein du gouvernement Ratas II.

Si la nomination d’une femme est une première, il faut aussi souligner que le gouvernement Kaja Kallas est aussi l’équipe la plus féminine jamais composée en Estonie avec six femmes (plus Kaja Kallas). La presse a aussi rapidement souligné que l’Estonie était le seul pays au monde à être dirigé par deux femmes.

Parmi les priorités, la nouvelle coalition souhaite mettre l’accent sur les questions climatiques. Sujet polémique en Estonie pour les conséquences sociales que cela pourrait avoir, le nouvel exécutif vise l’abandon de la production d’électricité à l’aide des schistes bitumineux en 2035 et l’abandon de l’exploitation de ces schistes en 2040. Du côté des transports, le soutien à la Rail Baltica, voie ferrée devant relier Tallinn à Varsovie est réaffirmé, après que la présence d’EKRE au gouvernement a pu freiner le projet. Enfin, la coalition souhaite rénover l’image de l’Estonie, écornée par le passage de l’extrême-droite au gouvernement, notamment en mettant l’accent sur l’ancrage occidental du pays.

Avec le changement de gouvernement, l’un des dossiers brûlants des derniers mois, le référendum sur le mariage, a connu un épilogue brutal. Avant la démission de Jüri Ratas, l’ensemble de la classe politique était mobilisé autour de cette question avec en ligne de mire le vote du projet de loi le 13 janvier au Riigikogu. La semaine précédente, l’examen par la commission concernée des milliers d’amendements déposés par l’opposition a tenu tout le monde en haleine. Alors que le parti de la Réforme et les Sociaux-Démocrates comptaient jouer la montre, le président de la commission, Anti Poolamets (EKRE) a tout fait pour accélérer les procédures, allant à l’encontre des habitudes établies. Dans un climat tendu, les différents acteurs se sont à de multiples reprises accusés de détruire le débat démocratique en Estonie. Finalement, la démission du Premier ministre quelques heures avant le vote a totalement changé la donne. Libérés de l’accord de coalition, les députés du parti du Centre se sont abstenus de participer au vote, maintenu par Anti Poolamets malgré un échec certain, et sans surprise, le projet de référendum a été rejeté par les parlementaires. Si une telle issue était déjà probable avant même le départ de J. Ratas, la chute du gouvernement a permis d’enterrer le projet rapidement. Ayant fait de ce projet le cheval de bataille depuis leur entrée au gouvernement, les ténors du parti EKRE ont rapidement critiqué la chronologie des événements. Selon eux, le fait que la révélation du scandale Porto Franco a eu lieu la veille du scrutin n’est en rien une coïncidence, tout aurait été orchestré par l’« État profond », et a donné un prétexte pour concrétiser la fin d’une coalition déjà chancelante. Ce faisant, après avoir été l’un des sujets de premier plan pendant des mois, la question de la définition du mariage est tombée aux oubliettes en moins de 24 heures.

Si on se projette, 2021 connaîtra deux temps forts politiques avec l’élection présidentielle (août-septembre) et les élections locales (octobre). Les partis politiques annoncent progressivement leurs têtes de liste dans les grandes villes, sans qu’il y ait de grandes surprises. Le parti du Centre souhaite la réélection de Mihhail Kõlvart à Tallinn et le parti de la Réforme celle d’Urmas Klaas à Tartu. En ce qui concerne l’élection présidentielle, l’incertitude règne : Kersti Kaljulaid effectuera-t-elle un autre mandat ou non ? La situation de l’actuelle cheffe de l’État s’est un peu précisée le 26 janvier avec sa décision de retirer sa candidature au poste de secrétaire général de l’OCDE en cours. Si la date de l’annonce, le jour même de l’entrée en fonction du gouvernement de Kaja Kallas, a été vue comme un signe que la nouvelle coalition pourrait soutenir la réélection de Kersti Kaljulaid, cette dernière n’a donné aucune indication sur ses intentions. De leur côté, les partis politiques principaux ont nié tout accord autour de sa candidature en vue des tours de scrutin au Riigikogu.

Pendant ce temps, la crise du coronavirus continue de mettre les services de santé à l’épreuve. Après la dégradation de la fin de l’année 2020 qui a vu le taux d’incidence sur 14 jours atteindre 600/100000, la situation s’est stabilisée à ce niveau avec un taux autour de 580/100000 pendant les trois premières semaines de l’année, puis de 540/100000 par la suite. Dans le même temps, 181 décès ont été recensés et 400 personnes en moyenne sont hospitalisées dans le pays. Si l’Ida-Virumaa demeure la région la plus touchée, aucune région n’est désormais épargnée.

La campagne de vaccination se poursuit avec 28 000 personnes déjà vaccinées. Outre la certaine lenteur du processus et le manque de vaccin, des problèmes rencontrés ailleurs, plusieurs scandales ont éclaté après que des personnes non prioritaires ont été vaccinées. Le directeur de l’hôpital de Valga a été démis de ses fonctions après qu’il a proposé de se faire vacciner à des membres du Rotary Club dont il fait aussi partie. À l’hôpital de Kohtla-Järve, la cheffe du service de pneumonologie a permis ses fonctions après avoir permis la vaccination du consul général de Russie. Enfin, la vaccination l’aide d’une dose qui aurait sinon perdue de la secrétaire générale du ministère des Affaires sociales a été fortement critiquée. Ces exemples provoquent un débat sur la vaccination d’un certain de personnes à responsabilité. Faut-il s’en tenir au plan établi, à savoir vacciner seulement le personnel médical et les personnes âgées, ou est-il possible d’inclure les hauts responsables ? La Première ministre Kaja Kallas ne ferme pas la porte à modifier le plan de vaccination, une mesure aussi défendue par Irja Lutsar, la cheffe du comité scientifique chargée de la lutte contre le coronavirus. Certains, comme la présidente des Verts, y voient la mise en place d’une médecine à deux vitesses avec l’apparition d’une vaccination pour les élites au détriment de la population.

Depuis le début de la pandémie, les autorités estoniennes gardent un œil attentif sur la possibilité pour les Estoniens travaillant en Finlande de pouvoir se rendre sur l’autre rive du golfe de Finlande. À partir du 27 janvier, et ce pour un mois, la Finlande n’autorise, outre les résidents dument enregistrés, que l’entrée des personnes dont l’emploi est vital pour le pays. Cette décision est relativement mal vue côté estonien car elle empêche les nombreux Estoniens employés en Finlande de pouvoir se déplacer entre les deux pays et en a forcé beaucoup à choisir entre aller en Finlande avant l’entrée en vigueur de la mesure ou à privilégier leur famille en Estonie.

Dans le domaine culturel, la ville d’Abja-Paluoja (commune mulgi, région de Viljandimaa) porte en 2021 le titre de Capitale culturelle finno-ougrienne. Septième capitale depuis la création du titre en 2014 et deuxième localité d’Estonie après Obinitsa (Setomaa) en 2014, Abja-Paluoja est considérée comme étant la capitale du Mulgimaa, région ethnographique et linguistique du sud de l’Estonie, à la frontière lettone.

Janvier 2021 a marqué le lancement du prochain recensement de la population estonienne organisé par le Service estonien des statistiques (Statistikaamet). Si le recensement n’aura lieu qu’à la fin de 2021, une répétition générale, après des tests en 2016 et 2019, a été organisée en janvier auprès de 2000 personnes. Cette année, le recensement se fera sur la base des différents registres existants et à l’aide de questionnaires pour les informations inconnus de ces registres. Le dernier recensement de la population date de 2011.

Fin janvier, un reportage de l’émission d’investigation Pealtnägija (sur la chaîne publique ETV) a provoqué l’ire des entrepreneurs sponsors du sport estonien. L’émission a diffusé un reportage dans lequel les journalistes résumaient les nouveaux éléments du procès relatif au scandale de dopage qui a éclaté en Autriche en 2019 en marge des championnats du monde de ski de fond de Seefeld et dans lequel sont impliqués plusieurs skieurs estoniens et l’entraîneur Mati Alaver. Montrant l’étendue du système mis en place et le rôle des différents acteurs, le reportage mentionne notamment l’utilisation de l’argent de l’entreprise Merko Ehitus, principal sponsor du sport estonien de haut niveau, pour organiser la triche. Malgré l’absence de lien direct entre lui et le dopage, le propriétaire de l’entreprise Toomas Annus a immédiatement annoncé l’arrêt de ses activités de parrainage dans le milieu du sport et critiqué les méthodes des journalistes. Plusieurs autres entrepreneurs ont exprimé leur soutien et menacé d’en faire de même. À l’inverse, les journalistes d’autres rédactions ont pris la défense de Mihkel Kärmas et de son équipe. La polémique rappelle que le ski de fond estonien n’a pas encore guéri ses blessures après les grandes heures des années 2000, plus tard entachées de soupçons de dopage, et le scandale plus récent.

Enfin, le 26 janvier, l’Estonie a célébré le centenaire de l’établissement de relations diplomatiques, marquant la reconnaissance de jure de l’État, avec la France, le Royaume-Uni, l’Italie, le Japon et la Belgique.

Photo : Stenbocki maja